INTERVIEW TÉLÉVISÉE

DE MONSIEUR JACQUES CHIRAC PRÉSIDENT DE LA RÉPUBLIQUE

À L'OCCASION DE LA FÊTE NATIONALE

INTERROGÉ PAR ÉLISE LUCET - PATRICK POIVRE D'ARVOR - BÉATRICE SCHÖNBERG

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PALAIS DE L'ÉLYSÉE

VENDREDI 14 JUILLET 2000

P. POIVRE D'ARVOR - Monsieur le Président, bonjour.

LE PRÉSIDENT - Bonjour.

P. POIVRE D'ARVOR - Nous sommes ravis d'être avec vous pour ce premier 14 juillet des années 2000. Avec Béatrice SCHÖNBERG et Élise LUCET, nous avons bien des questions à vous poser sur le référendum, la cohabitation, les prochaines échéances municipales, législatives, présidentielles, la Corse et sa tentation de sortir des lois de la République, les affaires de la mairie de Paris qui cernent le maire actuel -votre ancien Premier adjoint-, la cagnotte, la répartition des fruits de la croissance, les impôts, les déficits, la retraite, sans parler, bien sûr, des premiers pas de la Présidence française à la tête de l'Europe, de ce que vous pensez de MM. BOUTEFLIKA et EL ASSAD et puis, évidemment, des otages.

Il y a donc beaucoup à dire...

LE PRÉSIDENT - ...l'agenda est chargé.

P. POIVRE D'ARVOR - Alors, on va essayer de tenir dans les trois-quarts d'heure qui nous sont impartis. On va commencer par cette remontée des Champs-Élysées que vous venez d'effectuer. Vous êtes passé devant les maires, les quinze mille maires que vous allez retrouver, tout à l'heure, au Sénat. Vous leur avez dit qu'ils étaient le coeur de la Nation. Et, la Nation, vous allez lui demander de se prononcer le 24 septembre prochain, par voie de référendum, sur le quinquennat. Êtes-vous aujourd'hui, plus convaincu que vous ne sembliez l'être, il y a un mois ?

LE PRÉSIDENT - Je voudrais d'abord vous dire, Monsieur POIVRE D'ARVOR, que ce matin j'étais, une fois de plus, fier d'être français, très fier. Quinze mille maires qui incarnent la démocratie de notre pays dans ce qu'elle a de plus fort, de plus enraciné et un superbe défilé d'une armée française qui incarne la défense de nos valeurs. Tout cela a donné une très belle image de la civilisation de notre pays. Alors, j'étais fier.

QUESTION - Alors, ma question sur le référendum, vous disiez : "s'ils votent oui, c'est bien, s'ils votent non, c'est bien ". Vous pensez quand même qu'il faut qu'ils votent oui ?

LE PRÉSIDENT - Je l'ai précisé, cela ne vous a pas échappé. Nous sommes dans une période, et ce sont les maires qui me faisaient penser à cela ce matin, où la démocratie évolue et où elle doit encore évoluer. Je veux dire qu'elle doit davantage se diffuser.

Le temps où les décisions étaient prises au sommet, ensuite exécutées à la base, est un temps révolu. La démocratie, aujourd'hui, exige que l'on fasse plus souvent appel aux Français, qu'on leur demande leur avis.

C'est ce à quoi répond, en particulier, le raccourcissement du mandat présidentiel. En fait que c'est le référendum que je souhaitais retenir pour interroger les Français. Mais au-delà de cela, ce que nous devons bien comprendre dans nos comportements et dans nos évolutions, c'est que la démocratie, aujourd'hui, dans un monde où les techniques de communication se sont tellement sophistiquées, doit être rendue le plus possible aux Français.

D'où la nécessité d'avoir une démocratie locale plus forte, plus active avec un droit à l'expérimentation, à la contractualisation. D'avoir une démocratie sociale qui ne laisse pas au Gouvernement ou à l'État central le soin de tout diriger mais qui donne aux acteurs sociaux, syndicats, professions, associations..., la possibilité, dans un cadre garanti par l'État, de faire évoluer les choses.

Et puis, la démocratie directe, et j'en viens au référendum où il faut que, sans que cela soit un drame comme cela a été trop souvent, les Français puissent répondre à une question que l'on leur pose au plan national et, éventuellement, au plan local.

QUESTION - Le taux d'abstention pourrait bien jouer les trouble-fête. C'est, tout du moins, ce que prédisent certains sondages. Dans cette hypothèse, Monsieur le Président, est-ce qu'un petit oui serait un signe d'échec ou de succès ?

LE PRÉSIDENT - Madame SCHÖNBERG, je crois qu'il est temps que notre démocratie, je viens de le dire, mûrisse. Dans une démocratie représentative, il y a une majorité et une minorité. Le problème de l'abstention est un problème qui ne se pose pas si tout le monde accepte la règle du jeu, c'est-à-dire qu'une décision est prise à la suite d'une question qui est posée, soit au niveau local ou régional, soit au niveau national.

Alors, je ne crois pas qu'il y ait une fatalité à l'abstention. Je crois que les Français doivent comprendre que cette évolution de la démocratie, qui suppose une plus grande participation de leur part aux décisions qui sont prises et qui les concernent, va dans le sens d'un engagement qui les obligent en quelque sorte moralement à s'exprimer. Mais ce qui est important, ce n'est pas l'abstention, c'est une conception dépassée des choses, à partir du moment où l'on veut diffuser la démocratie.

J'ajoute que si on reste en permanence avec cette idée dans la tête qu'il ne faut pas faire de référendum parce que cela risque de provoquer des abstentions alors, évidemment, on ne fera pas progresser la démocratie.

QUESTION - Justement, Monsieur le Président, vous vous êtes clairement engagé pour le oui. Mais, est-ce que vous allez vous engager personnellement et allez-vous faire campagne, jusqu'au 24 septembre justement, pour que cette abstention ne soit pas trop forte ?

LE PRÉSIDENT - Vous savez, moi je fais confiance aux Français. Il ne faut jamais avoir peur d'interroger les Français. Alors, vous vous imaginez bien que je ne vais pas aller, comment dirais-je, battre les estrades, mais j'ai dit aux Français ce que ma réflexion m'avait conduit à leur proposer. Je souhaite qu'ils répondent favorablement. Je le souhaite, je le répète, pas seulement pour une réforme qui me paraît moderniser nos institutions et qui est arrivée à un moment opportun, celui où elle pouvait être faite sans mettre en cause les institutions de la Ve République ce qui, pour moi, était l'essentiel. Je pense qu'ils le comprendront.

QUESTION - Le quinquennat, cela pose, bien sûr, la question de la prochaine élection présidentielle. Avez-vous pris votre décision et serez-vous candidat pour un deuxième mandat ?

