DISCOURS PRONONCÉ PAR MONSIEUR JACQUES CHIRAC

PRÉSIDENT DE LA REPUBLIQUE

A VIGYAN-BHAVAN

L’INDE ET LA FRANCE : UN PARTENARIAT POUR LE XXIè SIECLE

(INDE)

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NEW DELHI - Dimanche 25 janvier 1998

Monsieur le Président,

Mesdames et Messieurs,

L’Inde et la France, ce sont deux destins dans l’Histoire. L’Inde et la France, c’est une longue histoire. C’est, depuis des siècles, une puissante attraction réciproque entre nos cultures. C’est, au fond, le même goût pour le dialogue entre les civilisations, une même aspiration à la tolérance et à la paix, le même primat de la conscience.

Beaucoup de mes compatriotes ressentent une profonde admiration pour l’Inde. André Malraux évoqua jadis cet émerveillement et cette correspondance entre l’Occident et l’Inde, entre " les figures sculptées des temples hindous, les bodhisattvas souriants et l’Ange rêveur de la Cathédrale de Reims ".

J’ai moi-même été fasciné très jeune par votre civilisation. J’ai voulu l’aborder à travers l’étude du sanscrit. J’en ai découvert l’âme et la richesse en parcourant les salles de notre Musée des arts de l’Asie, le Musée Guimet.

De ces années de jeunesse, j’ai gardé l’amour et la passion de l’Inde. Aussi ma visite aujourd’hui, 22 ans jour pour jour après mon premier voyage officiel dans votre pays, est-elle pour moi chargée d’émotion et de sens.

En me conviant à partager avec vous ces moments solennels qui marquent la fondation de la République indienne, c’est la France que vous avez invitée. C’est un honneur dont nous sommes fiers.

Ici, devant vous, dirigeants politiques, universitaires, intellectuels, entrepreneurs, créateurs, qui portez l’avenir de l’Inde, je veux rendre hommage à votre pays, à sa culture, à son histoire, à son génie, à tout ce que l’Inde a apporté au monde.

L’Union indienne a 50 ans. En même temps, l’Inde a 5 000 ans. Quelle meilleure illustration de la permanence des grandes cultures du monde ?

Ici, à l’aube de la civilisation, naquit la grammaire. Ici, les mathématiques, les sciences, la médecine accomplirent d’immenses progrès. Ici, l’humanité grandit en spiritualité, en sagesse, en espérance.

Aujourd’hui, Indiens et Français partagent l’essentiel. Ces valeurs pour lesquelles vous et nous, à des périodes différentes de notre histoire, nous sommes battus. Nous avons en commun l’idée de nation qui fonde l’adhésion des peuples, leur volonté de vivre ensemble, leurs projets d’avenir.

Je veux saluer la mémoire des hommes et des femmes qui ont incarné la lutte pour l’indépendance, qui ont porté les idéaux de l’Inde moderne. Je pense à vos pères fondateurs, à ceux qui, par leur audace intellectuelle et leur courage, ont tracé le chemin. Je pense à la famille Nehru et à cette grande figure de l’humanité, le Mahatma Gandhi. Je me souviens, comme si c'était hier, de ma consternation et de mon émotion, ce 31 janvier 1948 lorsque, adolescent, étudiant dans ma chambre, j'entendis à la radio que le Sage avait été victime du fanatisme. Ce jour-là, l’Inde mais aussi tous les hommes de paix et de bonne volonté du monde, étaient en deuil.

Chacune suivant sa voie, l’Inde et la France ont fait vivre et grandir ces valeurs universelles : la justice, la liberté, l’égalité, la fraternité. Ces mêmes principes qui fondent la République française et qui figurent dans votre Constitution. L’une et l’autre proclament le principe de laïcité sur lequel reposent la tolérance et l’unité de nos peuples.

Cette année sera marquée par les célébrations du cinquantième anniversaire de la signature à Paris de la Déclaration universelle des Droits de l’Homme. L’Inde et la France ont la même volonté de défendre ces droits partout et toujours. Ils sont notre loi commune. Ils sont la condition de la paix, du développement et de la dignité.

Répondant à votre invitation, la France salue l’Inde de toujours et l’Inde d’aujourd’hui qui donne au monde, depuis un demi-siècle, l’exemple d’une grande démocratie parlementaire.

Votre démocratie rayonne en Asie. Elle a su concilier tradition et modernité. Elle a su trouver dans la concorde et la continuité un modèle original de développement.

