INTERVIEW ACCORDÉE

PAR MONSIEUR JACQUES CHIRAC PRÉSIDENT DE LA RÉPUBLIQUE

AU QUOTIDIEN "POSTIMEES"

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PALAIS DE L'ÉLYSÉE

PUBLIÉE LE SAMEDI 28 JUILLET 2001

QUESTION - S'agissant de l'élargissement de l'Union européenne, il n'y a plus lieu de parler de pays candidats de premier ou deuxième rang. Par exemple dans les négociations, la Slovaquie a déjà rattrapé plusieurs pays du "groupe de Luxembourg". Dans le même temps on peut remarquer un certain retard de la Pologne. Le scénario selon lequel les États baltes seraient obligés d'attendre l'admission de la Pologne, verrou de l'élargissement, est-il vraisemblable ?

LE PRÉSIDENT - Je partage votre analyse selon laquelle il n'y a pas de pays candidat de premier ou de second rang: tous les pays qui veulent rejoindre l'Union sont placés sur un pied d'égalité ; les négociations sont menées selon le principe de différenciation, c'est-à-dire que chaque pays est jugé selon ses mérites propres.

L'Union a fixé à Göteborg un calendrier à la fois ambitieux et réaliste pour l'achèvement des négociations fin 2002, pour autant que les candidats aient rempli les conditions nécessaires. Aucun pays n'a donc de garantie d'être en tout état de cause dans les premiers nouveaux États membres et, en même temps, aucun candidat ne doit se sentir exclu d'une telle hypothèse.

QUESTION - Comment la France envisage-t-elle de limiter la libre circulation de la main-d'oeuvre en provenance des pays candidats ?

LE PRÉSIDENT - La France considère que le dispositif arrêté par l'Union permet de concilier les préoccupations exprimées par certains de ses États membres avec la nécessité d'instaurer dans les meilleurs délais la libre circulation des personnes, qui est une des libertés fondamentales du marché unique européen. Nous avons obtenu que la proposition initiale de la Commission soit assouplie et que les dispositions présentées aux candidats soient flexibles et révisables, permettant une ouverture progressive des marchés nationaux de l'emploi au sein de l'Union. La France est tout à fait disposée à étendre à l'Estonie les mesures qui ont été acceptées par d'autres pays candidats et qui ont permis ainsi la fermeture de ce chapitre.

QUESTION - Êtes-vous satisfait de l'état du débat sur l'avenir de l'Europe ? Dans quelle mesure peut-on entendre dans ces débats les voix des candidats à l'Union européenne ?

LE PRÉSIDENT - La décision prise à Nice d'organiser un grand débat sur l'avenir de l'Union prend corps dans l'ensemble des États membres et dans les pays candidats. Nous nous en réjouissons, bien évidemment.

Le débat prend tournure en France. Il s'appuie notamment sur des forums régionaux afin que les préoccupations des citoyens, des associations, des élus, des étudiants puissent pleinement s'exprimer. Ce type de consultation est une première en France ! Les premiers échanges sont très encourageants. La perspective de l'élargissement cristallise chez nos concitoyens le besoin d'une Europe plus proche de leurs préoccupations quotidiennes.

Nous avons choisi d'associer à ces échanges des représentants des pays candidats, pour faciliter une compréhension mutuelle des enjeux qui se posent en Europe et des réponses concrètes que nous voulons y apporter. Par exemple, l'ambassadeur de la République tchèque était présent à Chalons en Champagne, le 9 juillet dernier. Il a pu nous faire part de sa vision de l'Europe. Ensuite, le débat se poursuivra au niveau européen, à partir de l'année prochaine, dans un cadre plus structuré. Et il est clair, conformément d'ailleurs à la déclaration de Nice, que les pays candidats y seront étroitement associés.

QUESTION - Le Sommet de Göteborg a été marqué par de grandes manifestations. Que peut-on faire pour éviter la répétition de tels événements ?

LE PRÉSIDENT - Le Sommet de Göteborg a effectivement été marqué par des manifestations de protestation contre le processus de mondialisation.

Ce n'est d'ailleurs pas un phénomène propre aux rendez-vous européens. Il est important d'établir un dialogue avec les manifestants pacifiques et les associations, afin d'expliquer que les sommets européens, comme ceux du G8, ont précisément pour objectif de réguler la mondialisation, au profit d'avancées progressives et concertées.

Mais, il est tout aussi important de prévenir la violence de certains casseurs. Des mesures énergiques seront prises contre ceux qui détournent l'objectif pacifique poursuivi par la plupart des manifestants.

QUESTION - Dans quelle direction la PESD devrait-elle se développer ? Comment voyez-vous l'architecture européenne de sécurité dans dix ans ?

