INTERVIEW DE MONSIEUR JACQUES CHIRAC, PRESIDENT DE LA REPUBLIQUE

A LA RADIO TELEVISION DE BOSNIE-HERZEGOVINE

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SARAJEVO BOSNIE-HERZEGOVINE

VENDREDI 30 JUILLET 1999

QUESTION: - Chers téléspectateurs de la Radio et Télévision de la Bosnie-Herzégovine, nous vous saluons en direct de notre studio à Zetra. La Radio et Télévision de Bosnie-Herzégovine est la seule, parmi toutes les télévisions, à avoir son studio sur place.

Nous avons l'honneur exceptionnel et le grand plaisir d'accueillir comme invité de la Radio et Télévision de la Bosnie-Herzégovine le Président de la République française, son Excellence M. Jacques Chirac. Monsieur le Président, bienvenue à Sarajevo.

LE PRESIDENT: - D'abord, l'honneur est pour moi. Je voudrais saluer tous les téléspectateurs et tous les citoyens de Bosnie-Herzégovine et leur dire mon amitié. Je profite de cette occasion pour m'adresser à eux et pour répondre à vos questions.

QUESTION: - Monsieur le Président, avant de commencer notre entretien, d'une certaine manière nous allons vous renvoyer les compliments. Je dois vous dire que les peuples de Bosnie-Herzégovine savent très bien ce que vous, personnellement, comme Président de la République française, vous avez fait pour que la guerre en Bosnie et Herzégovine s'arrête. Les peuples de Bosnie-Herzégovine tiennent à vous remercier pour cela.

LE PRESIDENT: - Je vous remercie d'évoquer cette participation. Parmi d'autres, j'ai fait ce que je devais faire.

Je suis revenu aujourd'hui à Sarajevo avec plaisir, naturellement. J'ai vu un certain changement. Un changement positif. La ville est belle et, autant que l'on puisse voir, il y a une activité. Il n'en reste pas moins que les progrès ne sont pas aussi importants qu'ils devraient être, me semble-t-il. Si on regarde l'ensemble du pays, on voit que la pauvreté, la misère, restent très et trop importantes. Que le développement économique n'est pas celui qu'il devrait être, n'a pas pris suffisamment ses racines. Et je crois qu'aujourd'hui un effort supplémentaire doit être fait, certes, par les responsables du pays. Nous y verrons probablement un effort, en particulier, de réconciliation, qu'il est de leur responsabilité d'assumer, et un effort de solidarité avec le reste de l'Europe pour lutter plus efficacement contre cette pauvreté qui doit être résolue ainsi.

QUESTION: - Qu'elle est l'idée de base du Pacte de stabilité? Pratiquement, après ce Pacte, que peuvent attendre les pays et les peuples du sud-est de l'Europe ?

LE PRESIDENT: - Cette région a été beaucoup trop longtemps divisée par des affrontements d'origine ethnique, politique, religieuse, philosophique. L'Histoire ne l'a pas ménagée, c'est vrai. Cette région et les peuples de cette région ont été des victimes de l'Histoire. Mais ils ont été profondément marqués par ces phénomènes et aujourd'hui le problème c'est de dire à la jeunesse de l'ensemble de cette région, je veux dire l'ensemble sud-est européen, l'ensemble des Balkans : c'est de leur dire, nous ne sommes plus au temps du nationalisme, porteur de violence, d'intolérance, de misère. Nous sommes au temps d'Internet, nous sommes au temps des échanges, au temps de la convivialité, nous sommes au temps où tout le monde peut aller partout. Les jeunes peuvent se donner la main et ceci, je crois qu' on ne l'a pas encore compris ici.

Alors, le Pacte de stabilité, c'est d'abord l'affirmation que, dans cette région comme ailleurs, le progrès doit conduire à la tolérance, à la démocratie et au développement. C'est ensuite la confirmation que toute cette région, tous les pays de cette région, tous les peuples de cette région ont leur place dans l'Europe moderne, organisée, fraternelle, pacifique, développée de demain. Aujourd'hui, nous sommes quinze au sein de l'Union européenne. Demain, nous serons toute l'Europe. Mais une Europe, je le répète, réconciliée. Et, enfin, le Pacte de stabilité c'est la mise en oeuvre de moyens, concrètement, de la part de tous les pays qui sont ici réunis. L'Europe, mais aussi l'Amérique, et d'autres, le Japon. C'est la solidarité de ces pays qui doivent apporter des moyens nécessaires pour permettre de redresser la situation dans ces pays, notamment sur le plan économique, sur le plan social, pour permettre à une administration compétente de fonctionner, à une justice honnête et efficace de lutter contre les mafias, contre la criminalité, contre la corruption qui existe encore beaucoup trop dans cette région, comme elle existe un peu partout dans le monde, évidemment, je le sais, et aussi, il faut le dire, ailleurs en Europe. Mais enfin, il faut tout de même lutter contre les excès que l'on constate ici.

Donc, il faut que les pays européens prennent leurs responsabilités et apportent la solidarité. Mais il faut aussi que les dirigeants de ces pays, et je pense en particulier à la Bosnie-Herzégovine, je pense bien entendu à l'ensemble de la République fédérale de Yougoslavie et aux autres, prennent conscience qu'il leur appartient, à eux, de ne plus être des hommes du passé, être des hommes de l'avenir représentant la jeunesse, portant les espoirs de la jeunesse. Et les espoirs de la jeunesse et les intérêts de leurs pays et de ses peuples ce n'est pas, évidement, le nationalisme exacerbé, c'est une notion du passé. C'est la fraternité. C'est la fraternité. C'est ce que nous avons fait entre la France et l'Allemagne, après nous être battus. Aujourd'hui, les jeunes Français et les jeunes Allemands ne savent même pas qu'on s'est battus dans le passé et que leurs grands parents s'injuriaient et s'entre-tuaient. Voilà le progrès à faire. Et le Pacte de stabilité peut y aider.

