INTERVIEW DE MONSIEUR JACQUES CHIRAC PRESIDENT DE LA REPUBLIQUE
PAR MADAME ARLETTE CHABOT ET MONSIEUR PATRICK POIVRE D'ARVOR

JOURNAL DE 20 H - TF1 - FRANCE 2

- - -

PALAIS DE L'ELYSEE

JEUDI 1ER AVRIL 2004

ARLETTE CHABOT: – Monsieur le Président, bonsoir. Merci de nous accueillir avec Patrick POIVRE D'ARVOR. Alors, tout simplement, voilà : à deux reprises, lors des deux tours des élections régionales, les Français ont exprimé très fortement leur mécontentement et puis, il y a quarante-huit heures, vous avez à nouveau choisi Jean-Pierre RAFFARIN comme Premier ministre. Et beaucoup de Français se demandent, aujourd'hui, si vous avez bien entendu et compris leur message.

LE PRESIDENT: – Oui. J'ai écouté attentivement et j'ai entendu le message de nos compatriotes. Beaucoup d'entre eux ont en effet, comme vous le dites, exprimé des inquiétudes, des impatiences, des mécontentements. C'est un fait. Et le gouvernement doit tenir compte de ce message. Il doit en tenir compte d'abord, en étant, plus encore que par le passé, en offensive sur deux domaines essentiels à la vie de la nation : l'emploi et la croissance.

Ensuite, en ayant plus que jamais présent à l'esprit, une exigence fondamentale qui est la justice sociale et qui doit être, en quelque sorte, le point de passage obligé de toutes les réflexions concernant l'action, l'évolution des choses.

Et enfin, en marquant très clairement sa volonté d'ouverture et de dialogue. Ouverture et dialogue qui sont, il faut le dire, des qualités qui ne sont pas traditionnellement dans la culture française et qui doivent être développées.

Alors, à partir de là, des corrections d'actions sont peut-être nécessaires. Nous y reviendrons.

QUESTION: – Si c'est vous qui intervenez ce soir en première ligne et non pas lui, c'est peut-être que vous le considérez un peu comme votre Directeur de cabinet. Certains observateurs ont parlé de fusible ou de Premier ministre avec un CDD de trois mois, juste pour affronter les réformes impopulaires et des élections européennes plutôt mal parties.

LE PRESIDENT: – Monsieur POIVRE D'ARVOR, méfiez-vous des clichés. J'ai fixé un cap. Nous y reviendrons. J'ai fait le choix de la constance, de la détermination et de l'action, en nommant Jean-Pierre RAFFARIN à la tête d'une équipe remaniée, renouvelée et qui, croyez-le bien, saura entendre et a entendu le message qu'ont adressé beaucoup de Français. Et, Monsieur POIVRE D'ARVOR, j'ai estimé en conscience, que M. RAFFARIN était à même, compte tenu de son expérience de tirer ces conséquences et aussi de poursuivre l'action.

QUESTION: – Parce que l'homme est de qualité ?

LE PRESIDENT: – Parce que, naturellement, c'est un homme de qualité, sinon je ne l'aurais pas choisi et je ne l'aurais pas renommé, mais aussi, parce qu'il connaît bien la France et les Français et il est tout à fait en harmonie avec le cap que j'ai fixé en 2002 et qui est un cap qui s'orientait vers deux objectifs.

Le premier objectif, c'est de redonner des fondations solides à la République. D'où l'action pour restaurer ou rétablir l'autorité de l'Etat et la sécurité des citoyens, pour refuser toute forme d'intolérance ou d'exclusion -c'est un grand problème pour la France d'aujourd'hui-, pour réaffirmer et faire respecter les valeurs républicaines au premier rang desquelles se trouvent l'égalité des chances et la laïcité.

Le deuxième objectif étant, bien entendu, de se mettre en mesure d'assumer ce qu'exige l'évolution du monde, dont la France ne peut pas s'abstraire -sauf à disparaître ou à assumer de graves difficultés-, les évolutions notamment économiques et sociales. Voilà les deux objectifs que j'ai fixés et le cap que j'ai fixé dès 2002 et qui reste le même.

