DISCOURS

PRONONCE PAR MONSIEUR JACQUES CHIRAC PRESIDENT DE LA REPUBLIQUE

A L’ECOLE NATIONALE D’ADMINISTRATION CHINOISE

*** PEKIN - CHINE

VENDREDI 16 MAI 1997

Mesdames et Messieurs les Ministres,

Monsieur le Directeur,

Mesdames et Messieurs,

Je suis très honoré d’être le premier chef d’Etat invité à s’exprimer dans cette prestigieuse enceinte et de pouvoir ainsi m’adresser aux responsables de demain qui contribueront à faire entrer la Chine dans le prochain millénaire.

Car c’est vous, Mesdames et Messieurs, qui poursuivrez le changement et conduirez les réformes grâce auxquelles la Chine, qui s’ouvre au monde, sera l’une des plus grandes puissances de demain. Et c’est notamment ici, dans cet établissement, que votre pays prépare l’avenir.

En décidant, il y a dix ans, la création de cette Ecole nationale d’administration chinoise, vos dirigeants avaient l’ambition de doter votre pays d’une nouvelle génération de cadres, rompus aux méthodes les plus modernes et les plus efficaces de gestion de l’Etat. Des cadres formés aux questions internationales, ouverts sur les autres cultures, et qui ont une vision dynamique de la place de la Chine dans la société internationale. Je suis heureux que l'Ecole nationale d’administration française qui, après 50 ans d'existence va elle-même se transformer, ait contribué, dès l’origine, à l’élaboration de ce grand projet.

Depuis deux jours, qu’il s’agisse de mes entretiens politiques, qu’il s’agisse de mes rencontres avec vos responsables économiques, qu’il s’agisse de mes conversations avec vos intellectuels et vos créateurs, je retrouve un pays en pleine mutation. Un pays décidé et prêt à prendre toute sa part de la grande compétition mondiale. Un pays qui, pour cela, approfondit sans cesse les réformes.

Je suis venu vous dire que la France, comme vous le souhaitez, accompagnera et soutiendra le mouvement historique engagé par votre pays. Et d’abord en donnant toute son ampleur à la coopération que nous avons su nouer dans les domaines administratif et juridique.

Nos expériences respectives de l’Etat, nos anciennes traditions, cette véritable culture de la chose publique sur laquelle se sont bâtis nos deux pays, sont autant de raisons de nouer un partenariat exemplaire dans ce domaine.

Comme la France, mais tant de siècles avant elle, la Chine s’est dotée d’une administration d’Etat, structurée et efficace. Ainsi votre pays a-t-il, le premier, inventé la fonction publique.

Il y a vingt cinq siècles, vos grands penseurs posaient la question de la morale dans l’exercice de l’autorité. Les premiers, ils parlaient de l’humanité et de la bienveillance en politique. La création du mandarinat ; celle, sous les Han, du grand collège de Luoyang, lointain ancêtre de votre Ecole nationale d’administration d’aujourd’hui ; l’instauration, sous la dynastie des Tang, des examens impériaux, dotaient la Chine d’un corps de fonctionnaires lettrés, recrutés sur la base de leurs seuls mérites, loyaux, dévoués aux institutions de l’Etat, au bien commun et à la justice, et responsables de leurs actes.

L’institution millénaire du censorat , l’instrument de contrôle administratif le plus ancien au monde, vigilant aux dérives de l’autorité, a, depuis longtemps, et à juste titre, assuré la renommée de l’administration chinoise bien au-delà de vos frontières.

Et comment ne pas évoquer la figure du juge chinois, magistrat intègre, s’appuyant sur un véritable code pénal dès les premiers âges de l’Empire ?

N’est-ce pas là déjà le propre d’un Etat moderne où, pour emprunter à Montesquieu, " le pouvoir arrête le pouvoir " ?

Cet héritage vous oblige. " Revenir sur les choses anciennes et en apprendre de nouvelles " disait Confucius. Ce sera votre tâche, Mesdames et Messieurs. Vous aurez à coeur, j’en suis convaincu, de servir la Chine, de la faire entrer dans la modernité, dans la fidélité à la sagesse et à l’expérience des Anciens.

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La modernisation de la Chine ne pourra se faire sans un renforcement de l’Etat de droit, ainsi que le disait Deng Xiaoping, en ouvrant, il y a déjà vingt ans, un nouveau chapitre de votre longue et riche histoire.

Votre rôle sera notamment de conduire la réforme de l’Etat et d’adapter les institutions de votre pays aux réalités de demain.

Au moment où la Chine s’ouvre au monde, l’affirmation de l’Etat de droit est la condition de la confiance des opérateurs internationaux.

Mais l’Etat de droit, c’est aussi la protection légitimement accordée à chacun contre l’arbitraire. C’est la transparence, la neutralité, l’équité, le désintéressement, la seule recherche du bien public, au-dessus des intérêts particuliers. C’est la condition de la confiance du citoyen dans l’Etat et de sa pleine adhésion aux règles de la vie publique. Car, comme le dit l’un de vos beaux proverbes, " le moindre des hommes porte sa part de responsabilité dans la grandeur de l’Empire ".

