INTERVIEW

DE MONSIEUR JACQUES CHIRAC PRESIDENT DE LA REPUBLIQUE

AU JOURNAL NIHON KEIZAI SHIMBUN (NIKKEI)

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PALAIS DE L'ELYSEE

MERCREDI 19 JUILLET 2000

QUESTION: - Vous allez partir pour le Sommet du G8 à Okinawa. Je voudrais d'abord savoir ce que vous pensez du positionnement de ce Sommet d'Okinawa par rapport aux autres sommets ? Et également, je pense que, dans ce sommet, la technologie de l'information sera un des grands thèmes traités. Quel est d'après vous le rôle que le Japon et l'Union européenne pourraient jouer dans ce secteur ? Pour ce secteur, quelles sont les propositions que vous ferez au Sommet ?

LE PRESIDENT : - Tout d'abord, je pense que ce Sommet arrive pour le Japon à une bonne date. Le Japon a connu une crise de croissance depuis quelques années, et aussi une crise d'adaptation de ses structures économiques, comme tout les autres grands pays en ont connu également. Sous l'impulsion de ses gouvernements successifs, et notamment de M. Hashimoto et de M. Obuchi, le Japon est sorti de ces difficultés à mon avis, et il a renoué avec la croissance. Vous savez que j'ai toujours été très optimiste en ce qui concerne la situation économique du Japon, et je constate que j'avais raison. Donc, ce Sommet intervient au moment où le Japon, on peut le dire, est sorti de ses difficultés. Naturellement, cette réunion d'Okinawa va permettre au Japon de marquer sa forte présence de seconde puissance économique et financière du monde. Et la préparation de ce Sommet a été, à mon avis, très bien faite. Sur tous les grands sujets qui vont être examinés les choses ont été bien organisées, au niveau des sherpas, au niveau des ministres, et les résultats devraient être positifs. L'un des thèmes importants, effectivement, sera la nouvelle économie et en particulier les hautes technologies de l'information et de la communication. Le Japon, qui a toujours été une nation éclaireur dans le domaine des hautes technologies, a évidemment un rôle primordial à jouer. Le Japon est très bien préparé à cela. L'Europe aussi. L'Europe a adopté, lors de son dernier Conseil européen à Lisbonne, un important programme pour s'adapter à ces nouvelles technologies, un programme qu'on a appelé E-Europe. Nous avons beaucoup discuté de cela avec le Japon, et nous avons la même approche à la fois des avantages de cette nouvelle économie, et aussi de la nécessité de maîtriser certaines des difficultés qu'elle pourrait comporter, notamment pour éviter certaines dérives, comme par exemple la cybercriminalité ou, dans un domaine tout à fait différent, ce que nous appelons le fossé numérique qui pourrait s'ouvrir entre ceux qui ont accès à ces techniques et ceux qui n'y ont pas accès. Egalement pour tout ce qui touche à la protection de la dignité humaine et le respect des droits de l'homme. Alors, pour tout cela, que nous appelons la "corégulation", l'approche européenne et l'approche japonaise sont très proches, semblables.

QUESTION: - Nous avons à peu près six mois avant d'aboutir au XXIe siècle. Il est très significatif que la France soit le pays président de l'Union européenne juste à cette date là. Je pense que le monde entier regarde où vous allez amener l'Union européenne du nouveau siècle. Par exemple, l'euro est déjà un succès. Par ailleurs, peut-être qu'il y aura de nouvelles politiques dans la défense ou bien dans la politique étrangère au niveau européen. Je voudrais donc savoir quelles sont vos perspectives dans ce domaine ?

LE PRESIDENT : - Nous avons voulu la construction européenne à l'origine pour une raison simple et évidente. Nous voulions garantir la paix et enraciner la démocratie, sur un continent qui avait connu bien des drames. Cette vision reste la vision primordiale, et elle justifie l'élargissement de l'Union à l'ensemble du continent. Mais nous voyons bien que nos techniques de gestion de l'Europe, qui étaient très efficaces à six, commencent à être un peu essoufflées à quinze, et ne sont pas adaptées à la gestion d'une Europe à vingt-cinq ou plus. Notre première ambition est donc de réformer nos institutions pour qu'elles continuent à être efficaces et que l'Europe ne tombe pas en panne lorsqu'elle s'élargira. C'est la première ambition de la Présidence française. Deuxièmement, les opinions publiques européennes n'ont pas assez conscience de l'aspect positif de la construction européenne pour leur vie quotidienne. Donc, nous voulons faire un effort important dans ce domaine. D'où notre programme pour accompagner l'innovation et la nouvelle économie, pour élaborer un agenda social européen, c'est-à-dire un programme de progrès social, pour un modèle social européen, pour renforcer nos méthodes permettant de sauvegarder l'environnement, et en particulier le transport des matières pétrolières sur les mers, ou la dangereuse émission des gaz à effet de serre pour lesquels nous préparons activement la Conférence de La Haye en novembre, pour assurer de façon plus précise la sécurité alimentaire. Nous avons eu des drames, avec la "vache folle", avec d'autres choses, et les opinions publiques, partout, sont extrêmement attentives à cet aspect des choses. Nous voulons renforcer notre sécurité alimentaire. Nous voulons renforcer l'harmonisation de notre justice européenne et aussi la lutte contre l'immigration clandestine. Il y a tout un ensemble de domaines où nous voulons progresser, des domaines qui intéressent directement la vie quotidienne des Européens. Troisièmement, nous avons beaucoup progressé depuis deux ans sur l'Europe de la défense, qui consiste à donner à l'Europe les moyens de se défendre lorsqu'il y a une crise, à laquelle par exemple les Etats-Unis ou l'Otan ne s'intéressent pas. Il y a deux ans, nous étions pratiquement seuls, et aujourd'hui, nous sommes tous d'accord. Et pendant la Présidence française, nous allons achever cette réforme. Enfin, nous voulons mettre au point une charte des valeurs éthiques, morales, sur lesquelles la civilisation européenne est fondée. Nous voulons dire clairement quels sont les droits civils, politiques, économiques, sociaux qui appartiennent à tous les Européens et sur lesquels nous sommes tous d'accord. Voilà les ambitions de la Présidence française, pour prendre quelques uns des principaux sujets.