QUESTION -...On vous le demandera à tous les 14 juillet...

LE PRÉSIDENT - Eh bien, j'attendrai le prochain, au moins, pour vous répondre. Il y a un temps pour tout. Il y a le temps du travail, c'est le mien actuellement. Et puis, il y a le temps de ce genre de décision qui arrivera le moment venu.

QUESTION - ...Mais, cela ne fait pas beaucoup de doute pour le moment opportun.

LE PRÉSIDENT - Je vous laisse la responsabilité, Monsieur POIVRE D'ARVOR, de cette affirmation.

QUESTION - Monsieur le Président, une question d'actualité concernant la Corse. Vous êtes d'ailleurs très attendu sur cette question. Les élus corses réclament un transfert de compétences et qu'une assemblée soit susceptible de définir la loi, de fabriquer la loi. Que pensez-vous de ce principe ?

LE PRÉSIDENT - je crois que la première chose est de s'interroger sur ce que veulent les Corses. Moi, j'ai une conviction. C'est que la très grande majorité des Corses veut rester française. Les Corses veulent rester Français dans une République qu'ils ont si longtemps et si bien servie. Ils veulent probablement vivre en paix après des années de drames, de crimes. Et puis, ils veulent maîtriser mieux les décisions qui concernent leur île, compenser ses handicaps, permettre un meilleur développement dans le cadre national, européen, méditerranéen, qui est le leur.

Alors, des discussions ont été engagées avec les élus corses. J'avais moi-même, en avril dernier, eu l'occasion de dire quel était selon moi, l'objectif de ce débat. Les élus corses ont arrêté une position, ils sont en train de la formaliser. Ils vont la présenter au Gouvernement, lequel prendra sa décision. Et naturellement, j'attendrai pour m'exprimer de savoir quelles sont les propositions et quelle est la décision du Gouvernement. Je dirais simplement que c'est un moment important pour la Corse, important...et que chacun doit être conscient de sa responsabilité, dans le respect de l'unité de la République.

QUESTION - Et vous pensez que le Gouvernement a ouvert la boîte de Pandore, d'une certaine façon, en permettant que des lois soient votées par d'autres ?

LE PRÉSIDENT - Je crois qu'il n'y avait pas d'autres solutions que d'ouvrir la discussion. Vous savez, le dialogue est la meilleure manière dans une démocratie. J'évoquais, tout à l'heure, ce que je considérais être les grandes lignes. Je pense qu'on aurait pu d'ailleurs approfondir ce sujet qui était intéressant. Mais le dialogue est toujours le meilleur moyen de le prouver.

QUESTION - Monsieur le Président, est-ce que ce pouvoir législatif encadré ou contrôlé, dont on parle actuellement ne vas pas ouvrir la voie à un particularisme qui pourrait mettre en danger l'intégrité de l'État ?

LE PRÉSIDENT - Madame LUCET, est-ce que vous savez exactement quelles sont les propositions qui vont être présentées au Gouvernement ?

QUESTION - Pas encore...

LE PRÉSIDENT - Non. Est-ce que vous savez quelle va être la position du Gouvernement en réponse à ses propositions ? Non. Alors, quand nous le saurons, nous pourrons en tirer des conclusions de façon sérieuse.

QUESTION - Mais par exemple, quand vous entendez parler d'une possible amnistie pour les assassins du Préfet ÉRIGNAC, est-ce que vous bondissez ? Vous ne vous dites pas qu'il est hors de question que cela rentre dans un cadre de discussions ?

LE PRÉSIDENT - Je crois que cela manque de décence d'évoquer ce genre de problème, alors même que l'assassin du Préfet ÉRIGNAC court encore. Cela manque de décence.

QUESTION - Monsieur le Président, venons-en maintenant aux prochaines élections municipales et notamment en ce qui concerne Paris. Mis en examen dans l'affaire de la MNEF, le socialiste Jean-Marie LE GUEN a retiré sa candidature, dans le XIIIe arrondissement, en affirmant, je cite : " je ne ferai rien qui puisse gêner la campagne de mon parti ". Espériez-vous une telle phrase de la part de Jean TIBÉRI ?

LE PRÉSIDENT - Hélas !, on ne peut que regretter le spectacle donné sur la scène parisienne, d'ailleurs sur tous les bancs depuis quelques mois, depuis que se dessine la perspective de ces élections municipales. Moi je reste, pour des raisons que vous imaginez, très proche et très attaché aux Parisiens. J'aime cette ville, je lui ai donné ce que je pensais être le meilleur de moi-même, pour essayer d'améliorer le sort des Parisiens, d'humaniser la ville, de la rendre, sur le plan national et international, plus prestigieuse, à sa place qui, à mes yeux, ne peut être que l'une des toutes premières dans le monde. Et je souhaite que cette politique soit poursuivie pour ces élections municipales. Vous comprendrez très bien qu'à la place qui est la mienne, en tant que Président de la République, je n'ai pas du tout l'intention, ni la vocation, à intervenir dans les élections municipales. Ni à Paris, ni ailleurs.

QUESTION - Mais vous avez reçu tous les candidats à droite.

LE PRÉSIDENT - Je reçois les gens qui me demandent à être reçus. Je n'ai pas l'intention d'intervenir. Cela doit être tout à fait clair. Je souhaite, naturellement, que les querelles s'apaisent. Je souhaite que l'union revienne. Et je n'ai pas, je vous le dis tout de suite, d'autres commentaires à faire sur ce point, donc il est inutile d'attendre de moi autre chose que ce que je viens de vous dire en ce qui concerne les élections municipales. Les partis et les candidats décident, ils font leurs choix et les Parisiens voteront.

QUESTION - Mais vous disiez votre attachement à Paris, Monsieur le Président. Est-ce que vous n'avez pas peur que l'obstination de Jean TIBÉRI ne fasse basculer Paris à gauche ?

LE PRÉSIDENT - Je n'ai pas à faire d'ingérence dans les affaires municipales de Paris. Ce n'est pas mon rôle.

QUESTION - Concernant, Monsieur le Président, l'affaire des électeurs fantômes, est-ce que vous avez le sentiment que cela jette le discrédit sur la gestion de la ville de Paris ? Est-ce que cela vous choque ?

LE PRÉSIDENT - Cela me choque profondément. L'idée me choque profondément. Reste naturellement à en apporter la preuve. La justice est saisie, qu'elle fasse son travail. Vous savez, il peut y avoir des fautes. La faute est humaine. Mais, dans une démocratie, la faute est inacceptable surtout quand elle vient de responsables élus. Et donc, elle doit être sanctionnée très fortement. Mais encore faut-il qu'elle soit prouvée. Alors, la justice est saisie, moi je suis garant de l'indépendance de la justice, je suis le dernier à pouvoir porter un jugement tant que la justice ne s'est pas prononcée.