L’Inde moderne a accompli sa révolution agricole pour nourrir tous ses enfants. Elle s’est hissée au premier rang des puissances scientifiques et technologiques, notamment dans l’aéronautique, l’espace, la recherche médicale, l’informatique. Elle ouvre son économie au monde. Elle met en oeuvre des réformes courageuses. Ses performances impressionnent : une croissance soutenue depuis plusieurs années, une inflation maîtrisée, des investissements en expansion.

Autant de raisons de croire en l’Inde, Mesdames et Messieurs. En cette Inde qui s’affirme sur la scène internationale. La France souhaite accompagner la marche puissante d'un géant de l'Asie.

Je suis venu vous proposer de bâtir entre nos deux pays une relation forte, un partenariat global construit sur nos complémentarités et sur nos intérêts communs. C’est tout le sens de ma visite. C’est tout le sens des propositions concrètes que je suis venu présenter à vos dirigeants.

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Quatrième puissance économique du monde, la France souhaite d’abord renforcer considérablement ses liens industriels, commerciaux et financiers avec votre grand pays.

Hier, à Bombay, j’ai présidé un forum rassemblant des centaines de représentants éminents des mondes économiques de nos deux pays. J’ai invité nos entreprises à investir bien davantage dans votre pays-continent, à mesure que progressent vos réformes. Je les ai encouragées à favoriser les transferts de technologies, à nouer des alliances avec vos sociétés, à conjuguer votre génie et notre savoir-faire pour le plus grand bénéfice de nos deux pays.

Et je suis heureux que soit inaugurée aujourd'hui une exposition présentant l’évolution de la technologie de l’image en France, mettant en valeur l’activité de nos entreprises et de nos institutions de recherche dans ce domaine.

Au-delà de ce rapprochement entre nos milieux économiques, l’Inde peut compter sur la France pour faire face à quelques uns des plus grands défis auxquels votre pays est confronté dans son développement.

Je pense d’abord à la production d’énergie, où vos besoins sont immenses. J’ai proposé la création d’un groupe réunissant nos meilleurs spécialistes, dans les différents domaines concernés, afin d’examiner les modalités concrètes de notre coopération. Cette coopération pourrait porter aussi, le moment venu, sur la production d'électricité d'origine nucléaire. La France est le premier pays au monde dans ce secteur, avec 75% de son électricité produite par ses centrales nucléaires.

Toutefois, certaines conditions doivent être réunies. Je propose que nous réfléchissions ensemble, avec nos partenaires concernés, à des solutions qui concilient notre volonté commune de coopération et le nécessaire respect des règles du jeu que s'est fixée la Communauté internationale. Les orientations que j'ai présentées à votre Premier ministre nous permettront, je le souhaite, d'avancer vers cet objectif et d'obtenir de nouveaux progrès sur la voie du désarmement et de la non-prolifération.

Je pense ensuite à la protection de votre environnement. En Occident, il nous a fallu plusieurs générations pour comprendre que l’industrialisation pouvait détruire notre environnement. Que nous devions adopter un mode de développement intégrant pleinement la protection de nos ressources naturelles, de nos sites, de notre atmosphère.

Nous sommes prêts à faciliter la poursuite de votre développement tout en préservant votre patrimoine, des glaces himalayennes jusques aux côtes du Malabâr et de Coromandel, ce patrimoine unique que la nature, l’Esprit et l’Histoire vous ont légué.

La France met à votre disposition son expérience, ses compétences patiemment élaborées. Je souhaite que les grands groupes français spécialisés dans l’assainissement de l’eau et de l’air, comme dans les services collectifs, multiplient les coopérations avec vos entreprises et vos municipalités pour vous faire bénéficier de nos meilleures technologies.

Au-delà, j’appelle nos experts à travailler ensemble au succès de la Conférence internationale sur l’eau qui se tiendra à Paris au mois de mars.

Je pense enfin à notre coopération scientifique. Depuis dix ans, nos meilleurs chercheurs ont appris à conjuguer leurs talents au sein d’un outil d’excellence, le Centre franco-indien pour la promotion de la recherche avancée. De nouveaux champs de coopération doivent être explorés, notamment dans la recherche médicale. Je suis heureux qu’une coopération nouvelle s’engage dans la lutte contre le fléau du SIDA.

Pour donner corps à ce partenariat ambitieux, nous devons organiser notre coopération. Multiplions les rencontres entre nos responsables politiques, nos parlementaires, nos hauts fonctionnaires, nos chefs militaires. La création d’un groupe stratégique permettra une meilleure compréhension de nos doctrines de défense et une coopération militaire accrue.

