Intervention de M. Jacques CHIRAC, Président de la République, à l'occasion de la XVIe session du Haut conseil de la francophonie.

Imprimer

Palais de l'Elysée, le mardi 6 juin 2000

Mes chers amis,

Bienvenue en ce Palais de l'Elysée, pour notre rendez-vous annuel.

Je voudrais d'abord saluer la mémoire de notre ami Roger GAILLARD. Avec lui, une voix amicale et chaleureuse s'est tue. Haïtien illustre, il portait sur la francophonie le regard lucide de l'historien, mais aussi le regard confiant de l'humaniste. Sa réflexion plongeait dans le passé, pour éclairer notre temps. Nous n'oublierons ni son oeuvre, ni son attention fidèle. Il aurait apprécié que nous rejoigne un nouvel historien, Hélène CARRERE D'ENCAUSSE, qui vient de m'informer qu'elle ne pouvait malheureusement être parmi nous aujourd'hui. En lui ouvrant ses portes, notre Conseil n'entend pas seulement maintenir son lien avec l'Académie française, qui l'a récemment élue au siège de Secrétaire perpétuel. Il rend hommage à sa culture, à son oeuvre, souvent visionnaire, à son action de longue date au service de la francophonie.

Monsieur BENAISSA, vous venez renforcer notre composante arabe et méditerranéenne. Voici longtemps que nous n'avions pas entendu ici une voix d'Algérie. La vôtre, c'est celle de la littérature et de l'engagement. Au service de la liberté, de la paix civile, de la tolérance et de la concorde. Pour l'homme, quelles qu'en soient la langue et la religion. Bienvenue, cher Slimane BENAISSA, à vous que nous accueillons à la veille d'une rencontre particulièrement attendue entre l'Algérie et la France, la visite d'Etat du Président BOUTEFLIKA dans notre pays.

Je souhaite également saluer une réalisation bienvenue. Hier, nos Secrétaires généraux et amis, Boutros BOUTROS-GHALI et Stélio FARANDJIS, ont officialisé la relation entre le Haut conseil et l'Organisation internationale. Nous l'avions souhaité l'an dernier. Je me réjouis que ce soit chose faite.

Mes cher Amis,

L'an dernier à Moncton, nous avons fait progresser la francophonie. Vers plus d'efficacité, en poursuivant l'indispensable réforme de nos opérateurs, et notammemt de l'Agence universitaire de la francophonie. Vers la jeunesse, en ouvrant le dialogue avec elle. Au service de notre exigence humaniste, en intensifiant nos actions en faveur des Droits de l'Homme et de la démocratie dans l'espace francophone. Sur la scène internationale, en réaffirmant la vocation de notre organisation à prendre toute sa part au processus nécessaire de maîtrise de la mondialisation.

De tout cela, Monsieur le Secrétaire général, nous vous sommes particulièrement redevables. Il nous reste à réaliser dans toute son ampleur votre ambitieux programme. Dans dix-huit mois, Beyrouth accueillera notre Sommet. Nous y évoquerons le " Dialogue des cultures et des civilisations en francophonie ". Question chère au Liban, résolument engagé dans l'oeuvre de réconciliation nationale et de reconstruction, dans le long et complexe établissement d'une paix durable au Proche-Orient. Question qui nous préoccupe tous, nous autres francophones, confrontés pour certains à des conflits internationaux, à d'atroces guerres civiles, confrontés au choc de la mondialisation, aux promesses aussi de la révolution de l'information. Question cruciale, aux vastes prolongements, qui nécessite que nous l'abordions dès maintenant dans tous ses aspects. C'est pourquoi j'ai souhaité que vous puissiez consacrer vos prochaines sessions à l'explorer. Déjà, les actes de votre session de février m'ont été communiqués. J'ai lu avec beaucoup d'intérêt la synthèse que m'a transmise notre ami Henri LOPES et les contributions de plusieurs d'entre vous. Et avant d'écouter vos premières conclusions, je voudrais vous faire partager quelques remarques.

