INTERVIEW ACCORDÉE PAR MONSIEUR JACQUES CHIRAC PRÉSIDENT DE LA RÉPUBLIQUE

À L'UNION DE LA RADIODIFFUSION ET TÉLÉVISION ÉGYPTIENNE (URTE)

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PALAIS DE L'ÉLYSÉE

DIMANCHE 11 NOVEMBRE 2001

QUESTION - Monsieur le Président, il y a eu trois rencontres entre vous et le Président MOUBARAK en six mois, la dernière il y a à peine six semaines à Paris. Qu'y a-t-il de nouveau pour que vous vous rendiez en Égypte ?

LE PRÉSIDENT - D'abord, nous avons une concertation, une coopération dans tous les domaines, politique, économique, culturel, constantes entre l'Égypte et la France et cela justifie, je dirai, un dialogue privilégié entre le Président MOUBARAK et moi-même. Deuxièmement, dans le contexte international actuel, tant au Proche-Orient que sur les problèmes de la lutte contre le terrorisme international, il est important que deux pays comme l'Égypte et la France se concertent en permanence. Alors, nous nous téléphonons, naturellement, mais c'est plus efficace de se rencontrer. C'est pour cela que je vais avec plaisir voir le Président au Caire.

QUESTION - Il existe maintenant ce qu'on peut appeler un consensus européen, américain et russe pour lutter contre le terrorisme et aussi pour régler les crises régionales, en particulier celle du Moyen-Orient. Ne pensez-vous pas, Monsieur le Président, que le temps presse ? Il est urgent que la France et l'Europe essaient d'avoir une initiative pour régler le conflit du Moyen-Orient, d'avoir l'appui de la communauté internationale et aussi des principaux acteurs dans la région. Avez-vous des idées, des propositions dans ce domaine ?

LE PRÉSIDENT - Je voudrais d'abord dire que le Président MOUBARAK et moi, nous partageons la même vision de la situation actuelle du monde, dans le domaine du terrorisme et du Proche-Orient. Cette vision se caractérise par le fait que nous estimons d'abord qu'il ne doit être fait aucun amalgame entre le terrorisme et l'islam. Naturellement. Mais il faut le répéter.

Deuxièmement, nous estimons que cette crise doit trouver sa solution de façon privilégiée dans le cadre de l'ONU. D'où le soutien que nous apportons, l'Égypte et la France, à l'action conduite par le Secrétaire général de l'ONU et son envoyé spécial, M. Lakhdar BRAHIMI.

Troisièmement, nous pensons que l'action militaire qui a été engagée par les États-Unis est reconnue comme légitime par l'ONU et l'ensemble de la communauté internationale dans la résolution 1373 de l'ONU. Cette action militaire doit être circonscrite à l'Afghanistan. Ce qui veut dire qu'elle ne doit pas se dérouler ailleurs.

Et, enfin, dernier point, mais qui est également important et capital, c'est que nous estimons que, dans ce contexte, même s'il n'y a pas de rapport entre la crise au Moyen-Orient et la lutte contre le terrorisme, il est devenu essentiel de retrouver les voies de la paix au Proche-Orient, c'est-à-dire de ramener les partenaires palestinien et israélien, comme tente de le faire d'ailleurs Shimon PERES, à la table de négociations, dans le processus de paix, conformément aux résolutions des Nations Unies et aux accords de Madrid. Voilà ce que nous pensons. Pour cela, il faut, je dirai, une amicale pression sur les uns et sur les autres. Cette amicale pression doit être exercée par les États-Unis, qui sont indispensables dans ce retour à la paix, par l'Union européenne, qui en est tout à fait convaincue, par les deux grandes nations arabes que sont l'Égypte et la Jordanie, mais aussi par la Russie, qui est co-parrain du processus de paix et enfin, naturellement, par le Secrétaire général de l'ONU.

Cette action concertée a déjà existé, c'était le processus de Charm el-Cheikh, et elle avait été positive. Je souhaite donc qu'à nouveau, on puisse réengager ce processus pour que Palestiniens et Israéliens comprennent qu'il n'y a aucune issue dans la force pour trouver la paix et qu'en revanche c'est un élément qui risque de mettre en cause la cohésion de la coalition contre le terrorisme international et donc d'être dangereux pour la paix dans le monde.

QUESTION - Vous venez de parler, Monsieur le Président, de l'action militaire en Afghanistan. Au début de cette action, la France a eu une attitude réservée. Maintenant, on a l'impression que la France a la volonté d'augmenter ou d'intensifier sa participation à côté des États-Unis, alors que l'opinion publique mondiale s'élève contre les bombardements qui touchent parfois la population civile en Afghanistan...

LE PRÉSIDENT - La France n'a pas été réservée. Je vous rappelle que l'action militaire des États-Unis, la riposte militaire en Afghanistan des États-Unis, a été approuvée à l'unanimité par l'ensemble de la communauté internationale dans la résolution 1373 des Nations Unies, qui a reconnu que les États-Unis étaient en état de légitime défense et qu'ils avaient le droit de réagir militairement. Donc, il ne faut pas dire que la France était réservée. D'ailleurs, aucune nation n'a émis de réserve à cet égard.