QUESTION: – Alors, petite précision, la question était effectivement : il n'est pas là pour trois mois, Jean-Pierre RAFFARIN, quel que soit le résultat des élections européennes. Il n'y aura pas de remaniement, il restera, pour que ce soit clair.

LE PRESIDENT: – Madame CHABOT, on ne nomme pas un gouvernement pour une durée déterminée. On nomme un gouvernement pour atteindre des objectifs. C'est bien dans cet esprit que j'ai nommé ce Premier ministre.

QUESTION: – Autre petite précision, pour que les choses soient claires. Vous n'avez pas choisi Jean-Pierre RAFFARIN parce que vous ne vouliez pas Nicolas SARKOZY.

LE PRESIDENT: – Je comprends très bien le goût que l'on peut avoir pour la polémique. Cela fait partie, j'allais dire des scories, mais aussi des plaisirs de la démocratie. Nicolas SARKOZY, qui est un homme de grande qualité, qui a parfaitement réussi dans une mission essentielle qui lui avait été confiée et qui n'était pas facile, à tous égards, a tout à fait légitimement sa place dans une autre mission essentielle aujourd'hui, qui est celle d'assumer la politique économique et financière de notre pays.

QUESTION: – Mais, il est un jour Premier ministrable. Vous n'avez pas de problème majeur avec lui, de problème personnel avec Nicolas SARKOZY ?

LE PRESIDENT: – Ecoutez, je lis parfois les échos qui paraissent ici ou là. C'est tout à fait normal. Et je dois dire que je n'y reconnais jamais la réalité des choses.

QUESTION: – Alors, justement, sur Nicolas SARKOZY. Des gens se sont dits : bon, il a bien réussi en effet Place Beauvau. Il y avait un deuxième ministre qui était très populaire qui était Dominique de VILLEPIN qui a porté donc avec panache la parole française à l'étranger. Et ces deux là changent de poste. Cela correspond à quoi ?

LE PRESIDENT: – Aux exigences du jour. Il était évident qu'une nouvelle impulsion devait être donnée sur le plan économique, même si M. Francis MER avait assumé ses fonctions avec une très grande qualité, une très grande autorité et je tiens à lui rendre hommage. Mais, cela avait besoin d'un changement, d'une impulsion nouvelle, et c'était vrai également dans les autres ministères. J'ai choisi M. de VILLEPIN pour assumer les fonctions tout à fait essentielles de ministre de l'Intérieur. Je suis persuadé qu'il les assumera avec la qualité qu'il a mise à assumer ses précédentes fonctions.

QUESTION: – Si vous dites, vous continuez, Monsieur le Président, en 2002, après le choc du 21 avril, c'était un gouvernement de mission qui avait été mis en place. Qu'est-ce qui n'a pas marché ?

LE PRESIDENT: – Ce gouvernement a fait beaucoup de choses. Nous avions connu une longue phase d'immobilisme. Il était tout à fait évident que la France avait besoin d'un certain nombre d'évolutions, d'adaptations, de réformes et que l'on repoussait indéfiniment ces réformes, probablement parce qu'elles sont toujours difficiles à faire et que l'on redoutait les conséquences que cela pouvait comporter sur le plan purement politique. Il fallait les faire et le gouvernement de M. RAFFARIN a assumé cette responsabilité difficile. L'exemple le plus typique est celui, naturellement, de la réforme des retraites. Savez-vous que si l'on n'avait rien fait avant 2020, on aurait été obligé pratiquement de diminuer par deux, de diviser par deux nos retraites. Et plus on avançait dans le temps, plus la réforme était difficile et plus les résultats étaient compromis. Bien d'autres réformes ont été faites. Vous savez, quand on change un peu les choses, il y a toujours des..., surtout dans un pays comme la France. Mais c'est vrai dans toute l'Europe. Regarder ce qui se passe chez nos voisins. Ils sont soumis au même traitement, pour les mêmes raisons. Ils les assument peut-être un peu mieux, encore que je n'en suis pas sûr.

QUESTION: – Parce que là, la sanction électorale a été très forte, 24 régions ou 25 régions sur 26 à gauche ?