QUESTION: - Il y a aura une réunion de l'ASEM à Séoul en octobre. Il y a un réchauffement des relations entre les deux Corées en ce moment. La paix entre les deux Corées est très importante pour la paix de l'Asie. Il y a eu la réunion entre les deux chefs d'Etats des deux Corées à Pyongyang assez récemment. La paix va peut-être revenir entre les deux Corées, mais nous pensons que le chemin sera encore long. Mais le monde entier regarde avec intérêt l'évolution des relations des deux Corées. En ce qui concerne les relations diplomatiques avec la Corée du nord, nous savons que l'Italie a déjà mis en valeur les relations diplomatiques avec ce pays. On entend dire que la France pourrait également établir des relations diplomatiques avec la Corée du nord...

LE PRESIDENT : - Premièrement, nous souhaitons que les discussions engagées réussissent. Nous avons officiellement approuvé chaleureusement la politique dite de "sunshine policy" du Président Kim Dae Jung. J'ai eu l'occasion d'en parler longuement avec lui, et de lui dire notre approbation lorsqu'il est venu il y a quatre mois à Paris. Nous souhaitons cette réussite parce que nous souhaitons la paix, et nous souhaitons aussi que le peuple de la Corée du nord retrouve des conditions de vie qui soient dignes. C'est dans cet esprit que nous participons au programme KEDO et aussi à l'aide alimentaire importante que l'Union européenne apporte à la Corée du nord. Pour ce qui concerne la reconnaissance diplomatique, c'est un problème qui ne se pose pas actuellement pour la France.

QUESTION: - Est-ce qu'il y a un thème, ou bien une coopération à laquelle vous pensez qu'il faudrait absolument s'atteler entre le Japon et la France ?

LE PRESIDENT : - Je pense que le Japon et la France ont beaucoup de domaines dans lesquels ils pourraient accentuer leur coopération. J'en citerai quelques-uns. La culture : nous sommes deux pays avec une histoire très ancienne, et une culture très forte. Il est très important, pour l'ensemble du monde, que nos cultures, européenne, japonaise, et d'autres naturellement, puissent exister, créer. Nous devons donc coopérer pour lutter contre les dangers d'uniformisation culturelle et pour la sauvegarde de nos cultures et de nos langues. Un deuxième domaine est celui de la coopération pour l'aide au développement des pays qui en ont besoin. Le Japon est le premier contributeur mondial pour l'aide au développement, et la France le second, en valeur absolue. Il est évident que l'aide au développement est une exigence impérative pour le monde de demain. Exigence morale, naturellement, mais aussi exigence politique. La globalisation ne pourra s'affirmer dans ses effets positifs s'il y a exclusion des pays les plus pauvres. La globalisation se bloquera sous l'influence des pays qui n'en profitent pas si l'on ne fait pas le nécessaire pour faire en sorte qu'elle soit vraiment mondiale. C'est un domaine où la France et le Japon peuvent collaborer utilement. Nous le faisons d'ailleurs, par exemple en Afrique, de façon très utile et positive. Il y a aussi le domaine de la haute technologie. Nous avons des accords importants qui ont été réalisés dans les derniers temps pour une coopération active dans le domaine de la technologie. Et je crois que nous pouvons là aussi accentuer cette coopération. Et, enfin, je dirais que nous pouvons aussi coopérer dans le domaine de la paix. Vous savez que la France souhaite que le Japon ait un poste permanent au Conseil de sécurité, et nous souhaitons beaucoup avoir, dans ce contexte général des Nations Unies et pour une stratégie mondiale de la paix dans un monde multipolaire, une coopération étroite avec le Japon.

QUESTION: - J'ai obtenu une réponse formidable de votre part... En ce qui concerne le nucléaire, et l'électricité générée par le nucléaire, l'Allemagne a renoncé à sa politique nucléaire. Est-ce que la France va suivre la même voie ? Je vous pose cette question parce que les industriels japonais sont inquiets de ce que l'Allemagne a décidé, et se demandent quelle sera l'attitude de la France dans ce domaine ?

LE PRESIDENT : - La France produit 75 % de son électricité grâce au nucléaire. C'est pour nous un avantage considérable. Un avantage de prix, un avantage de régularité, et un avantage dans le domaine écologique car il s'agit d'énergie propre et qui n'est pas créatrice d'effet de serre. La France par conséquent ne changera pas de politique, et il y a un consensus général dans notre pays à ce sujet. Je n'ai pas à porter de jugement sur les décisions que prend l'Allemagne, et il peut se passer beaucoup de choses dans les vingt prochaines années. En revanche, il y a un problème majeur auquel nous sommes confrontés, que j'évoquais tout à l'heure. Il est maintenant évident que l'émission des gaz à effet de serre a des conséquences extrêmement graves sur le climat, et par conséquent sur l'évolution de la planète. Tout ce qui augmente l'émission des gaz à effet de serre est mauvais, tout ce qui le diminue est bon. L'électricité d'origine charbon, pétrole, gaz est de ce point de vue dangereuse. Ce que l'on appelle les énergies renouvelables, l'eau, le vent, ne permettent pas encore de produire suffisamment. Donc l'énergie électronucléaire, étant parfaitement maîtrisée, offre beaucoup d'avantages aujourd'hui.