QUESTION - Et vous pensez que Jean TIBÉRI a pu agir sans en référer, alors qu'il était votre Premier adjoint à l'époque ?

LE PRÉSIDENT - Monsieur POIVRE D'ARVOR, je vais vous dire une chose. La gestion d'une ville comme Paris est une affaire considérable, considérable pour un maire. Vous imaginez bien que je n'étais pas en permanence derrière chacun des 520 ou 530 élus parisiens, et éventuellement derrière chacun des quelques 40 000 fonctionnaires parisiens, pour m'assurer qu'aucune irrégularité ou qu'aucune faute n'était commise. S'il y a des fautes, la justice le dira. Et je n'ai rien à ajouter à cela.

QUESTION - Est-ce que vous seriez favorable à une mise à plat et peut-être à une loi sur les listes électorales, par exemple ?

LE PRÉSIDENT - Ça, je n'y vois aucun inconvénient. On a déjà beaucoup progressé dans ce domaine. Je me souviens de l'époque où il y avait beaucoup de fraudes avec le vote par correspondance qui a été supprimé depuis. Et à juste titre. Aussi, si l'on peut renforcer les moyens légaux pour faire en sorte que le contrôle soit plus strict et la faute plus difficile à commettre, je n'y verrais que des avantages et je l'appuierais naturellement.

QUESTION - Monsieur le Président, en ce qui concerne cette fois la cohabitation, est-ce que vous n'êtes pas condamné à avoir des relations de plus en plus tendues avec le Premier ministre, l'échéance présidentielle approchant ?

LE PRÉSIDENT - Ce n'est pas du tout ce que je ressens. Je profite de cette occasion d'ailleurs, pour vous dire que lorsque j'étais de l'autre côté de la barrière en situation de cohabitation avec le Président François MITTERRAND, la même question m'a été régulièrement posée et à lui aussi.

QUESTION - ...Cela n'avait duré que deux ans ?

LE PRÉSIDENT - Non, non. Il y avait peut-être des rumeurs mais il n'y avait pas de fondements. Vous savez quand les Français ont décidé d'élire la majorité actuelle, cela a été le choix des Français, leur droit, la démocratie. J'ai décidé que ma responsabilité -je décidais pour moi-même-, et aussi d'ailleurs celle du Gouvernement, était de faire en sorte que les Français n'aient pas à subir les humeurs qui pourraient être celles de leurs responsables politiques et que les responsables politiques étaient à leur service. Ils avaient choisi de distribuer le jeu comme ils l'entendaient. Il appartenait, alors, à chacun de ces responsables politiques d'assumer sa responsabilité, de faire son devoir dans le seul intérêt des Français et non pas dans le cadre de je ne sais quelles polémiques politiciennes. C'est ce que j'ai fait. C'est ce que nous avons fait. Et la cohabitation s'est exercée dans des conditions, me semble-t-il, aussi conformes à ce que les Français avaient souhaité en élisant cette assemblée.

QUESTION - Oui. Mais dernièrement on vous sent plus en concurrence, j'allais dire, sur des terrains aussi politiques que géographiques d'ailleurs ?

LE PRÉSIDENT - Mais je ne vois pas ce qui vous permet de le dire et méfiez-vous des illusions !

QUESTION - C'est-à-dire qu'il y a une singularité ...Il y a trois ans que vous cohabitez ?

LE PRÉSIDENT - Et méfiez-vous encore plus des propos de radios-trottoirs.

QUESTION - Depuis trois ans vous cohabitez avec Lionel JOSPIN, pour encore en principe deux ans. Il va y avoir cette élection présidentielle. Chacun se regarde comme un possible challenger. Pensez-vous, pour en revenir à ce que l'on disait tout à l'heure sur les affaires, qui touchent la droite et aussi la gauche, comme certains proches de l'actuel Premier ministre, que se sont finalement les magistrats qui vont arbitrer cette élection présidentielle ?

LE PRÉSIDENT - Les magistrats n'ont ni le pouvoir, ni surtout la volonté d'arbitrer une élection. Ils ont le pouvoir de dire le droit, d'assumer la justice, de faire les enquêtes nécessaires et de prononcer les condamnations, lorsqu'il y a lieu. Voilà. Nous sommes dans un pays, heureusement, de séparation des pouvoirs.

QUESTION - Juste sur cette compétition, Élise LUCET faisait un petit peu référence à une compétition d'images. On vous voit les uns et les autres parler de football, de tout. Ne pensez-vous pas que cette élection va se jouer sur de l'image plus que sur des idées ?

LE PRÉSIDENT - Cela fait longtemps que j'entends dire ça et je trouve que c'est un propos bien insolent pour les Français, bien insolent. Cela voudrait dire que les Français, au fond, ne sont pas capables de se prononcer sur autre chose qu'une vague image. Non. J'ai le plus grand respect, naturellement, pour la télévision et pour ceux qui l'animent et qui la font. Enfin ne croyez pas qu'il n'y a que cela qui compte. Les Français réfléchissent. Les Français regardent. Ils se font leur idée et c'est cela l'essentiel et pas seulement à partir des images, heureusement.

QUESTION - Peut être un mot sur le calendrier de 2002. Vous semblera-t-il opportun de modifier ce calendrier des échéances électorales, législatives, présidentielles ou est-ce que ce sera au fond, une atteinte au fonctionnement de la Ve République ?

LE PRÉSIDENT - Vous savez, j'ai observé que les Français n'aimaient pas que l'on modifie les règles du jeu juste avant de jouer. Ils soupçonnent immédiatement les acteurs de vouloir tricher, d'avoir des arrière-pensées politiques, personnelles...Ont-ils tort ? Ont-ils raison ? Le problème n'est pas là. Mais je crois que ce sont des sujets avec lesquels il faut être très prudent. Les règles du jeu existent. Il faut les respecter. Je crois que c'est ce que les Français souhaitent le plus.

QUESTION - Voilà trois ans que vous pratiquez le Premier ministre. Est-ce qu'il y a un reproche que vous lui faites, notamment en matière des réformes qu'il n'aurait pas engagées et que vous souhaiteriez le voir engager ?

LE PRÉSIDENT - Si j'avais à faire un reproche personnel au Premier ministre, je le lui ferai à lui. Cela peut m'arriver, mais je n'y donne aucune publicité. Mais surtout, il est bien évident que nous appartenons à deux familles politiques différentes.

QUESTION - ...la gauche et la droite ?