L'enjeu immédiat du dialogue des cultures et des civilisations concerne bien entendu la paix. Paix intérieure, pour tous les Etats qui abritent des communautés distinctes par la langue, la religion, l'origine ethnique, la culture. L'expérience nous enseigne que le développement économique ne suffit pas à assurer leur coexistence. Il faut aussi des institutions qui organisent le dialogue, le respect d'autrui, la transmission des valeurs. C'est ainsi que pourront être respectées les minorités, trop souvent encore méprisées ou persécutées. C'est ainsi que pourront enfin trouver droit de cité les peuples premiers, victimes du mouvement de l'histoire, alors qu'ils portent les plus anciennes expériences de l'humanité. C'est ainsi que pourront s'épanouir des sociétés pluriculturelles. La paix internationale aussi. Je ne partage pas la crainte d'un " choc des civilisations ", d'un affrontement nécessaire entre grandes aires culturelles, après celui des nationalités. Je crois même que le brassage des hommes et des idées, facilité par les technologies de l'information, donne mieux à chacun la notion de sa juste place et de celle de l'autre. Mais je constate que bien des conflits se nourrissent de l'intolérance, des préjugés entre peuples voisins aux histoires et traditions rivales. Et je suis sensible au potentiel déstabilisateur d'un système international où se heurteraient sans frein les ambitions universalistes des uns et des autres. L'harmonie du monde multipolaire qui s'ébauche dépend aussi de l'efficacité des institutions de dialogue qui seront mises en place. Alors que s'intensifient comme jamais encore les échanges entre les hommes, que s'estompent les frontières, nos sociétés ont besoin d'apprendre à respecter, à aimer l'altérité.


Le second enjeu du dialogue des cultures touche à l'organisation même de la société mondiale. Trop souvent, la mondialisation est décrite comme un phénomène exclusivement marchand : l'élargissement à toute la planète du rêve des économistes libéraux du XIXe siècle. Mais les fléaux et les inégalités croissantes qui accompagnent la révolution technologique et économique nous rappellent à la réalité. La mondialisation impose d'imaginer, de faire adopter puis de faire respecter un Etat de droit international. Pour maîtriser les tempêtes financières et imposer une solidarité entre le nord et le sud. Pour lutter efficacement contre les fléaux modernes, crime organisé, terrorisme, trafic de drogue, crime de haute technologie. Pour préserver notre environnement, concilier le respect de la nature avec l'impératif du développement humain. Au moment où la pression sur les ressources devient intolérable pour notre Terre, il est urgent de maîtriser nos modèles économiques, qui sont devenus trop prédateurs. Les sagesses de l'Afrique, de l'Asie du sud ou des peuples premiers, nous devrions nous en inspirer davantage, pour réapprendre à l'homme occidental sa place relative dans la nature. La mondialisation porte en elle le risque de l'uniformisation, du nivellement des sociétés et des modes de vie. Pour éviter que cette force unificatrice nous appauvrisse et provoque des réactions de repli, parfois violentes, il est urgent d'affirmer le principe de diversité au nombre de nos valeurs universelles. La pluralité des institutions humaines doit être respectée et nous devons apprendre à mieux vivre la tension fondatrice entre l'universel et le particulier. Nous pourrons ainsi tirer parti des ressources multiples des cultures humaines, pour surmonter les obstacles souvent inédits auxquels nous sommes aujourd'hui confrontés. Dans la confrontation des modes de raisonnement, des systèmes d'organisation, des aspirations, nous trouverons des solutions originales. Chacun sent que le moment est venu de mieux établir dans leurs droits, au niveau mondial, l'éthique, le politique, le social, le culturel. Car eux seuls nous donnent les instruments de la maîtrise de notre développement. Eux seuls fondent nos lois sur des valeurs plus hautes que nos intérêts immédiats. Eux seuls peuvent justifier notre soumission à des disciplines collectives, au service de ce concept nouveau, fruit de la nécessité, l'intérêt général de l'humanité. Et nous n'y parviendrons que si nous savons rendre à chaque civilisation son dû, utiliser de chaque société ce qu'elle a produit de plus fécond. Tel est, en définitive, l'enjeu du dialogue des cultures.