La France est donc solidaire. Elle participe à sa place aux côtés des Américains mais, je le répète, elle est solidaire. Elle n'a pas changé de ce point de vue. Bien entendu, nous avons toujours insisté sur la nécessité d'avoir des bombardements ciblés, c'est-à-dire s'attaquant aux représentants d'un régime archaïque et condamnable à tous égards, qui a conduit son peuple à la misère, à l'humiliation, au déni des droits de l'Homme et à l'humiliation des femmes. Donc c'est une action contre ce régime et non pas contre le peuple afghan ou contre, naturellement, l'Afghanistan. Et cette action militaire doit être limitée à l'Afghanistan et se concentrer, en évitant toute action sur les civils, sur les forces des Taleban. C'est ce qui se passe actuellement. C'est ainsi que Mazar-i-Sharif est tombée avant-hier. J'espère que l'action militaire pourra être aussi rapide que possible. Il est évident que si l'on pouvait se saisir très rapidement de Ben Laden et de ses principaux collaborateurs, ce serait évidemment la solution qui permettrait de s'engager sur la voie de la paix.

J'ajoute que nous avons toujours dit que l'action militaire n'était qu'un élément parmi d'autres et que les autres étaient essentiels, à savoir la solution politique, la mise en place sous l'impulsion de l'ONU et de M. BRAHIMI d'un gouvernement provisoire équilibré, juste, où chacun est représenté normalement, en Afghanistan et, deuxièmement, le renforcement de l'aide humanitaire qui est absolument urgente et indispensable.

QUESTION - Quelle est votre conception en ce qui concerne l'aide humanitaire et la reconstruction de l'Afghanistan, après la guerre ?

LE PRÉSIDENT - Il faut d'abord qu'il y ait un gouvernement en Afghanistan. Et je souhaite qu'à la fois l'ensemble des responsables des différentes tribus, ethnies afghanes, avec l'aide des responsables des pays limitrophes et sous l'impulsion de l'envoyé spécial du Secrétaire général de l'ONU, puissent se mettre d'accord pour qu'il y ait un gouvernement de transition, à partir duquel pourrait être envisagée, grâce à la solidarité internationale, une reconstruction du pays et surtout la mise de ce pays sur la route du progrès économique et social. Enfin, en attendant, et parce qu'il y a là une très grande urgence, notamment pour des raisons qui tiennent à l'hiver, il est indispensable que l'on accélère considérablement l'action en faveur de l'aide humanitaire car aussi bien pour les réfugiés que pour l'ensemble de la population, il y a aujourd'hui des craintes considérables d'un désastre humanitaire. Il faut apporter d'urgence, nous en avons les moyens financiers, l'aide nécessaire pour que ces gens puissent survivre normalement sur le plan alimentaire et sur le plan des soins médicaux.

QUESTION - Monsieur le Président, la France accueille la plus importante communauté musulmane en Europe, elle est considérée comme le lien entre le nord et le sud de la Méditerranée. Que peut faire la France, quel rôle peut jouer la France pour que la confrontation qui se dessine actuellement entre l'occident et le monde arabo-musulman puisse être arrêtée ?

LE PRÉSIDENT - D'abord, je crois qu'il n'y a pas de confrontation entre le monde arabo-musulman et, je dirai, le monde chrétien. Je ne crois pas à la guerre des civilisations ou des cultures. Le terrorisme, c'est la barbarie. Ce n'est pas l'islam ou le christianisme. Je me permets d'ailleurs de souligner la sagesse des déclarations qui ont été faites depuis un certain temps par le grand mufti de l'université d'El Azhar. Il ne faut pas mélanger les choses. Il n'y a pas d'opposition, il ne peut pas y avoir d'opposition entre l'Islam, qui est une religion sage et humaniste, et le christianisme, qui est une autre religion sage et humaniste. Et ils doivent le rester. En revanche, il est indispensable de ne pas laisser se développer l'idée qu'il pourrait y avoir une opposition. Et cela nous conduit à souhaiter que s'accentue beaucoup le dialogue des cultures. Je me suis exprimé à l'UNESCO récemment sur ce point. Il faut mettre en place systématiquement tous les moyens nécessaires pour qu'il y ait un dialogue des cultures. Les plus jeunes, les étudiants, les élèves, les intellectuels, les religieux, il faut que tout le monde se parle et que tout le monde se respecte. C'est dans le respect et le dialogue que l'on trouvera la solution à ces problèmes.

QUESTION - Monsieur le Président, les événements du 11 septembre ont eu des répercussions très négatives sur l'économie mondiale et donc sur l'Égypte. Comment voyez-vous l'avenir de la coopération bilatérale entre la France et l'Égypte pour surmonter cette crise ?

LE PRÉSIDENT - C'est vrai que ces événements ont eu des conséquences négatives dans beaucoup de domaines, notamment sur le plan économique. C'est vrai du tourisme, c'est vrai des transports aériens, c'est vrai dans beaucoup d'autres domaines. Et il faut très rapidement maîtriser ces conséquences et les éliminer. Je crois que cela sera plus rapide qu'on ne le pense. Dans ce contexte, naturellement, les échanges extérieurs sont très importants. Les relations économiques entre l'Égypte et la France, vous le savez, sont très bonnes. Elles sont importantes et excellentes. Nous n'avons aucun contentieux, aucune difficulté. Et j'aurai l'occasion de dire au Président MOUBARAK que, dans la période un peu de difficultés qu'il connaît, la France se met à sa disposition pour ce qui pourrait être nécessaire et qu'il estimerait souhaitable pour l'aider.

QUESTION - Merci, Monsieur le Président.

LE PRÉSIDENT - Merci.