Mais nous devons aussi ouvrir le chantier de la coopération décentralisée. Nos grandes métropoles, nos collectivités territoriales devraient apprendre à mieux se connaître à travers une politique systématique de jumelages, mais aussi de contacts entre les organisations professionnelles et les chambres de commerce et d’industrie.

Nous devons préparer ensemble l’avenir de nos enfants, en resserrant les liens entre nos universités et nos grandes écoles. Il n’est pas normal qu’une centaine de jeunes Indiens seulement soient accueillis par nos établissements d’enseignement supérieur. Nos ministres doivent rechercher les moyens de développer rapidement nos échanges d’étudiants et de chercheurs. Ce pourrait être la mission d’une grande Fondation fédérant les initiatives publiques et privées.

Car être partenaires, n’est-ce pas d’abord inventer ensemble l'avenir, par la force de notre imagination, par notre capacité à innover, par notre volonté de nous enrichir de nos différences et de nos expériences ?

Dans cet esprit, nos deux pays ont décidé de se retrouver au sein d’un " forum d’initiatives ", co-présidé par les anciens ministres, le Dr Karan Singh et le sénateur Jean François-Poncet. Composé d’éminentes personnalités, il devra contribuer à une vision commune franco-indienne.

Vous le voyez, Mesdames et Messieurs, c’est un partenariat large et ambitieux que la France propose aujourd’hui à l’Inde.

Ce partenariat doit aussi porter sur l’organisation du monde de demain.

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L’Inde, comme la France, a toujours récusé un ordre bipolaire injuste qui conduisait à la confrontation, aux conflits idéologiques.

Nous vivons aujourd’hui un vrai changement d’époque, une redistribution des responsabilités sur la scène internationale. Ce monde nouveau que nous voulons construire ensemble, ne saurait, à l’évidence, être unipolaire. Construire un nouvel ordre international, c’est d’abord renforcer sa dimension multipolaire.

Tout concourt à cette évolution inéluctable : l’émergence de nouvelles grandes puissances en Asie, à commencer par votre pays-continent, votre pays-civilisation ; l’affirmation d’ensembles régionaux cohérents, en Asie du Sud-Est avec l’ASEAN, en Asie du Sud avec la SAARC, cette association de coopération régionale de l’Asie du Sud qui s’organise, en Amérique latine avec le MERCOSUR, en Afrique où, malgré les difficultés, l'intégration régionale progresse.

La France considère que cette évolution du monde est la seule réponse possible à la disparition de l’ordre bipolaire. Elle seule peut fonder durablement un nouvel équilibre qui soit juste et accepté par tous.

L’Europe sera l’un des principaux acteurs de ce monde nouveau. Dévastée par les deux guerres mondiales nées de l’affrontement franco-allemand, elle s’est engagée depuis deux générations dans la construction d’une Union de ses peuples sans précédent dans l’histoire de l’humanité. Pour la première fois, cette Union, respectueuse de la diversité de nos nations, ne s’écrit pas dans le sang. Autour de l’entente franco-allemande, elle établit la paix sur notre continent. Dotée d’un marché unique, elle créera, dans moins d’un an, sa monnaie qui sera l’autre grande monnaie du monde. La naissance de l’euro sera une contribution majeure à un meilleur équilibre du système monétaire international.

D’ores et déjà, l’Union européenne est la première puissance économique de la planète, le plus riche et le plus ouvert des marchés, le premier importateur comme le premier donneur d’aide au développement. Dans quelques semaines, l’Union engagera son élargissement vers les pays d’Europe centrale. Progressivement, c’est toute la famille européenne, forte de 500 millions de femmes et d’hommes, qui va enfin se rassembler.

Ainsi, au début du siècle prochain, l’Europe prendra toute sa place sur la scène de l’Histoire. Elle sera pour l’Inde un partenaire politique et économique de premier plan.

En se rassemblant, l’Europe tirait les leçons de son histoire. Mais les aspirations qui guidaient ses dirigeants ont valeur universelle. Ce sont la paix, la solidarité, le bonheur et la prospérité des peuples.

Dans sa région, l’Inde, je le sais, souhaite vivre en paix avec ses voisins pour se consacrer à la grande tâche de son développement économique. La France et l’Europe souhaitent ardemment que, dans le sous-continent, soient trouvés les voies et les moyens d’y parvenir. Je suis sûr que la volonté politique de tous les dirigeants de la région, répondant à l’espoir de leurs peuples, est de parvenir à éliminer progressivement, dans cette partie du monde aussi, les antagonismes fratricides hérités de l’Histoire.

Ensemble, l’Inde et la France peuvent contribuer à construire un monde plus harmonieux.