LE PRÉSIDENT - Si vous voulez. C'est d'ailleurs ce qui fait que nous sommes en cohabitation. Alors j'ai une vision des choses et un jugement sur ce qu'il faut faire au service des Français aujourd'hui qui ne sont pas la même et le même que celui du Premier ministre. C'est un fait. Les Français ont décidé que le Gouvernement actuel devait conduire sa politique. Il m'arrive, naturellement, et c'est ma vocation d'éclairer le terrain, de dire ce que je pense lorsque j'estime que c'est important. Le Gouvernement assume la responsabilité de ce qu'il fait et moi, je suis éclaireur, en quelque sorte. Le Président de la République n'est pas un arbitre seulement. Il est un acteur. Il est là aussi pour dire aux Français qui l'ont élu comment il voit les choses, comment il anticipe l'avenir. Cela est essentiel et c'est ce que j'essaie de faire tant sur le plan de la politique intérieure que sur le plan de la politique étrangère, mais dans le respect des règles de cohabitation que je rappelais tout à l'heure.

QUESTION - Quelles sont les grandes réformes qui, d'après vous, restent en panne ?

LE PRÉSIDENT - Il y en a, à mes yeux, beaucoup. Je parlais tout à l'heure de la démocratie. Je disais qu'il faut décentraliser très largement, donner aux élus, sous le contrôle de l'État, un certain nombre d'attributions qui sont actuellement exercées par des fonctionnaires de l'État, au niveau local ou régional. Il faut donner le droit d'expérimentation. Il faut permettre la contractualisation, autrement dit il faut rapprocher toutes les décisions des électeurs. Cela est une réforme très importante qui peut et qui doit être faite. Je prendrai un exemple concret : la sécurité. La sécurité est un souci, je dirais lancinant, aujourd'hui pour les Français. Et je ne vous cache pas que je suis inquiet dans ce domaine, très inquiet. La délinquance s'installe. L'insécurité s'installe et se banalise et lorsque vous écoutez les Français ils disent : " ah ! c'est l'impuissance des pouvoirs publics, c'est l'impunité pour les délinquants ". Il y a là un grand problème. Je pense qu'une partie de ce problème devrait être, pour être mieux réglé, assumé par les maires. Je le crois. Je parle de la police de proximité. Pourquoi ? Parce que le maire, c'est en quelque sorte un médecin généraliste et avant de faire appel à des spécialistes, il faut d'abord laisser le généraliste faire son diagnostic et apporter son traitement. On aurait tout à y gagner.

Dans le domaine de la démocratie sociale, dont je parlais, on commence aujourd'hui à faire les premiers pas d'une espèce de déconcentration. Les acteurs sociaux doivent pouvoir décider pour ce qui concerne la vie des travailleurs, des entreprises, dans le cadre naturellement de garantie de l'État. Il faut que l'État puisse admettre aujourd'hui sans nostalgie, ni réticence, que la décision doit être prise pour une large part au niveau des acteurs sociaux, que c'est un moyen de progresser, que la société progresse mieux par le dialogue que par la contrainte ou la réglementation. Je répète, nous en avons actuellement un exemple important avec l'assurance chômage. Je souhaite qu'on en tire un peu les conséquences, si l'on devait arriver à l'étatisation de l'assurance chômage, ce serait un extraordinaire recul pour ce qui concerne une démocratie sociale dont je souhaite, au contraire, qu'elle se développe. Enfin, je vous ai parlé de la démocratie directe. On pourrait parler aussi naturellement de la réforme des retraites qui inquiète tous les Français. Chacun sait pourquoi.

Je n'ai pas besoin de m'appesantir sur la nécessité de mieux contrôler nos dépenses publiques et de profiter de la période de croissance que nous connaissons pour faire les réformes qui sont toujours difficiles, notamment en France. Surtout quand celles-ci touchent les hommes, les femmes, les organisations. Il faut les faire dans une période de croissance. C'est beaucoup plus facile naturellement que de les faire dans une période de pénurie. Je souhaite que cela puisse se réaliser aussi. Je souhaite que nos déficits diminuent. Je souhaite que notre dette diminue. Elle est tout à fait excessive. Nous sommes dans le peloton de queue aujourd'hui des pays de la zone euro. Bref, il y a beaucoup de réformes qui pourraient être faites.

QUESTION - On va essayer de les détailler, précisément...

LE PRÉSIDENT - Je suis d'accord. Je dis simplement qu'il m'arrive d'évoquer ces réformes. C'est mon devoir en tant que chef d'État élu au suffrage universel. C'est mon devoir. Ceci étant, je trouve tout à fait naturel que le Gouvernement qui est issu d'une majorité qu'a voulue le peuple français...Le peuple jugera le moment venu.

QUESTION - Si le Premier ministre est actuellement à Matignon, c'est parce que vous avez dissout l'Assemblée il y a trois ans, et souvenez-vous, le Premier ministre de l'époque et les prévisionnistes disaient : "Mais il va y avoir une situation catastrophique économiquement". Apparemment, ils ont eu tort, et on voit bien que l'argent rentre à flot. Vous le disiez vous-même, ici même, il y a un an. Concernant la "cagnotte" de l'État, on découvre 30 milliards nous annonce Laurent FABIUS cette semaine. Cette répartition est-elle bien faite, les fruits de la croissance sont-ils bien répartis ? Vous évoquez le déficit, réduction du déficit. Mais, il peut y avoir réduction des impôts. Est-ce qu'il faut choisir, trancher de ce point de vue là ?

LE PRÉSIDENT - Je voudrais d'abord souligner une situation curieuse. Nous sommes dans une période de croissance forte et le pouvoir d'achat n'augmente pas. À ma connaissance, c'est sans précédent. Je peux me tromper, mais je ne vois pas de précédent. Le pouvoir d'achat du salaire mensuel moyen aujourd'hui reste étal, malgré plus de 3% de croissance. Cela est un premier pas. Pourquoi ? J'ai ma petite idée sur ces questions, mais peu importe. On a trop de réglementations. Je prends l'exemple des trente cinq heures. Vous savez que je suis favorable à la diminution du temps de travail. Mais je pensais que c'était là aussi dans le cadre de cette démocratie sociale que j'appelle de mes voeux. Les décisions devaient être prises entre les partenaires sociaux et non pas réglementées pour tout le monde et de la même façon à partir d'une décision législative ou réglementaire. Cela crée des comportements dans les entreprises qui consistent à bloquer les salaires. Alors est-ce que c'est un grand progrès ? On peut s'interroger. C'est pour cela que je vous dis que le dialogue est plus porteur de progrès social dans le monde d'aujourd'hui que la réglementation. Ce n'était pas vrai, il y a dix ans, ou il y a vingt ans.

QUESTION - À quelles conditions pourra-t-on modifier ou changer le visage de cette fracture sociale dont vous parlez, qui vous tient à coeur ? LE PRÉSIDENT - Le visage...

QUESTION - ... de la fracture sociale dont vous parlez. À quelle condition ?

