Interview de M. Jacques CHIRAC, Président de la République, accordée au journal "Le Figaro".

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Parution le mardi 31 octobre 2006



QUESTION - Un an après les émeutes dans les banlieues, beaucoup d'observateurs, de maires, estiment que la situation ne s'est pas améliorée. Est-ce que le gouvernement en a fait assez ?

Interview du Président de la République accordée au journal Le FigaroLE PRESIDENT - La situation reste certes difficile dans un certain nombre de quartiers, mais mon sentiment c'est que les choses avancent. Le gouvernement mène une action forte qui commence à porter ses fruits. Cette action de longue haleine s'appuie sur deux axes, la fermeté face aux violences -et vous me permettrez d'avoir une pensée pour Melle GALLEDOU qui a été grièvement brûlée lors d'une agression ignoble dans un bus à Marseille-, et le combat fondamental pour l'égalité des chances. Je pense au plan de rénovation urbaine et au plan de cohésion sociale, que j'ai voulu et qui est mis en oeuvre avec dynamisme par Jean-Louis Borloo.

Avec le Plan de Rénovation Urbaine, nous avons un rythme de constructions sans équivalent depuis 25 ans, qui représente tout de même 35 milliards d'euros jusqu'en 2013, et qui concerne 600 quartiers, c'est-à-dire 4 millions d'habitants. Nous sommes à peu près aujourd'hui au milieu du chemin. Quant au plan de cohésion sociale, il représente 13 milliards d'euros sur cinq ans. C'est un effort massif, il apporte déjà des résultats et il va nous permettre de changer les choses en profondeur.

Il y a aussi la création de la Haute autorité de lutte contre les discriminations et les zones franches pour lesquelles j'avais été critiqué au moment de leur lancement, il y a dix ans et qui marchent bien. Dans bien des endroits ces activités nouvelles ont complètement transformé la vie. Le ministre de l'Education, Gilles de Robien, a quant à lui lancé une bonne réforme, celle des collèges ambition réussite. Enfin, l'Agence pour l'égalité des chances, à laquelle le premier ministre Dominique de Villepin tenait énormément, fonctionne.

Grâce à ces efforts, grâce aux élus, grâce aux travailleurs sociaux, grâce aux associations, les choses bougent, elles s'améliorent. Je voudrais rendre hommage à tous ces acteurs de terrain. Et je veux lancer un appel à la responsabilité. Il faut que chacun prenne conscience de son rôle dans la société et refuse la violence.

QUESTION - Et pour ceux qui ne refusent pas la violence ?

LE PRESIDENT - Il faut évidemment réagir et mettre en oeuvre les moyens de sanction nécessaire. C'est le sens des décisions prises par le Premier ministre hier. L'action menée dans des conditions difficiles par le ministre de l'Intérieur est bonne. C'est une action à la fois de prévention et de sanction. C'est particulièrement nécessaire lorsque sont mis en cause les représentants de la force publique. Il n'est pas acceptable que des forces de l'ordre ou des agents de l'Etat puissent être agressés. Tout doit être fait pour renforcer cet aspect de la sécurité.

QUESTION - Est-ce qu'il faut adapter la réponse judiciaire ?

LE PRESIDENT - Oui. Parmi les réformes engagées, il y a la loi sur la prévention de la délinquance, initiée par Nicolas Sarkozy. Elle sera conduite naturellement à son terme et répond à cette exigence. Elle sera votée à la fin de l'année.

QUESTION - Nicolas Sarkozy a parlé de peines planchers, de juger les agresseurs de policiers devant les assises et de revoir l'ordonnance de 1945 sur les mineurs. Qu'en pensez-vous ?

LE PRESIDENT - Il faut tenir compte de la situation, des évolutions des comportements et en tirer les conclusions. On ne peut pas laisser, sous prétexte qu'ils sont mineurs, des jeunes s'adonner à la violence. Il est de notre responsabilité de faire respecter les règles. C'est la condition de l'équilibre de la société.

QUESTION - Le ministre de l'Intérieur a regretté le manque de sévérité des juges...

LE PRESIDENT - On a beaucoup trop épilogué sur un soi-disant problème entre la police et la justice. C'est vieux comme le monde. Je respecte, par définition, l'une et l'autre et je n'ai pas du tout l'intention d'entrer dans une polémique.

QUESTION - La réforme de la justice affichait des objectifs très ambitieux. On a eu le sentiment qu'elle se réduisait au fil des jours. Qu'en reste-t-il ?