QUESTION: - Monsieur le Président, c'était un discours brillant en direct sur la télévision bosniaque. Nous regrettons de ne pas avoir entendu ce genre de discours, pas une seule fois après la guerre, de la bouche d'un des leaders d'ici, de l'Europe du sud-est.

LE PRESIDENT: - Je pense qu'il appartient à la jeunesse de ce pays, aujourd'hui, d'assumer ça. Mais moi je ne suis pas pessimiste. Je suis triste quand je vois que les progrès sont lents. Je suis triste, puisque nous parlons de la Bosnie-Herzégovine, qu'on voie les institutions compliquées. C'était inévitable qu'elles soient trop souvent bloquées et que, par conséquent, elles ne permettent pas les progrès indispensables dans beaucoup de domaines, les réformes que la jeunesse de ces pays attend.

Mais, je le répète, il faut que chacun comprenne que seule la réconciliation permettra le progrès. Qu'il ne faut pas s'enfermer dans des idées dépassées. Il faut que les jeunes prennent le pouvoir. Quand je dis les jeunes, ce n'est pas une question d'âge, vous le comprenez bien. C'est une question de mentalité.

QUESTION: - On apprécie le temps que vous nous accordez, et pour finir, encore une question. La République française est depuis très longtemps présente sur ces territoires et possède des liens historiques avec les peuples et pays locaux. De quelle manière votre pays sera concrètement présent dans cette région après le Pacte? Non seulement politiquement, mais dans la pratique.

LE PRESIDENT: - Je crois d'abord que, sans aucune compétition avec les autres pays européens, pour des raisons culturelles, pour des raisons historiques, la France doit être présente ici. Et elle doit, de la même façon, accueillir la culture, les intérêts économiques, les jeunes, les moins jeunes de ces pays chez elle. Et donc, en permanence tisser le lien qui nous unit traditionnellement. Et ne pas le laisser se rompre. C'est un effort qui doit être constant, qui suppose la stabilité politique, qui suppose la réforme économique, puis, surtout, qui suppose que nous ayons une volonté commune. Et cette volonté commune, je vais vous l'exprimer sous la forme d'un voeu.

Moi, j'ai déjà une longue carrière, je ne suis pas un jeune homme, malheureusement, mais je ne voudrais pas mourir sans voir les pays des Balkans appartenant à l'Union européenne.

Sans voir chacun de ces pays, membre, tranquillement, de notre ensemble européen, de notre Union. Avec les échanges que cela suppose, surtout la solidarité, l'amitié, l'absence totale d'intolérance ou de difficultés. Enfin, une Europe pacifique, tolérante, démocratique et assumant le progrès économique qui seul permet le progrès social, c'est à dire le refus de laisser une partie des enfants sur le bord de la route.

QUESTION: - Il n'y a pas de stabilité en Europe du sud-est, et même pas d'Europe stable, sans une Serbie stable et démocratique. Quand pensez-vous qu'elle pourra joindre le Pacte de stabilité?

LE PRESIDENT: - Vous savez, il n'y a pas d'association possible si on n'a pas les mêmes convictions, je veux dire sur l'essentiel. Si l'on ne regarde pas dans le même sens. C'est très difficile de marcher ensemble si on ne regarde pas dans la même direction. La Serbie a aujourd'hui un régime, et c'est le seul pays de la région à avoir un régime qui est en réalité un régime qui n'a pas les valeurs morales qui sont celles des autres pays. C'est un régime du passé, c'est un régime autoritaire, sectaire, qui n'est pas démocratique. C'est un régime qui utilise des moyens à nos yeux inacceptables. C'est pour cela que nous avons fait la guerre pour le Kosovo, qui a été non pas une guerre intérêts, mais une guerre pour la morale.

Alors, la Serbie, nous souhaitons qu'elle rentre dans le Pacte de stabilité, aujourd'hui, demain dans l'Europe, l'Europe unie. Pour cela, il faut d'abord qu'elle adopte les mêmes principes, les mêmes valeurs morales, la même conception de la démocratie que tous les autres pays qui l'entourent. Nous ne sommes pas hostiles à la Serbie, nous respectons le peuple serbe. Nous avons avec lui des relations de longue date. C'est le régime que nous condamnons. C'est le régime qui isole le peuple serbe. Alors, je souhaite que le plus vite possible le peuple serbe puisse entrer dans le Pacte de stabilité et regarder l'avenir dans le même sens que les autres.

QUESTION: - Monsieur le Président, merci beaucoup d'avoir été l'invité de la Radio et Télévision de la Bosnie-Herzégovine. Il nous reste le grand espoir que les visions que vous nous avez présentées, se réalisent. Nous pensons que ce sera la meilleure chose pour les peuples et les pays de cette région.

LE PRESIDENT: - Je vous remercie et je tiens, en terminant, à nouveau à dire mon estime et mon amitié à l'ensemble des Bosniens et Herzégoviens et à dire que la France se sent solidaire d'eux. Et notamment de ceux qui souffrent le plus.