Allocution de M. Jacques CHIRAC, Président de la République, à l'occasion de la première journée commémorative en métropole du souvenir de l'esclavage et de son abolition.

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Jardin du Luxembourg - mercredi 10 mai 2006

Monsieur le Premier ministre,
Monsieur le Président du Sénat,
Monsieur le Président de l'Assemblée nationale,
Messieurs les ministres,
Mesdames et Messieurs les parlementaires,
Mesdames, Messieurs,

Ici même, au Sénat, le 10 mai 2001, à l'unanimité, la représentation nationale a solennellement qualifié la traite et l'esclavage de crime contre l'humanité. La France a ouvert la voie aux autres nations : mémoire et justice devaient être rendues à ces millions et ces millions de victimes anonymes de l'esclavage.
Aujourd'hui, 10 mai 2006, la France célèbre la première journée consacrée en métropole à la mémoire de la Traite négrière, de l'esclavage et de leurs abolitions.

La Traite occidentale, du début du XVIème jusqu'au milieu du XIXème siècle, ne fut ni la première, ni la seule manifestation de la traite négrière, qui s'est étendue sur plus d'un millénaire. Et elle a nécessité, c'est vrai, des complicités multiples, jusque dans les pays d'origine des esclaves.

Mais, par le caractère systématique qu'elle a revêtu, par son extension géographique, la Traite occidentale a exercé une influence sur l'évolution de tout notre monde. Le commerce triangulaire a été une entreprise de déshumanisation qui a duré plusieurs siècles, et à l'échelle de plusieurs continents. Une tragédie, qui a vu la déportation en masse d'hommes, de femmes, d'enfants, arrachés à leur terre, aux leurs, et convoyés comme des animaux.


En ravalant les esclaves au rang de "biens meubles", le Code noir, promulgué en France en 1685, leur déniait la qualité d'homme. La légende biblique elle-même fut pervertie, pour légitimer ce trafic odieux : certains prétendirent que les Noirs descendaient de Cham, maudit par son père Noé. Et voilà comment l'on essaya de justifier l'infâme et l'injustifiable.

Ne nous y trompons pas : aujourd'hui encore, cette tragédie a des échos. En Occident notamment, elle a donné corps aux thèses racistes les plus insupportables, en contradiction absolue avec les idées des Lumières. En privant l'Afrique d'un sang vigoureux, elle a épuisé ce continent. Et, aujourd'hui encore, des formes d'esclavage et de travail forcé subsistent dans le monde, contre lesquelles nous devons plus que jamais nous mobiliser.

Dans ce drame, pourtant, sont nés de nouveaux peuples, et une culture forte et originale : nous venons d'en avoir deux puissants exemples, avec la "Forêt des Mânes", ce voyage à travers la mémoire des ancêtres, accompli par Léa de SAINT-JULIEN, que je félicite encore et qui a fait une superbe réalisation.

Et avec l'interprétation par Jacques MARTIAL de cet immense poète qu'est Aimé CÉSAIRE. Dans cet extrait du Cahier d'un retour au Pays natal, vous aurez noté que jamais le mot d'"esclavage" n'est prononcé. Et cette absence augmente encore la puissance de l'évocation. Elle fait surgir la réalité dans la béance même de ce qui n'est pas dit. Quel hommage à la noblesse de celles et de ceux à qui l'on a tout ôté, sauf l'essentiel : l'humanité.

Cette première journée à la mémoire de l'esclavage et de ses abolitions constitue une étape très importante pour notre pays. D'autant plus importante que, depuis toujours, l'Outre-Mer a partie liée avec la République et participe à la nature même de notre identité française.

J'ai voulu que tous les pouvoirs publics se mobilisent à l'occasion de cette commémoration, pour signifier la participation de la nation tout entière à cette prise de conscience empreinte de gravité et de fraternité.

Aujourd'hui auront lieu de très nombreuses manifestations publiques. Un hommage sera rendu aux grands hommes, inhumés au Panthéon, qui ont combattu l'esclavage : Toussaint LOUVERTURE, le commandant DELGRÈS, Victor SCHOELCHER. Dans les établissements scolaires, les enseignants organiseront un moment de réflexion et de recueillement dans leur classe. Les chaînes publiques de radio et de télévision proposeront une programmation spéciale. Chaque préfet organisera dans son département une cérémonie en souvenir de l'esclavage. Et le Gouvernement français est représenté à Gorée, au Sénégal, un des lieux de départ de la Traite, Gorée qui a vu tant de souffrances et tant de déchirements.

Mesdames et Messieurs,

Regarder tout notre passé en face, c'est une des clés de notre cohésion nationale. C'est une force supplémentaire pour notre avenir car c'est la marque de notre capacité à avancer, ensemble. Nous devons regarder ce passé sans concession, mais aussi sans rougir. Car la République est née avec le combat contre l'esclavage. 1794, 1848 : la République, c'est l'abolition.

Nous sommes les héritiers de ces républicains. Nous pouvons être fiers de leur combat pour les droits de l'homme. Aujourd'hui encore, leur engagement nous oblige. Cette première commémoration n'est pas un aboutissement : c'est un début. C'est l'affirmation nécessaire d'une mémoire de l'esclavage partagée par tous les Français.

Quelle que soit notre origine, nous sommes tous réunis par une identité majeure : l'amour de la France, la fierté de vivre ici, le sentiment de la communauté nationale, le respect des lois de la République.

Le combat de la République pour l'égalité, l'unité, la fraternité, la liberté, c'est un combat plus que jamais actuel, à l'intérieur comme à l'extérieur de nos frontières. Pour que vive la République, il nous faut lutter sans relâche contre tout ce qui peut l'empoisonner. Les discriminations font perdre la foi républicaine à ceux qui en sont victimes. Les discriminations, le racisme, c'est la négation de tout ce que nous sommes, de tout ce qui nous avons construit, de tout ce qui nous fait vivre en tant que Nation.

Pour vaincre les préjugés, il faut lutter contre l'ignorance, contre l'oubli. C'est aussi pour cela que nous avons besoin de cette journée en mémoire de l'esclavage.

Pour que cet événement vive dans la durée, il faut maintenant l'incarner dans un lieu de mémoire, de travail, d'échange. Un lieu de recherche, de culture, de fraternité. C'est la mission que j'ai confiée au Professeur Edouard GLISSANT, chargé de préfigurer le futur Centre national consacré à la traite, à l'esclavage et à leurs abolitions.

Il faut également à cette mémoire un lieu symbolique, porté par une œuvre forte. Ici même, au Jardin du Luxembourg, où la Haute Assemblée s'est prononcée le 10 mai 2001, prendra place une œuvre originale commémorant la Traite négrière, l'esclavage et leurs abolitions. Je demande au ministre de la culture d'organiser dans les meilleurs délais un concours public à cette fin.

Mesdames et Messieurs,

La France, c'est l'exigence. Exigence de mémoire, exigence de justice, exigence de vérité et de fraternité. C'est parce qu'elle a toujours porté ce message qu'elle occupe dans le monde une place singulière. Face à l'infamie de l'esclavage, la France a été au rendez-vous, la première. Ce combat, elle continuera à le mener, pour la mémoire et contre toutes les formes modernes de l'oubli ou de l'esclavage. C'est sa vocation et c'est sa grandeur.

Et, au-delà de ce combat, à travers le souvenir de l'esclavage et de ses abolitions, c'est aussi la diversité française que nous célébrons aujourd'hui. Une diversité, ferment d'unité. Une diversité qui fait notre force et dont nous pouvons et devons être fiers.

Je vous remercie.