LE PRESIDENT - A la suite de l'affaire d'Outreau, je me suis trouvé confronté à deux possibilités. La première c'était la grande réforme de la justice. J'ai considéré qu'à six mois d'une échéance majeure pour le pays, on n'engageait pas une réforme de très grande ampleur qui devait faire l'objet d'un grand débat national. J'ai voulu en revanche que soient prises dès maintenant les mesures d'urgence pour répondre aux dysfonctionnements constatés dans cette affaire : enregistrement des gardes à vue et des auditions devant les juges d'instruction pour les cas les plus graves en se donnant les moyens nécessaires ; création des pôles d'instruction ; saisine du Médiateur par les justiciables ; et amélioration de la responsabilité des juges. Ce point fera l'objet d'une disposition que le gouvernement présentera sous forme d'amendement.

QUESTION - Une polémique a opposé Thierry Breton au Medef sur les 35 heures. N'avez-vous pas le sentiment, avec le recul, qu'elles auraient dû être abrogées pour libérer l'économie française ?

LE PRESIDENT - Les 35 heures, de mon point de vue, ont eu des conséquences négatives. Sur le plan économique en handicapant la productivité française, sur le plan social en limitant la hausse du pouvoir d'achat et sur le plan des principes, car je ne pense pas que l'objectif qui doive être affiché dans une économie moderne soit de travailler le moins possible. La réforme a été mal réfléchie, mal appréciée et imposée sans concertation. J'ai voulu qu'elle soit assouplie en faisant toute sa place au dialogue social.

Nous avons fait voter deux lois en ce sens.

QUESTION - Donc pas besoin d'une nouvelle loi ?

LE PRESIDENT - Non, l'enjeu d'aujourd'hui c'est d'appliquer ces lois. Les entreprises ne le font pas suffisamment.

QUESTION - Vous avez fait de la lutte contre le chômage une exigence de l'action du gouvernement. Où en est-on ?

LE PRESIDENT - La lutte contre le chômage c'est la priorité absolue. Depuis un an et demi le chômage baisse. Pour le mois de septembre, il y a eu 30 000 chômeurs en moins. Ce qui nous permet de passer en-dessous de la barre des 9%, à 8,8%. Nous sommes dans la bonne direction. L'amélioration touche toutes les catégories, les jeunes, mais aussi le chômage de longue durée qui baisse fortement. C'est 350 000 chômeurs de moins en un an et demi. Je ne vous cache pas que pour moi ce combat contre le chômage est une préoccupation qui dépasse de cent coudées les considérations d'ordre politique. D'autant plus que ces bons résultats, permettent à la France de pouvoir maintenant se fixer de nouvelles ambitions. Et je pense notamment à la nécessaire augmentation du pouvoir d'achat des Français.

QUESTION - Quel seuil espérez-vous atteindre en 2007 ?

LE PRESIDENT - Nous mettons tout en œuvre pour que la France passe sous la barre des 8 % en 2007. C'est volontariste et c'est possible.

QUESTION - Quelles sont les réformes qui vous paraissent devoir être conduites avant le terme de votre mandat ?

LE PRESIDENT - Il y a des réformes qui sont engagées et dont j'entends qu'elles aillent jusqu'à leur terme. Pour l'intérêt du pays, ce que je veux, c'est l'action avant tout. Le gouvernement doit poursuivre son action, notamment dans les domaines importants : prévention de la délinquance, parité en politique, réforme des tutelles, protection de l'enfance, loi sur l'audiovisuel pour permettre le passage au numérique dans de bonnes conditions. Je souhaite que ces réformes soient adoptées avant la fin de l'année. Rien ne me détournera de ces objectifs. On peut prendre des décisions importantes dans la période actuelle, comme on l'a vu avec Gaz de France, la réforme du dialogue social et l'interdiction du tabac dans les lieux publics.

QUESTION - Un certain nombre de personnes s'inquiètent de cette interdiction. Nicolas Sarkozy dit qu'il faut l'assouplir dans les petits bureaux de tabacs de campagne. Qu'en pensez-vous ?

LE PRESIDENT - J'ai ouvert un chantier prioritaire, la lutte contre le cancer, il donne des résultats importants. Dans ce cadre, il fallait agir contre le tabac. Ça peut choquer certains, mais si on regarde les choses avec un minimum de distance, on s'aperçoit que l'interdiction dans les lieux publics est une nécessité. Le gouvernement envisage de l'appliquer par étapes. C'est très bien. Ce qui est essentiel, c'est de conduire à terme cette réforme.