LE PRÉSIDENT - La politique européenne de sécurité et de défense a pour ambition de donner à l'Union européenne les moyens de jouer pleinement son rôle sur la scène internationale et d'assumer ses responsabilités face aux crises. Cette capacité de gestion de crise a vocation à renforcer la contribution de l'Union européenne à la paix et à la sécurité internationale, conformément aux principes de la Charte des Nations Unies et dans le respect des prérogatives du Conseil de sécurité.

La présidence suédoise qui vient de s'écouler nous a permis d'avancer conformément au mandat adopté par les Quinze au Conseil européen de Nice. Nous avons mis en place les organes de décision politiques et militaires. Après une phase de validation des procédures de travail, le système doit être opérationnel à la fin de cette année lors du prochain Conseil de Laecken. S'agissant de nos capacités, une conférence permettra de faire le point sur les progrès enregistrés depuis un an. C'est un aspect essentiel de la crédibilité de notre démarche. Nous avons donc toutes les raisons de rester optimistes quant à la réalisation des objectifs fixés pour 2003, c'est-à-dire être en mesure de projeter une force de 60 000 hommes sur un théâtre extérieur pour une durée d'un an si nécessaire.

L'Union européenne exercera son nouveau rôle en transparence et coopération avec l'OTAN, dans le respect de l'autonomie de chacune des organisations, ainsi que des prérogatives de l'ONU et de l'OSCE.

QUESTION - Quelle est l'attitude de la France à l'égard de la défense antimissiles projetée par les États-Unis ?

LE PRÉSIDENT - La question des défenses antimissiles a été placée au coeur du débat stratégique par nos alliés américains.

Nous ne contestons pas le risque de la prolifération balistique, tout en ayant une analyse différente de l'ampleur de la menace ou de son évolution possible dans le temps. Il ne peut y avoir de réponse unique à ce problème, qui s'inscrit dans le cadre d'une réflexion plus large sur les nouvelles conditions de la sécurité.

Nos réflexions et nos interrogations sont connues. Elles demeurent, mais nous souhaitons poursuivre un vrai débat, fondé sur l'échange et le dialogue.

QUESTION - Quel pourrait être d'après vous le scénario de l'élargissement de l'OTAN : le "big bang", l'accession groupée, ou bien l'admission de chaque État séparément en fonction de ses caractéristiques ? Est-il réaliste de penser que l'un des États baltes pourrait être invité à adhérer à l'OTAN avant 2002 ?

LE PRÉSIDENT - Les décisions concernant le prochain élargissement de l'OTAN seront prises lors du Sommet de Prague à l'automne 2002. Leurs modalités ne sont donc pas encore arrêtées. Ce que je voudrais souligner, c'est qu'il importe surtout de ne pas créer de nouvelles lignes de division en Europe. L'objectif poursuivi à travers l'élargissement de l'OTAN, comme de l'Union européenne, est la réunification de notre continent. Les États baltes font partie des neuf pays qui ont choisi de se porter candidats à l'entrée dans l'OTAN. C'est leur droit le plus légitime de déterminer librement le système d'alliance auquel ils souhaitent appartenir, sachant que l'OTAN ne représente une menace pour personne et que sa finalité est de défendre la liberté et la sécurité de ses membres, ainsi que de renforcer la stabilité sur notre continent.

QUESTION - Comment pourriez-vous décrire les relations franco-estoniennes ?

LE PRÉSIDENT - Les relations franco-estoniennes sont de grande qualité, notamment grâce à l'attention que leur porte personnellement le Président MERI. Les visites officielles sont régulières. Je voudrais, par ailleurs, signaler l'accueil fin mai dans les administrations françaises chargées des dossiers communautaires d'une importante délégation de hauts fonctionnaires estoniens, regroupant les secrétaires généraux d'une dizaine de ministères à Tallinn.

Quant à nos relations économiques, elles se sont accrues notablement au cours des cinq dernières années, mais demeurent modestes. Nous devons être beaucoup plus présents et plusieurs hommes d'affaires m'accompagnent dans ma visite.

Dans le domaine culturel, plusieurs manifestations marqueront l'année 2001: le Choeur grégorien de Paris et l'ensemble vocal estonien "Vox clamantis" participeront à une tournée de concerts conjoints autour de la Baltique, l'ensemble Musicatreize sera présent au festival international de musique contemporaine de Nyyd du 6 au 14 octobre 2001. Enfin, je me réjouis de l'organisation de l'exposition "La peinture estonienne au XXe siècle" à Paris à la fin du mois d'août sous le haut patronage de la présidence estonienne et du Sénat français.