LE PRÉSIDENT - La fracture sociale, dans l'état actuel des choses, elle ne se réduit pas

QUESTION - Par rapport à il y a cinq ans...

LE PRÉSIDENT - Absolument pas. Si vous prenez par rapport à il y a cinq ans, le nombre des allocataires du RMI ne fait qu'augmenter. Par conséquent, nous voyons aujourd'hui le chômage diminuer, la richesse augmenter, la répartition contestée, notamment par les gens qui ont fait le plus d'efforts, c'est-à-dire, je dirais, la génération entre trente et cinquante ans qui a assumé la période charnière, celle qui a fait des efforts qui nous permettent aujourd'hui de bénéficier de la croissance et qui ne se voit pas récompensée au moment où la croissance arrive. Je le répète, la fracture sociale s'élargit. Et les progrès de la communication, des techniques de communication et, notamment, de tous les moyens de l'ordinateur risquent fort d'ajouter à cette fracture sociale que j'ai évoquée, que vous évoquez, une fracture en quelque sorte numérique. Non seulement au détriment de ceux qui ne pourront pas acquérir les moyens nécessaires, mais surtout acquérir la compétence pour les utiliser. Quand vous pensez, par exemple, qu'aujourd'hui, depuis cinquante ans, l'illettrisme en France n'a pas diminué. Or, aujourd'hui, un travailleur sur deux passe au moins une fois par jour devant un ordinateur. Celui qui ne sait pas, qui ne maîtrise pas bien la lecture et l'écriture, au moment où se fait cette deuxième révolution majeure, depuis Gutenberg, de l'écriture, celui là est forcément marginalisé. Donc, il y a des problèmes de fracture sociale.

QUESTION - Vous n'avez pas répondu précisément à la question sur la réduction des impôts ou du déficit.

LE PRÉSIDENT - Il faut le faire ensemble.

QUESTION - Les deux à la fois ?

LE PRÉSIDENT - Il faut le faire ensemble. Nous devons profiter de nos moyens, d'une part pour engager un processus de réduction de charge fiscale et de prélèvement en général qui sont en francs supérieur à ceux de tous nos voisins, qui crée pour nous un handicap. C'est une première priorité. La deuxième, c'est la réduction de nos déficits. Quand vous pensez que chaque jour ouvrable en France, nous créons un milliard de plus de dette. Cela ne peut pas durer indéfiniment. Il faut profiter de la croissance pour résorber ce qui sans cela, pèsera lourdement sur nos enfants qui devront, eux, les rembourser par leurs impôts. Et puis, enfin, il faut également en profiter pour faire les réformes, notamment dans l'ensemble du secteur public, qui s'impose, non pas diminuer les services rendus au citoyen, notamment par l'État, par l'administration au sens le plus large du terme, mais pour faire en sorte qu'on les rende à meilleur coût. La productivité cela existe partout. Et il faut en profiter et en donner les avantages à ceux qui doivent les recevoir, c'est-à-dire aux citoyens.

QUESTION - Et vous parliez du paritarisme. Il y a une réforme qui a été engagée par le Gouvernement. Il s'agit de redéfinir les règles de fonctionnement entre le patronat, les syndicats, le Gouvernement. Avez-vous le sentiment que le Gouvernement utilise la bonne méthode dans ce domaine ?

LE PRÉSIDENT - Ecoutez, je vous ai dit, tout à l'heure, ce que je pensais du dialogue social et je n'ai rien à y ajouter. C'est-à-dire que je considère que les Français doivent prendre conscience du fait qu'aujourd'hui le dialogue est plus porteur de progrès que la contrainte ou la réglementation. Je vous l'ai dit.

QUESTION - Par exemple, l'exemple de Nicole NOTAT qui signe avec le MEDEF, est-ce que vous pensez que c'est un signe de renouveau ou que c'est une mise en cause des acquis sociaux ?

LE PRÉSIDENT - Je ne voudrais surtout pas porter un jugement sur l'action menée par les organisations syndicales et professionnelles. Moi, je regarde le résultat. Je constate que l'accord tel qu'il a été accepté par les organisations professionnelles et deux syndicats français est un accord qui, à mes yeux, a deux avantages.

Le premier, sur le principe : que les acteurs sociaux prennent leurs responsabilités dans un domaine qui est le leur depuis quarante ans.

Deuxièmement, le résultat est positif, il est sans aucun doute positif pour les chômeurs qui verront leurs prestations s'améliorer et positif pour les entreprises et pour les salariés. Je crois donc, que cela va dans la bonne direction, si tout le monde respecte ses engagements et notamment si les entreprises respectent leurs engagements. Et puis, je trouve que c'est tout à fait caractéristique d'une évolution vers cette démocratie sociale, qui, je le répète, est dans l'air du temps, c'est comme cela que la France sera de plus en plus moderne, c'est en s'adaptant aux exigences de la démocratie, sur le plan politique comme sur le plan social.

QUESTION - Est-ce qu'on peut avoir votre sentiment sur le PARE, ce plan d'aide de retour à l'emploi ?

LE PRÉSIDENT - Moi, j'y suis favorable, naturellement. Je le répète, je ne porte pas de jugement sur ces modalités d'application.

QUESTION - Oui, tout en sachant qu'un grand nombre de syndicats n'y sont pas favorables ?

LE PRÉSIDENT - C'est une bonne orientation, elle va me semble-t-il dans le bon sens. En fait, c'est une évolution moderne. C'est probablement d'ailleurs ce qui fait que certains ont du mal à l'approuver.

QUESTION - Monsieur le Président, à Seattle ou à Millau, on a vu de nombreux Français se ranger spontanément derrière José BOVÉ, est-ce que vous comprenez cette mobilisation très forte contre la mondialisation, et est-ce que vous partagez, vous, certaines des inquiétudes qui sont exprimées ?

LE PRÉSIDENT - Certaines, oui. La mondialisation, il faut d'abord comprendre qu'elle est inéluctable, inévitable. On ne peut pas s'en extraire et d'ailleurs, elle a une part importante dans la croissance que nous connaissons aujourd'hui et dont nous nous réjouissons. Mais, naturellement, elle crée des réactions qui ont été caractérisées par les événements que vous venez d'évoquer. Réactions, je dirais, de peur à l'égard de ce qu'on comprend mal et réactions de refus. Une exigence en quelque sorte de garanties qu'on ne va pas être écrasé par un système qu'on comprend mal. Alors, je le répète, c'est inéluctable, et la mondialisation est par définition le grand facteur actuel de progrès dans la mesure ou elle permet d'accentuer, d'accélérer les échanges qui sont aujourd'hui les plus créateurs de richesses. Mais la mondialisation comporte des dangers, des dangers sérieux. Pour ma part, j'en vois trois qui méritent une vraie réflexion, je regrette qu'on ne le fasse pas suffisamment sérieusement dans les instances internationales. Pour ma part, je m'y emploie.