QUESTION - Parmi ces réformes, il y a la baisse de la dépense publique et la maîtrise de la dette. Est-ce que c'est réalisable en période électorale ?

LE PRESIDENT - L'amélioration de l'emploi, c'est mon obsession. Mais cela ne peut se faire sans l'amélioration de l'économie et des finances publiques. L'action du gouvernement nous conduit à avoir la plus forte croissance de la zone euro. Nous sommes aujourd'hui, et la Commission européenne l'a reconnu, parmi les grands pays de la zone euro, les mieux gérés en Europe. Nous sommes le seul à respecter de façon incontestable et incontesté les exigences de Maastricht. Je voudrais de ce point de vue rendre un hommage particulier au ministre de l'économie qui a su gérer comme il fallait les finances publiques de notre pays. Je note que pour la première fois depuis très longtemps, nous assistons à une baisse des dépenses en volume et à une baisse de la dette, objectif qui n'avait jamais été atteint.

Baisse du chômage, réduction de la dette, réformes, croissance, tout cela ne s'est pas fait par l'opération du Saint-Esprit. On est toujours avare de compliments. Mais il faut le dire. Tout ça est le résultat de l'action résolue du Premier ministre, Dominique de Villepin, qui donne en permanence une impulsion et assure le suivi de l'ensemble des réformes.

QUESTION - Vous avez dit que vous annonceriez votre décision de vous représenter ou de ne pas vous représenter au cours du premier trimestre 2007. Mais, en votre for intérieur, avez-vous fait votre choix ?

LE PRESIDENT - Il est de ma responsabilité de Président de la République de donner la priorité à l'action. La France ne peut pas se permettre de perdre six mois tous les cinq ans. Je me prononcerai le moment venu, c'est-à-dire au 1er trimestre 2007.

QUESTION - Pour la présidentielle de 1995, pourtant, vous vous étiez déclaré six mois avant l'échéance. Ce qui valait hier ne vaudrait plus aujourd'hui ?

LE PRESIDENT - Les circonstances ne sont pas les mêmes. En 1994, je n'étais pas Président. Aujourd'hui, je vous le redis, ma fonction m'impose de mener l'action au service des Français jusqu'à son terme.

QUESTION - En fonction de quels critères – intérieurs, extérieurs – prendrez-vous votre décision ?

LE PRESIDENT - Un critère tout simple : l'idée que je me fais de l'intérêt de la France.

QUESTION - S'il arrivait qu'un ministre soit candidat, pourrait-il rester en fonction ou bien devrait-il quitter le gouvernement pour mener campagne ?

LE PRESIDENT - Le principe est simple. Ce qui compte pour moi, c'est qu'un ministre assume pleinement et totalement ses fonctions ministérielles.

QUESTION - Dans la majorité, certains disent redouter le retour de la machine à perdre···

LE PRESIDENT - Depuis qu'il y a des élections, on l'a toujours dit.

QUESTION - Convenez tout de même que ces dernières semaines l'ambiance, au sein de la majorité, a été plutôt agitée···

LE PRESIDENT - Peut-on vraiment dire cela ? Je vous le dis en homme d'expérience : il y a eu des périodes plus difficiles. Cela étant, je souhaite que la majorité garde à l'esprit le vieux principe selon lequel l'union fait la force, et qu'elle agisse en conséquence.

QUESTION - Avez-vous vous regardé les débats du parti socialiste ? Quel jugement portez-vous sur la méthode retenue ?

LE PRESIDENT - C'est le choix du Parti Socialiste et je n'ai aucun commentaire à faire.

QUESTION - Ségolène Royal a récemment défrayé la chronique en proposant un « jury populaire » pour « surveiller » les politiques. Qu'en pensez-vous ?

LE PRESIDENT - Je ne vais pas commenter chacune des propositions des candidats à la candidature au sein du Parti Socialiste.

QUESTION - Mais vous avez tout de même écarté la proposition faite par Dominique de Villepin d'introduire des caméras en Conseil des ministres···

LE PRESIDENT - J'ai été étonné que cette mise au point ait été interprétée par les uns ou par les autres comme une critique ou un désaveu. Le premier ministre a fait une suggestion inspirée par l'idée, juste, qu'il faut encourager la participation des Français à la vie politique. J'ai dit que cette suggestion ne me paraissait pas conforme à l'idée que je me fais du principe d'indépendance et du secret nécessaire à certains débats qui peuvent engager la sécurité intérieure ou extérieure de la France. Voilà tout.

