Chirac reprend du service
Par Michel DELÉAN
Le Journal du Dimanche
Après un passage à vide, le temps de laisser derrière lui les douze années passées à l’Elysée, Jacques Chirac a repris du service. Outre son poste au Conseil constitutionnel, l’ancien Président s’active pour sa fondation et multiplie les rendez-vous, sans oublier de consacrer un peu de temps à sa passion, les arts premiers. Rencontre avec un « ex » qui prépare ses mémoires.
« Vous voulez boire quelque chose? Pas un verre d’eau, tout de même! Voyons, quelle heure est-il. Midi? Allez, je prendrais bien un gin tonic! »
Les verres arrivent. Jacques Chirac est souriant. Grand, un peu voûté, légèrement amaigri depuis son départ de l’Elysée, un peu dur d’oreille aussi, l’homme a encore belle allure et du tonus à revendre. La poignée de main est ferme, la voix assurée. Il s’assied, jambes croisées, dans le bureau de la conseillère où il vient de débouler à l’improviste, et se laisse aller à une conversation off, impromptue. Costume bleu foncé, chemise bleu clair à fines rayures, cravate rouge sombre, il revient du Conseil constitutionnel, où il a siégé ce jeudi matin.
Ici, rue de Lille, dans les bureaux mis à sa disposition en tant qu’ancien président de la République, et où travaillent une demi-douzaine de fidèles, il se montre un hôte affable et attentif. Plaisante gentiment sur ses collaborateurs et sur lui-même. Complimente une jeune femme enceinte, qu’il embrasse longuement sur le front d’un geste paternel. S’amuse des faveurs soudaines que lui dispensent les sondages, à son âge, et des demandes pressantes des journalistes qui s’ensuivent. « Alors, vous allez faire mon portrait? Le pire est à craindre! » sourit l’ancien Président. Oui, oui, il va bien, merci.
Mais il préfère visiblement parler d’autre chose. Il se dit préoccupé par le climat économique et social du pays. Pour autant, il ne s’autorisera pas la moindre critique envers son successeur à l’Elysée. L’action de Sarkozy? Il n’en pense que du bien, évidemment. Même si son oeil noircit imperceptiblement. La conversation rebondit sur ses amis en politique, les Villepin, Debré et Juppé, dont il vante les qualités. Il dit aussi son estime pour François Hollande ou Martine Aubry. Toujours parler des autres, jamais de soi. L’armure est là, encore solide. Le Président a oublié son gin tonic. 12h30. Il se lève d’un bond, prend chaleureusement congé, et file vers un déjeuner.
« Le rythme est revenu »
A 76 ans, le vieux guerrier tient bon. Ses amis le confient, il s’est remis de son accident vasculaire cérébral et le stimulateur cardiaque qu’il porte désormais lui a redonné de l’énergie. Mieux: il s’est remis au travail. Le fonceur hyperactif se serait mué en une sorte de vieux sage assoiffé de culture. Recentré. Apaisé. Consensuel. Ainsi va le nouveau Chirac.
Jean-Louis Debré, à qui l’unit une relation quasiment filiale, est intarissable sur leurs conversations, lors de promenades à pied, le week-end, dans Paris. « On parle politique, diplomatie, culture, antiquité… Le drame, c’est que tout le monde l’arrête dans la rue pour le prendre en photo, et que les patrons de bistrots veulent tous lui offrir une bière et une assiette de charcuterie », soupire le président du Conseil constitutionnel, faussement accablé. « Un jour, on est restés coincés une demi-heure dans une boutique de robes de mariée où il avait accepté d’entrer, raconte encore Jean-Louis Debré. Une famille au grand complet faisait poser Chirac avec la future mariée dans sa robe blanche. C’était surréaliste! Il ne sait pas dire non aux gens. Il me répète: ‘Ça leur fait plaisir.’ Il est tellement populaire. Une autre fois, dans une petite rue animée du Quartier latin, il y avait un tel attroupement autour de nous que des policiers ont dû nous frayer un chemin. » Beau récit.