La première réflexion, c'est l'exclusion, tant au niveau des pays -les pays riches qui sont de plus en plus riches, les pauvres de plus en plus pauvres-, qu'au niveau des citoyens dans les pays, ceux qui peuvent suivre le mouvement et ceux qui ne le peuvent pas et qui restent de plus en plus nombreux au bord de la route. Donc, la mondialisation, si l'on n'y prend pas garde, si on ne la maîtrise pas, va accentuer considérablement ces phénomènes d'exclusion. L'avant-dernier rapport du PNUD de l'ONU indiquait que les trois plus grosses fortunes du monde, aujourd'hui, représentent un total qui est égal au total de la richesse nationale de tous les pays les moins avancés, c'est-à-dire six cent millions de personnes, et cet écart se creuse, ce n'est pas acceptable.

Le deuxième danger, c'est le développement de la criminalité internationale, criminalité au sens le plus large du terme...

QUESTION - Y compris la cyber-criminalité...

LE PRÉSIDENT - Absolument. Avec tout ce que permet l'accélération fantastique des communications. Il y a là quelque chose de très dangereux pour la criminalité, mais cela touche la drogue, naturellement, le terrorisme, le financement des guerres ethniques qui se développent un peu partout, toujours dans les pays les plus faibles, naturellement.

Et puis, le troisième danger, qui est à mon avis le plus important, c'est cette mondialisation, par la course au profit qu'elle génère, risque de mettre en cause gravement notre écosystème mondial, ça, c'est très grave. Vous voyez l'accumulation des pollutions, des déchets, la surexploitation des mers, des sols, des forets. Vous voyez aujourd'hui, les réticences qu'ont les grands pays, les pays émergeants aussi d'ailleurs, à limiter l'émission des gaz à effet de serre, parce que cela les arrange, alors que c'est porteur semble-t-il des plus grands dangers pour le climat et pour la planète et donc pour nos successeurs.

Donc, il y a, si vous voulez, ces trois grands dangers de la mondialisation qui exigent qu'on la maîtrise et elle ne peut être maîtrisée que par un accord international que tout le monde accepte. Autrement dit, en clair, faire des profits, c'est tout à fait légitime, mais cela n'autorise pas tout. Et ce sera le grand thème ou l'un des grands thèmes de mon intervention, de mes interventions à Okinawa, la semaine prochaine, pour la réunion du G8, qui a lieu comme vous le savez au Japon.

QUESTION - Alors précisément, sur cette intervention, et la sécurité des transports maritimes. Qu'est-ce qui peut nous garantir aujourd'hui que la catastrophe de l'Erika ne va pas se reproduire ?

LE PRÉSIDENT - Rien. Rien. Ce qu'il faut c'est qu'au lieu d'oublier avec le temps qui passe, on prenne les mesures nécessaires pour limiter au maximum les risques.

QUESTION - Il faut que l'État impose sa loi aux multinationales pour cela ?

LE PRÉSIDENT - Non, ce n'est pas national, cela ne peut être qu'international. Parce que ce ne sont pas des bateaux français dans le cas particulier. Il faut donc, d'une part, que nous ayons un accord européen, cela c'est le minimum et c'est ce qui est en train de se faire. La Commission a déjà présenté une première série -sur notre initiative- de propositions, elle va en faire une deuxième. Je crois que nous allons arriver à un vrai progrès sur le plan européen. Et ensuite, il va falloir le faire admettre sur le plan mondial. Et cela aussi c'est un sujet que j'évoquerai avec les chefs d'État du G8.

QUESTION - Est-ce que vous serez sur les plages de Bretagne, cet été ?

LE PRÉSIDENT - Je ne crois pas avoir l'occasion d'y aller, mais enfin j'irais peut-être sur la plage d'Okinawa, cela m'étonnerait que j'aie beaucoup de temps pour le faire.

QUESTION - Monsieur le Président, la Commission d'enquête parlementaire vient de rendre son rapport sur les prisons : il est accablant. On dit que les Droits de l'homme ne sont pas respectés dans de nombreux établissements pénitentiaires. Est-ce qu'il faut, d'après vous, lancer un plan d'urgence pour l'administration pénitentiaire ?

LE PRÉSIDENT - J'avais, moi-même, quand j'étais Premier ministre, lancé un plan d'urgence qui avait permis de construire un certain nombre de nouvelles prisons, et d'une certaine façon, j'ai regretté qu'il ne soit pas poursuivi. L'affaire des prisons est une affaire sérieuse. Il y a la nécessité de la sanction dans une société, il y a aussi l'exigence de la réinsertion. Si un prisonnier sort de prison pire qu'il n'y est entré, c'est évidemment un échec pour la société. Et puis il y a le respect des Droits de l'homme qui ne sont pas, dans notre pays, toujours respectés, il faut le reconnaître. Nous avons cinquante et un mille prisonniers, c'est un nombre excessif, dans la mesure du possible il faut le diminuer. Nous avons en France dix mille détenus qui ne sont pas encore passés devant un juge, c'est inadmissible, inadmissible au regard des droits de la personne, des Droits de l'homme, c'est un vrai dysfonctionnement de notre justice. Alors, une loi a été votée le 15 juin dernier qui crée un juge de la détention et j'espère, beaucoup, que ceci va améliorer les choses aux différents niveaux de préoccupations que vous avez évoquées.

QUESTION - Cela veut dire que vous êtes pour, par exemple, le bracelet électronique ?

LE PRÉSIDENT - Il y a d'autres méthodes, le contrôle judiciaire, le bracelet électronique...

QUESTION - Les travaux d'intérêts généraux...

LE PRÉSIDENT - Les travaux d'intérêts généraux, il faut utiliser les méthodes modernes de sanctions. Il faut également que les magistrats qui en ont la responsabilité assument leur droit et leur devoir de contrôle des prisonniers. Il faut également que l'on ait une vraie concertation avec les représentants de l'administration pénitentiaire. Il faut, sans aucun doute, faire un très grand progrès dans ce domaine. Je crois, d'ailleurs, que tout le monde en est conscient.

QUESTION - Peut-être qu'il faut aborder l'Europe, je pense qu'on pourrait l'aborder à travers une question qui concerne l'affaire Rezala et qui a montré, d'une certaine façon, avant de parler de l'Europe avec un grand " E ", qui a montré certaines inadéquations ou faiblesses avec ce manque d'harmonisation judiciaire, et je crois qu'elle a choqué les Français. Est-ce que, par exemple, c'est l'un de vos objectifs ?