Ce grand chantier, la Chine l’a résolument ouvert. Que de chemin déjà parcouru, en quelques années seulement ! Votre pays s’est doté de textes législatifs et réglementaires embrassant l’ensemble de la vie nationale : la réforme constitutionnelle de 1982 ; l’adoption des grands codes ; la loi sur l’indépendance des avocats et les réglements sur l’assistance judiciaire ; le rétablissement du ministère du Contrôle et l’instauration de mécanismes de recours juridictionnel à l’encontre des décisions administratives ; la loi sur les sanctions administratives. Autant de textes dont l'application donnera une nouvelle sécurité aux citoyens chinois.

Ainsi, le nouveau code pénal et le nouveau code de procédure pénale adoptés, il y a deux mois par votre Assemblée nationale populaire et qui abandonnent certaines incriminations à caractère politique, devraient renforcer les droits de la défense et l’indépendance des magistrats.

Vous savez aussi que, pour gagner la confiance des acteurs économiques nationaux et internationaux, il faut leur donner ce dont ils ont le plus besoin : un environnement juridique et fiscal sûr et stable, des règles claires et respectées par tous, dans tous les domaines. Là aussi, d’importants progrès ont été accomplis avec notamment la loi sur les sociétés, la loi sur l’arbitrage, la loi sur la concurrence déloyale, les lois sur la propriété intellectuelle, industrielle et artistique, et bien d’autres encore qui devraient renforcer la discipline économique et financière et assurer plus de sécurité dans les relations commerciales.

Mais la belle notion d’Etat de droit ne peut se réduire à une simple construction intellectuelle. Elle doit constituer pour tous une réalité tangible, et tangible dans la vie quotidienne.

L’Etat des lois n’est pas encore l’Etat de droit. Il ne sert à rien d’élaborer sans cesse de nouvelles règles, encore faut-il les appliquer ; encore faut-il qu’elles soient connues, comprises et accessibles à tous ; encore faut-il que chacun soit assuré d’en bénéficier et ait à coeur de les respecter et de les défendre.

Pour être accepté par tous, le droit ne doit pas être figé. Il doit refléter l’état de la société civile et traduire ses évolutions. Il doit tenir compte des transformations à l’oeuvre et des attentes nouvelles exprimées par les citoyens. Et ces aspirations nouvelles, éprouvées par tous les peuples, le peuple chinois ne peut y rester étranger, même si, comme tous les peuples, le vôtre entend légitimement préserver son âme, son histoire, son génie.

Ainsi, la Chine qui s’est résolument ouverte sur le monde trouve avantage à participer, avec toutes les nations, au grand mouvement des idées et des hommes qui caractérise notre temps.

Certains s’interrogent sur la portée de ces évolutions. Chez vous comme chez nous, certains sont sceptiques sur les bénéfices de la mondialisation et de l’ouverture aux autres. Certes, l’ouverture n’est pas chose facile. Elle n’est pas sans risques. Nous en faisons aujourd’hui l’expérience en Europe. Vous l’éprouvez ici, au moment où la Chine se réforme.

Ne cédons ni les uns ni les autres à la tentation de l’immobilisme et du repli sur soi. Faisons ensemble le pari de la confiance mutuelle et du dialogue. C’est par une meilleure connaissance et une meilleure compréhension réciproques que nous rapprocherons notre vision de l’homme.

Voilà pourquoi la France, qui n’a de leçon à donner à personne mais qui souhaite défendre partout les Droits de l’homme, sa dignité, sa liberté, la France, comme ses partenaires de l’Union européenne, a ouvert avec la Chine un dialogue confiant, constructif et exigeant. Un dialogue respectueux de l’histoire, des mentalités, des traditions, des rythmes, bref, de l’identité de chacun. Le dialogue de deux partenaires, de deux grandes civilisations qui se comprennent et s’estiment.

Le même dialogue doit se tenir, avec la même intensité, au sein de toutes les grandes instances internationales compétentes.

Je pense au dialogue noué par vos dirigeants avec le Haut Commissariat des Nations unies pour les Droits de l’homme et avec le Comité international de la Croix-Rouge.

Je salue également la décision du Président Jiang Zemin, de signer, avant la fin de cette année, le pacte des Nations unies relatif aux droits économiques, sociaux et culturels. Je souhaite vivement que l’Assemblée nationale populaire ratifie rapidement ce texte important.

Je me réjouis de la décision de vos dirigeants d’accélérer l’examen positif du pacte des Nations unies relatif aux droits civils et politiques, en vue d’une prochaine adhésion. Comme vous le savez, ce Pacte, dans son préambule, affirme que " la reconnaissance de la dignité inhérente à tous les membres de la famille humaine et de leurs droits égaux et inaliénables constitue le fondement de la liberté, de la justice et de la paix dans le monde ".