A notre échelle francophone, nous pouvons apporter beaucoup à cette oeuvre universelle. Notre mouvement s'étend sur tous les continents. Il décline la plupart des formes de l'expérience humaine. Il comporte plusieurs pays qui réunissent des communautés longtemps rivales. Unis par la langue et le primat de l'homme, nous sommes aussi divers que possible et marqués par une vieille histoire, qui a payé un lourd tribut à la guerre, à l'affrontement entre modèles de civilisation. Cet héritage partagé est notre atout, pour faire de la francophonie une institution pionnière. Nous pouvons construire des passerelles, des systèmes de médiation, des lieux de dialogues entre les peuples qui nous composent. Chacun de nous doit apporter à la francophonie la fierté de sa culture et la conviction qu'elle constitue un passeport pour la modernité. Et la francophonie doit être pour nous tous le moyen d'une affirmation plus efficace de nos pays, de nos concitoyens, sur la scène internationale où se joue désormais la partie. La tâche ne sera pas aisée, ni accomplie en un jour. A Beyrouth, nous devrons nous préparer au débat que les Nations Unies engagent en 2001 sur ce sujet et progresser par des réalisations concrètes, témoin de notre solidarité. Réalisations politiques : quels mécanismes imaginer, pour organiser, pérenniser, généraliser le dialogue des cultures entre nous ? Comment utiliser la Toile, par exemple, pour mieux y associer nos concitoyens ? Réalisations économiques : comment peser ensemble sur l'UNESCO, sur l'OMC, pour nous assurer que le bien culturel restera un bien d'exception ? Réalisations culturelles : comment protéger nos patrimoines menacés, par l'avidité, l'ignorance ou la pauvreté ? Comment mieux les faire connaître, susciter la curiosité de nos jeunes, du reste du monde ? Réalisations linguistiques : il n'y aura pas de dialogue des cultures si nous ne systématisons pas l'apprentissage du multilinguisme. Car éveiller chez nos concitoyens la curiosité des autres langues, c'est non seulement leur donner des atouts dans le monde moderne, mais aussi les ouvrir à la conscience de la diversité. Réalisations dans le domaine de l'éducation, pour apprendre à nos jeunes la richesse des cultures du monde. Pour universaliser enfin l'alphabétisation dans le monde francophone, condition nécessaire au développement. Pour tout cela, comment progresser dans la maîtrise des instruments de la modernité, systématiser et généraliser l'usage des nouvelles technologies, qui seront l'un de nos meilleurs atouts pour communiquer, échanger, nous faire entendre ?


Mes chers amis,

Le mois prochain, lors du Sommet d'Okinawa, les chefs d'Etat et de Gouvernement du G8 discuteront entre autres de la diversité culturelle. C'est un signe des temps. Naguère, le G8 s'occupait exclusivement d'économie. Qu'il aborde aujourd'hui ce sujet témoigne de son importance pour l'équilibre du monde, de l'actualité de vos débats. Mon voeu est que la francophonie s'affirme sur la scène mondiale. Qu'elle soit écoutée. Qu'elle contribue au pluralisme des langues et des cultures, à une vision équilibrée et solidaire de la mondialisation, au service de l'homme. Qu'elle noue des alliances avec les grands rassemblements culturels du monde, pour faire entendre d'autres voix. Qu'elle donne à nos concitoyens toutes leurs chances dans le monde ouvert où nous vivons désormais. Notre influence résultera en grande partie de notre aptitude à maîtriser, dans nos propres sociétés, le progrès scientifique et technique. Vous, qui appartenez à l'élite de la communauté francophone, vous pouvez y aider. Notre influence dépendra aussi de notre détermination à nous faire entendre sur la scène internationale. Vous, qui représentez le savoir et la créativité, vous contribuez à notre rayonnement mondial. Parfois, nous sommes interrogés sur nos attentes à l'égard du Haut conseil. Je souhaite qu'il soit l'aiguillon de la francophonie, lui impose de progresser sans cesse. Je souhaite que vous soyez ses militants et sensibilisiez vos auditoires à nos combats. N'hésitez jamais à me faire part et faire part à notre organisation internationale de vos idées, de vos projets, de vos aspirations. Et si, parfois, vous avez l'impression de prêcher dans le désert, je souhaite que notre conseil vous soit une oasis d'amitié et de réconfort, où puiser l'énergie de repartir à la conquête des esprits.

Je laisse maintenant la parole au Président ZINSOU.