LE PRÉSIDENT - Oui, naturellement. La Présidence française qui suit une Présidence portugaise qui a été très bien conduite et très positive, a de grandes ambitions, parmi celles-ci il y a effectivement la poursuite de ce que l'on appelle l'espace judiciaire européen, c'est-à-dire petit à petit l'harmonisation des conditions de justice ainsi que de l'ensemble des affaires de police. Et puis il y a bien d'autres domaines, naturellement.

QUESTION - Plus généralement, puisque depuis deux semaines donc, la France a, disons, les rênes de la Présidence européenne, qu'est-ce que vous aimeriez donner, au fond, quand vous rendrez les clés à la fin de l'année, quelle est votre grande ambition, qu'est-ce que vous aimeriez avoir fait d'ici là, quelle empreinte voudriez-vous laisser ?

LE PRÉSIDENT - Ma grande ambition serait que l'on termine l'année avec la conviction que l'élargissement qui se fera, qui est nécessaire, qui est souhaitable, ne conduira pas à la mise en panne de l'Europe.

QUESTION - Pas de cacophonie parce qu'il y aura vingt-cinq pays.

LE PRÉSIDENT - Oui.

QUESTION - Pas d'Europe à deux vitesses.

LE PRÉSIDENT - Cela n'a pas de rapport. Que l'Europe ne tombe pas en panne. Pour cela, que faut-il ? Il faut avoir d'abord une réforme institutionnelle, c'est ce qu'on appelle la conférence intergouvernementale, qui permet de modifier certaines des règles de fonctionnement à quinze pour que l'Europe ne se grippe pas quand elle sera élargie. J'espère que nous obtiendrons cet accord, qui pose encore beaucoup de problèmes à beaucoup de pays. Au-delà, cela suppose que l'on ait une vision de l'Europe de demain, que l'on sache ce que l'on veut comme Europe de demain. C'est ce que d'ailleurs j'ai défini dans mon discours à Berlin, devant le Bundestag, et qui s'articule autour, essentiellement, de cette volonté de pouvoir continuer à progresser, que l'Europe des nations continue à progresser, en renforçant sans cesse les liens qui unissent entre elles ces nations.

QUESTION - Y compris avec une constitution européenne ?

LE PRÉSIDENT - Y compris avec une constitution européenne, naturellement, mais je ne voudrais pas qu'il y ait d'ambiguïté sur ce terme. Nous avons aujourd'hui un système institutionnel qui est composé de strates successives, parce qu'il y a eu plusieurs traités. C'est un peu la confusion. Il nous faut une règle du jeu. Il faut une règle du jeu qui définisse exactement quelle est la nature des relations des États de l'Union européenne entre eux et des relations des États avec les institutions européennes dont ils se sont dotés. Cela, c'est une nécessité.

Deuxièmement, il est évident qu'il faut qu'on sache qui fait quoi. Et aujourd'hui, il y a de la confusion dans ce domaine, on ne peut pas l'accepter, il faut que l'on dise quelles sont les attributions des instances de l'Union, parce qu'à l'évidence se sont des problèmes qui intéressent toute l'Europe. Quelles sont les choses qui sont de la compétence des États, des nations parce que c'est de leurs responsabilités ? Et par ailleurs, quelles sont les choses qui sont de la compétence des régions qui composent ces différentes nations ? Cela, c'est tout à fait essentiel, c'est le deuxième point. Qui fait quoi ?

Et, dernier point essentiel dans une constitution européenne, et on en voit bien aujourd'hui la nécessité et on y travaille, c'est d'avoir un corps de valeurs. L'Europe s'inscrit dans un corps de valeurs, qui sont les valeurs de la démocratie, c'est-à-dire la morale, l'éthique, la responsabilité, la participation. Autrement dit un corps de valeurs qui permettent de renforcer, dans les comportements, l'estime de soi et le respect de l'autre. Et ce corps de valeurs, auxquels nous travaillons, doit être aussi un élément de cette règle du jeu. Et donc il faut, je le répète, cette règle, et je pense qu'on n'y échappera pas et qu'elle est une nécessité, sinon l'Europe ne marchera pas.

QUESTION - Quand le ministre allemand des Affaires étrangères, M. FISCHER, parle des États-Unis d'Europe et d'une élection d'un président européen au suffrage universel, comment réagissez-vous ?

LE PRÉSIDENT - Ne caricaturez pas les excellentes propositions de M. FISCHER.

QUESTION - Loin de là mes propos.

LE PRÉSIDENT - M. FISCHER n'a absolument pas dit cela. M. FISCHER a dit, dans un premier temps : il faut sortir de la panne. Il a tout à fait raison, je fais la même analyse. Et dans un deuxième et un troisième temps que l'on peut envisager un certain nombre de choix, et il a clairement défini tous ces choix. Alors, naturellement, parmi eux, il y en a auxquels je ne souscris pas du tout, mais auxquels il ne souscrit pas non plus, j'en suis sûr, comme l'idée des États-Unis d'Europe. Nous, nous ne voulons pas les États-Unis d'Europe, nous voulons l'Europe unie des États, c'est tout à fait différent.

QUESTION - Monsieur le Président, le sommet de Camp David se déroule en ce moment aux États-Unis. Pour l'instant rien ne filtre des négociations. Il y a quelques semaines, vous vous êtes rendus en Syrie pour les obsèques d'Hafez EL ASSAD. Vous étiez le seul Président occidental à avoir fait le déplacement, on vous l'a d'ailleurs reproché en raison de la dureté du régime. Pourquoi pensiez-vous que la France devait être là-bas ?

LE PRÉSIDENT - Avant de répondre à votre question, je voudrais juste terminer sur l'Europe, pour dire que la France n'a pas que cette ambition. Vous aviez commencé, à juste titre par l'Erika. Eh bien la France a l'ambition, pendant sa présidence, de faire avancer un très grand nombre de problèmes qui intéressent directement les Français. L'agenda social, les problèmes de sécurité des aliments en passant par les problèmes liés à la sauvegarde de l'environnement, aux affaires de justice, de police, d'immigration etc. Il y a tout un ensemble de choses qui ont été engagées, notamment, à Lisbonne, et qui doivent être développées par la présidence française, de façon à ce que les Européens, les Français et les autres aient bien conscience que l'Europe, ce n'est pas seulement un problème monétaire, économique ou international, que c'est aussi un moyen de faire progresser, d'améliorer leurs conditions de vie quotidienne.