Au-delà des textes, je constate que la Chine n’a pas attendu pour construire une citoyenneté consciente de ses droits et de ses devoirs. Je tiens à cet égard à saluer la généralisation des expériences de démocratie directe au niveau local. C’est un premier pas, important. C’est comme cela, dans la gestion des problèmes quotidiens, au plus près des difficultés éprouvées par chacun, que mûrit l’exercice des responsabilités collectives, que s’acquièrent de nouveaux réflexes. C’est comme cela que s’approfondit la démocratisation, à son rythme, celui des grandes transformations.

Je voudrais saluer aussi le rôle croissant dans votre pays des organisations non gouvernementales. Je souhaite l’établissement de liens fructueux entre ces organisations et les nôtres.

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Depuis le lancement de votre politique de réformes et d’ouverture, la France s’est montrée disponible pour accompagner vos réflexions. C’est ainsi que nos plus hauts magistrats, nos plus grands spécialistes et universitaires se sont associés à vos travaux de droit constitutionnel, administratif, civil et pénal.

Les études entreprises par notre Conseil économique et social en liaison avec vos représentants et vos experts, les travaux menés conjointement par notre Conseil d’Etat et votre Cour populaire suprême, par notre Cour des comptes et votre Contrôle général, par notre Cour de cassation et vos magistrats, la coopération nouée entre nos ministères de la Justice, nos administrations économiques et financières, entre le Barreau de Paris, dont le bâtonnier Bernard Vatier est à mes côtés aujourd’hui, et l’Association des avocats chinois, entre le Tribunal de commerce et la Cour supérieure de Pékin, tout ceci montre l’ampleur, la diversité et la richesse de nos échanges dans le domaine du droit.

Ces relations ont d’ores et déjà porté leurs fruits. J’en veux pour preuve la traduction en chinois d’ouvrages juridiques français de référence, tels que notre code pénal en 1995 et une série de traités de droit comparé, et la parution en langue française du code chinois du droit des affaires. Ces travaux et ces publications soulignent notre volonté commune de mieux comprendre nos législations respectives et de rapprocher nos traditions juridiques.

Mais l’avenir repose d’abord sur les hommes, sur leur formation. Déjà des milliers de jeunes Chinois étudient dans nos universités. Aujourd’hui, nos plus grandes écoles, nos plus grands établissements d’enseignement et de recherche, nos plus grands laboratoires, leur sont ouverts.

Dès 1984, l’Ecole nationale d’administration accueillait son premier stagiaire chinois. Depuis, le succès de ces expériences a conduit une trentaine de vos plus hauts fonctionnaires à suivre son exemple. Je viens d’avoir le plaisir de les rencontrer. Ils m’ont dit tout ce que leur a appris leur séjour en France. Je souhaite que ce mouvement s’amplifie, que de nombreux stagiaires soient accueillis dans nos écoles et qu’à votre tour, vous puissiez accueillir nos fonctionnaires.

Notre Ecole nationale d’administration recevra, dans quelques jours, plusieurs d’entre vous qui viendront réfléchir, avec leurs camarades français, aux grandes questions qui se posent à tout Etat moderne : la séparation des pouvoirs ; la répartition des compétences entre l’Etat et les collectivités locales ; le contrôle par les administrations centrales des entreprises publiques ; les relations de l’Etat avec les entreprises du secteur privé dans une économie de marché.

Aujourd’hui, je puis vous assurer que la France partage vos ambitions. Vous disposez, avec ce magnifique établissement de formation, d’un outil à la mesure des espérances et des besoins de la Chine. Dans le cadre du partenariat moderne voulu par nos deux pays, je souhaite que notre coopération administrative, juridique et judiciaire constitue le socle d’une authentique solidarité, garante du développement confiant et durable de nos relations.

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Enfin, et pour conclure, laissez-moi vous redire combien j’ai été heureux de vous rencontrer. A dire vrai, en venant ici, j’étais un peu inquiet. J’avais à l’esprit celui de vos proverbes qui dit : " Apercevoir le mandarin, c’est déjà les trois-dixièmes d’une catastrophe ". Mais je me souviens aussi qu’une autre de vos maximes affirme que " seuls, cinq proverbes sur dix disent la vérité ". Depuis longtemps, et c’est presque une tradition, les mêmes plaisanteries brocardent en France ceux qui ont fait voeu de servir l’intérêt général et qui sont donc les premiers exposés aux critiques.

Comme chez nous, au-delà des bons mots, l’ironie est aussi révélatrice des attentes, des exigences de nos concitoyens et de la lourde responsabilité de ceux qui doivent mener les réformes. Ici, après avoir discuté avec vous et avec ceux qui vous forment, j’ai la conviction que la haute fonction publique chinoise sera à la hauteur des grands défis de l’avenir.

Mesdames et Messieurs, je vous remercie.