QUESTION - Pensez-vous que l'UMP doive s'inspirer du principe des primaires pour sélectionner son candidat ?

LE PRESIDENT - C'est la responsabilité de l'UMP. Je suis président de la République et je n'ai pas à m'immiscer dans la vie des Partis.

QUESTION - Mais estimez-vous possible, et souhaitable, que plusieurs candidats issus de l'UMP soient en concurrence à la présidentielle ?

LE PRESIDENT - L'élection présidentielle c'est une rencontre entre un homme et un peuple ; tel est l'esprit du gaullisme, telle est la logique de l'élection du président au suffrage universel. Tout est donc est possible. Quant à ce qui est souhaitable, je dirais qu'il faut privilégier l'esprit d'unité et de rassemblement.

QUESTION - Vous avez affirmé votre volonté de voir aboutir avant la fin de votre quinquennat la réforme du statut pénal du chef de l'Etat. Pensez-vous compte tenu du calendrier, que cet objectif pourra être atteint ?

LE PRESIDENT - Je le souhaite. Je vous rappelle que j'avais demandé un rapport à une commission présidée par le professeur Pierre Avril. Ces conclusions ont été très largement approuvées. Le gouvernement les a traduites dans un projet de loi qui a été adopté, sous ma présidence, en Conseil des Ministres. Il est maintenant soumis à la Commission des Lois de l'Assemblée Nationale. J'espère que les parlementaires l'approuveront et que le projet pourra être voté avant la fin de la législature.

QUESTION - Dans l'affaire Clearstream, le Premier ministre et la ministre de la Défense vont être entendus par les juges. Est-ce que cela peut ne pas avoir de conséquences politiques ?

LE PRESIDENT - La justice est saisie et je lui fais naturellement toute confiance. Depuis mon entrée en fonction, j'ai agi d'une part pour la moralisation des marchés internationaux (et ils en avaient besoin) et d'autre part pour la lutte contre les réseaux mafieux et terroristes. J'en ai fait une exigence de l'action de la France. Je vous rappelle que j'ai personnellement voulu que la France ratifie la convention de l'OCDE sur la moralisation des exportations et du commerce international. J'ai ensuite fait adopter en 2003 une résolution par le G8 à Evian, sur la lutte contre les réseaux mafieux et contre le financement du terrorisme. Dans ce contexte, chaque ministre compétent se devait et se doit d'être particulièrement vigilant et de prendre toutes les mesures dans ce sens. C'était évidemment le cas du ministre des Affaires Etrangères, Dominique de Villepin, c'était sa fonction et son rôle. Pour le reste, la justice étant saisie, je n'ai pas d'autre commentaire à faire.

QUESTION - Mais est-ce que c'est sans conséquence politique ?

LE PRESIDENT - Le Ministre de la Défense et le Premier Ministre ont demandé à apporter leur témoignage. Il n'y a rien en cela qui soit de nature à entraver le travail gouvernemental

QUESTION - Bombardier, entreprise canadienne, a été choisie par la SNCF pour construire les nouvelles rames de trains de banlieue pour la région parisienne. Un certain nombre de voix se sont élevées pour regretter qu'une entreprise française, Alstom, ait été écartée de ce marché. Comment avez-vous réagi ?

LE PRESIDENT - Nous sommes dans une économie de compétition, une économie ouverte. La SNCF a fait un appel d'offre. La SNCF a donc choisi son fournisseur, et c'est sa responsabilité. Mais vous le savez, je reviens de Chine, pays qui va construire dans les années à venir autant de lignes TGV qu'il en existe aujourd'hui sur tout le réseau européen et ce qui compte c'est que grâce à la qualité de ces produits, Alstom a tous les moyens de prendre toute sa part sur ce marché qui a des perspectives énormes.

QUESTION - Areva est candidat en Chine pour construire des centrales nucléaires de troisième génération, des EPR. C'est un dossier que vous avez abordé pendant votre voyage à Pékin. La France a-t-elle des chances d'emporter ce marché ?

LE PRESIDENT - C'est pour la France une décision capitale. Nous avons 20 ans d'expérience avec la Chine dans l'électro-nucléaire. Je souhaite que cette coopération puisse se poursuivre pour ce qui concerne la 3ème génération, c'est-à-dire pour l'EPR. C'est sans aucun doute l'intérêt technique et politique de nos deux pays. C'est ce que j'ai rappelé aux autorités chinoises. Je suis confiant.