Donc, je vais répondre maintenant à Madame LUCET, parce qu'elle pose aussi une question qu'on m'a déjà posée. La France a une ambition, qui est d'être parmi les pays les plus ardents à défendre les Droits de l'homme. Elle l'a montré dans bien des circonstances, je n'ai pas besoin d'y revenir, notamment par la position que nous avons prise lorsqu'un parti extrémiste et xénophobe est arrivé au pouvoir dans l'un des États de l'Union ou lorsque nous avons milité pour la Cour pénale internationale. Donc, nous sommes parmi les pays, notamment à l'ONU, qui défendons le plus les Droits de l'homme. Nous essayons de le faire de façon efficace, c'est-à-dire que le langage à l'égard des uns ou des autres n'est pas toujours le même, si l'on veut être efficace et non pas seulement se faire plaisir par des déclarations intempestives.

Mais la France a une deuxième ambition, qui est celle de la paix. La France est un vecteur de paix et veut l'être partout, notamment là où elle peut avoir une influence. Et parmi les endroits où elle peut avoir une influence pour la paix, il y a naturellement le Moyen-Orient, en raison de ses liens avec cette région, des relations qu'elle a avec les différents protagonistes. Nous faisons le maximum pour apporter notre contribution, généralement, le plus souvent, à la demande d'ailleurs des partenaires, pour aider à la paix. Mais pour ce faire, il faut naturellement que nous ayons des relations qui nous permettent de parler avec tous, avec Israël, avec la Syrie, avec le Liban, avec les Palestiniens, avec l'ensemble des partenaires. Et cela aussi, il faut en tenir compte, c'est aussi une grande ambition que la paix. D'ailleurs il n'y a pas de défense des Droits de l'homme quand il n'y a pas préalablement la paix.

QUESTION - Était-il, Monsieur le Président, indispensable de dérouler le tapis rouge sous les pieds du Président algérien M. BOUTEFLIKA, qui est reparti de Paris les mains vides, selon lui, et surtout en traitant de collaborateurs les harkis qui se sont battus pour la France. Est-ce que vous condamnez ces propos, est-ce que l'État doit demander pardon aux harkis ?

LE PRÉSIDENT - L'Algérie a depuis longtemps avec nous des relations très délicates, difficiles, pour des raisons qui tiennent plus à la susceptibilité qu'au fond. Car ma conviction, c'est que le peuple algérien et le peuple français ont toutes les raisons de s'entendre. Bien. Nous faisons tout ce que nous pouvons pour rétablir, parce que c'est notre intérêt et que c'est l'intérêt aussi du Maghreb, des relations normales, amicales, avec l'Algérie comme nous en avons avec le Maroc ou avec la Tunisie. C'est indispensable, là aussi, pour la paix, pour la paix en Afrique du Nord, pour le développement, pour l'harmonie et pour les relations que nous avons nous-mêmes avec ces deux pays. Et donc je me suis beaucoup réjoui de la décision prise par le Président BOUTEFLIKA de venir en France. À partir du moment où il venait, il ne vous échappe pas que nous ne pouvions que le recevoir avec les honneurs dus à son rang.

QUESTION - Et sur les harkis ?

LE PRÉSIDENT - Alors il a eu sa phrase sur les harkis. Eh bien, je ne vous cache pas que cette phrase m'a choqué. Elle m'a choqué, c'est vrai, les harkis sont des Français à part entière, ils bénéficient à juste titre du respect et de la reconnaissance de la communauté nationale française. Ils ont par définition, les mêmes droits, comme d'ailleurs les mêmes devoirs, que tous les Français, et on ne peut pas les écarter.

QUESTION - Monsieur le Président, ce 14 juillet, nos pensées vont bien évidemment aux vingt et un otages détenus à Jolo au sud des Philippines, dont cinq Français, est-ce que la seule solution est la patience ?

LE PRÉSIDENT - Vous savez, Madame SCHÖNBERG, j'ai le triste privilège d'être probablement, dans les différents postes que j'ai occupés, l'un des hommes politiques qui a été le plus souvent et dramatiquement confronté à des problèmes d'otages. Ils se sont pratiquement tous, d'ailleurs, résolus finalement, de façon positive. Alors, aujourd'hui, évidemment, mon esprit et mon coeur se tournent vers les otages de Jolo, tous les otages de Jolo et notamment les cinq Français dont deux de vos confrères...

QUESTION - ...trois

LE PRÉSIDENT - ...trois de vos confrères. Oui, pardon, je ne vois pas pourquoi je n'ai pas relevé quand vous m'avez dit cela cinq, j'ai été choqué, il y a six Français...

QUESTION - ... oui c'est-à-dire qu'il y a deux Français et il y a maintenant l'équipe de France 2, donc trois nouveaux otages...

LE PRÉSIDENT - ...Non, il y avait trois Français...

QUESTION - ...Il y a deux Français et une Libanaise...

LE PRÉSIDENT - ...Cette Libanaise est naturalisée française. Il y avait trois Français. J'ai été très, très choqué par un certain nombre d'informations qui disaient qu'il y avait deux Français alors qu'ils étaient trois et que l'on avait l'air de dire que cette jeune femme libanaise, vivant en France, travaillant en France, de nationalité française, en quelque sorte ne comptait pas. C'est assez extraordinaire. Mon coeur et mes pensées vont évidemment vers ces six otages et tous les autres.

Il faut que vous sachiez que les autorités françaises, à tous les niveaux, notamment au niveau essentiel qui est celui du ministère des Affaires étrangères qui, chaque jour, je dirais chaque heure, suit ces problèmes avec une compétence et un dévouement exemplaires. Tous les efforts sont faits pour essayer de régler ce problème, c'est-à-dire de les libérer. Au début, les plus grandes craintes existent toujours dans les affaires d'otages, c'est-à-dire que certaines autorités veulent les libérer par la force, ce qui se termine toujours très mal. Nous avons dû nous battre et obtenir ce qu'il a fallu confirmer sans cesse, et le voyage de M. VÉDRINE hier, avec ses collègues finlandais et allemand, était tout à fait dans cet esprit, c'est-à-dire qu'il faut négocier de façon convenable et surtout ne pas chercher une libération par la force qui se traduit toujours par l'élimination des otages. C'est acquis. Cela n'a pas été facile. C'est acquis. Et maintenant, dans un contexte de très grande confusion car on ne sait pas exactement, en réalité, ce que veulent ces gens, nous faisons tout et par tous les moyens, d'une part pour apporter un peu ce dont ces otages ont besoin, sur le plan matériel et sur le plan moral, et d'autre part pour trouver la solution qui nous permettra de les récupérer.

Vous savez, il n'est pas de journée où non seulement je pense à eux bien sûr, mais sans que je ne fasse quelque chose pour cette cause.

BÉATRICE SCHÖNBERG - Nous voici donc venus au terme de cet entretien qui aura duré un peu plus d'une cinquantaine de minutes et au nom d'Élise LUCET, de Patrick POIVRE D'ARVOR et de moi-même, je vous remercie, Monsieur le Président.

LE PRÉSIDENT - Je vous remercie beaucoup d'être venus aujourd'hui.