Nous devons d’abord unir nos efforts pour affirmer la diversité culturelle et linguistique de l'humanité, face à la menace d’uniformisation véhiculée par les nouvelles technologies de l’information. Leur développement annihile les distances, efface les frontières et ouvre à des hommes et à des femmes toujours plus nombreux l’accès à une information sans limite.

Mais prenons garde ! Le risque est bien réel d’une dilution des identités culturelles. L’Inde et la France ont nourri au long des siècles des civilisations fortes et vivantes. Elles y demeurent attachées. Elles doivent garder leur culture. Elles doivent en assurer le rayonnement et donc la présence sur les grands réseaux de communication modernes.

Notre action commune doit s’exercer aussi dans le domaine économique. Nous devons veiller à ce que la mondialisation soit maîtrisée, à ce qu’elle ne laisse aucun peuple, aucun individu au bord du chemin, à ce que personne ne la vive dans l’humiliation ou l’abandon.

Résolument engagée dans la voie des réformes et de la modernisation, l’Inde a fait le choix de l’ouverture sur le monde. Les crises que subissent aujourd’hui, à ses portes, les pays de l’Asie du Sud-Est et la Corée, ne doivent pas la détourner du cap qu’elle s’est fixé.

Constatons ensemble que, dans l’épreuve, ces pays ont aussitôt bénéficié de la solidarité de la communauté internationale, et d’abord de celle de l’Europe. Mais concluons ensemble que nous devons, plus que jamais, adopter des règles du jeu agréées par tous, respectées par tous.

Je souhaite que nos deux pays unissent leurs efforts au sein du Fonds Monétaire International et de l’Organisation mondiale du commerce. Je propose que s’instaure une concertation régulière entre les pays du G8 et l’Inde. J’en parlerai aux partenaires de la France, lors du prochain Sommet du G8, en mai, à Birmingham.

Enfin, l’Inde et la France doivent agir de concert pour la paix dans le monde.

Au-delà de ses responsabilités régionales et du rôle qu’elle joue dans l’équilibre asiatique, l’Inde, puissance globale, exerce des responsabilités à l’échelle du monde. Tout comme la France, il n’est aucune grande question sur cette planète qui lui soit étrangère. Il faudra bien en tirer les conséquences dans les traités et les pratiques qui régissent l’ordre politique international.

Membre permanent du Conseil de Sécurité, la France salue la contribution considérable de l’Inde aux opérations de maintien de la paix des Nations Unies. Héritiers d’une fraternité d’armes scellée dans le sang, sur les champs de bataille français de la première guerre mondiale, officiers et soldats, indiens et français, ont magnifiquement coopéré sur les théâtres d’opérations des Nations Unies, et notamment en Bosnie.

D’autres drames, qui n’épargnent aucune société, nous appellent à nous concerter étroitement : le terrorisme, le crime organisé et la drogue. Dans tous ces domaines, nos deux pays doivent s’épauler.

Ensemble, nous devons faire reculer ces fléaux de notre temps. Ensemble, tentons de léguer aux prochaines générations un avenir meilleur.

Pour cela, faisons dès aujourd’hui progresser deux négociations difficiles, mais qui doivent nous mobiliser. C’est d’abord l’interdiction des mines anti-personnel, technique monstrueuse qui, chaque jour, arrache des chairs et des vies innocentes. Qui peut y rester insensible quelles que soient ses préoccupations de sécurité ? C’est aussi la réduction des émissions de gaz à effet de serre qui compromettent les équilibres climatiques de la planète. Je vous propose que nous recherchions ensemble les accords dont dépendent la vie de nos enfants.

Oui, Mesdames et Messieurs, c’est une nouvelle ère de leurs relations que l’Inde et la France doivent ouvrir aujourd’hui. Ambitieux, audacieux, confiant, notre partenariat doit embrasser notre temps et s’inscrire dans l’Histoire.

Au Pandit Nehru qui lui disait : " tout en restant solidement ancrés sur la terre, nous devons sans cesse lever la tête ", le Général de Gaulle répondait : " Oui, quand vient le moment de décider, il faut regarder vers les sommets. La lumière y est plus vive ".

Méditons cette leçon. Inspirons nous de ces deux hommes d’Etat qui furent deux visionnaires. Assumons, avec fidélité et fierté, l’héritage de nos civilisations et de nos histoires. Mêlons nos génies et nos aspirations. Mettons-les au service de nos enfants. Donnons-leur un avenir de paix et de prospérité partagée !

Monsieur le Président, Mesdames et Messieurs, je vous remercie.