Le député Henri Cuq, autre vieux complice, confirme ce regain de forme: « Chirac est peu tourné vers lui-même, mais il a gardé ce formidable élan vers les autres. Au début, quand il s’est retrouvé avec ses cartons, rue de Lille, après quarante ans de vie publique, ce n’était pas grisant. Il avait maigri, il n’était pas en forme. Là, il est beaucoup mieux. Le rythme est revenu. »
Le GPS des Pygmées du Congo
Les lieux de la nouvelle vie de Jacques Chirac sont au nombre de quatre. Quai Voltaire, face au Louvre, le vaste appartement que lui prête la famille Hariri depuis son départ de l’Elysée, et où il demeure avec Bernadette. Rue de Lille, à deux pas de l’Assemblée, les bureaux où il vient plusieurs fois par semaine, et où passent le saluer les députés chiraquiens. Le Palais-Royal, pour les séances du Conseil constitutionnel, le jeudi, où il est assis à la droite de Jean-Louis Debré (Giscard, son vieux rival, est à la gauche de Debré). Et enfin la rue d’Anjou, près de la Madeleine, où est installée la Fondation Chirac. L’ancien Président s’y rend plusieurs fois par mois. A en croire ses proches, c’est avec cette structure qu’il donne enfin libre cours à sa passion pour les civilisations lointaines.
« Nous travaillons sur quatre grands axes, explique Valérie Terranova, l’une des créatrices de la Fondation Chirac, l’accès à l’eau, aux médicaments de qualité, la lutte contre la déforestation et la désertification, et enfin la sauvegarde des langues et des cultures menacées. Nous privilégions le travail en réseau, sur des opérations très concrètes. » Des sujets qu’adore Chirac.
« Voilà trois semaines, poursuit Valérie Terranova, on lui a expliqué le fonctionnement d’un GPS spécialement équipé d’icônes, que le Tropical Forest Trust va distribuer aux Pygmées du Congo et aux compagnies forestières pour éviter que des lieux sacrés soient touchés par les bûcherons. ça l’a passionné. Il s’est fait expliquer le fonctionnement de l’appareil en détail, pendant deux heures. »
Les juges gâchent sa retraite
Curieux de tout, Jacques Chirac s’intéresse aussi au développement durable et au commerce équitable. « Je lui ai ramené du café de Papouasie et du chocolat du Pérou, il était content comme tout », raconte Tristan Leconte, un jeune chef d’entreprise qui a rejoint la fondation. « Je ne suis pas spécialement de droite, ni fan de Chirac, mais j’ai été subjugué par son charisme. Il illumine la pièce par sa présence. Et en même temps, il est très chaleureux, très humain. Il n’a pas d’ego. Il nous félicite, nous encourage. Il est séducteur, aussi, il fait des blagues gentiment polissonnes. En fait, on a envie de le protéger, de le choyer comme son grand-père. »
De nouveau actif, Jacques Chirac multiplie les visites et les voyages. Récemment, il a passé une matinée à l’Institut de paléontologie humaine. Il court les musées. Déjeune avec chefs d’Etat et ambassadeurs. Téléphone beaucoup. Prépare sa prochaine visite au Salon de l’agriculture, dans une dizaine de jours, qui sera ciblée sur le développement durable. A prévu des voyages au Bénin, en Chine, en Inde et au Japon. L’ancien Président travaille aussi à la rédaction de ses mémoires, avec l’historien Jean-Luc Barré.
Une retraite active, donc. Mais en partie gâchée par les juges. Depuis son départ de l’Elysée, Jacques Chirac a été mis en examen dans l’affaire des chargés de mission de l’hôtel de ville de Paris, et interrogé à plusieurs reprises déjà. Il est également témoin assisté dans l’affaire des emplois fictifs du RPR, et a été entendu comme témoin dans le dossier de la gestion de la Sempap (une ancienne imprimerie de la mairie de Paris). Il devrait, en revanche, échapper à une audition dans l’affaire de la disparition du journaliste Jean-Pascal Couraud. L’ancien Président l’a confié à un ami: il ne « comprend pas » ce que les juges lui reprochent. Ultime blessure, pour Jacques Chirac: il ne peut plus parler à Dominique de Villepin, qui est placé sous contrôle judiciaire dans l’affaire Clearstream. Une mesure dont souffre l’ancien Président et dont il ne saisit pas l’utilité.