LE PRESIDENT: – Oui, bien entendu, cela tient à ce mécontentement que j'évoquais. Mais quand vous regardez le nombre des Français qui ont approuvé l'action du gouvernement, par rapport au nombre des Français qui l'ont désapprouvée, la différence n'est tout de même pas considérable. Il y a une responsabilité générale du gouvernement, quel qu'il soit, à l'égard des évolutions qui s'imposent à notre pays dans tous les domaines. Sinon la France sera sur le bord de la route, elle ne suivra pas. La France est un pays qui a des atouts considérables, qui a une voix qui porte dans le monde, qui est considérée et respectée, c'est indiscutable. Naturellement, si elle veut conserver cette situation qui lui permet, par ailleurs, de défendre ses valeurs et ses intérêts de façon efficace, il faut aussi qu'elle s'adapte, et les adaptations, c'est toujours un peu douloureux. Ce dont le gouvernement doit être convaincu, c'est d'une part qu'il faut poursuivre l'action d'adaptation de notre société au monde moderne, mais qu'il faut le faire, je l'ai dit tout à l'heure et je le répète, en ayant en toile de fond permanente, donc dans le regard en permanence, l'exigence de justice sociale, qu'à juste titre, les Français considèrent pour essentielle.

QUESTION – Pour reprendre une deuxième fois la question d'Arlette CHABOT, qu'est-ce qui n'a pas marché dans le gouvernement précédent ? Est-ce que par exemple, ce sont les ministres issus de la société civile Luc FERRY, Jean-Jacques AILLAGON, Francis MER qui ont failli ?

LE PRESIDENT: – Vous savez dans les changements, il y a toujours beaucoup d'injustice, forcément. Il y a toujours la nécessité•••

QUESTION: – •••On a tendance à penser qu'il y a des professionnels de la politique ?

LE PRESIDENT: – La politique, contrairement à ce que beaucoup de gens pensent ou croient, c'est également un métier, c'est également une vocation qui exige une formation. Il faut avoir, à la fois, la vocation et la formation. C'est la raison pour laquelle des changements parfois s'imposent. Ils sont souvent douloureux, regrettables, peut-être injustes, mais c'est l'intérêt général qui doit primer.

QUESTION: – Est-ce que vous ne regrettez pas que ce gouvernement, pour beaucoup, soit apparu comme un gouvernement qui donnait plus déjà aux privilégiés ? Cela a été vécu comme ça. Les baisses d'impôts, pendant qu'en même temps il y avait des chômeurs qui étaient radiés de l'UNEDIC, que l'allocation spécifique de solidarité était réduite. Et on a dit : "eh bien voilà, c'est l'injustice sociale, il y a plus de sécurité dans le domaine de la vie et moins dans le social".

LE PRESIDENT: – Vous avez raison, Madame CHABOT, et dans toute critique il y a toujours un fond de vérité. Je ne crois pas que l'on puisse dire que l'on a favorisé les riches au détriment des autres. Ce qui, en revanche, était essentiel, c'est de libérer les énergies et de faire en sorte qu'en France, on soit incité à travailler, à investir, à produire, à créer des emplois. Et nous arrivions à une situation où, hélas, le découragement existait chez les forces vives les plus essentielles à la nation. Et on le voyait, notamment, au travers du nombre d'entreprises, de capitaux, de travailleurs qui partaient à l'étranger. Et cela, ce n'est pas possible. C'est une situation qui ne peut pas durer. Pour maintenir notre capital de croissance, mais également pour maintenir l'espoir chez ceux qui veulent investir ou s'investir pour créer et créer de la richesse, donc de l'emploi et donc du progrès social, il fallait prendre un certain nombre de mesures. Elles ont été prises. Alors comme je vous le disais à l'instant, il y a toujours un fond de vérité. Vous avez cité l'Allocation spécifique de solidarité, vous avez raison. Et là, il y a probablement une correction à faire. Il y a eu une circonstance qui aurait, peut être, dû être mieux prévue, qui a fait que sont arrivées, ensemble, au même moment, d'une part la réforme indispensable de l'UNEDIC, qui était en train d'être en faillite et que les partenaires sociaux ont décidée -cela n'était pas du tout de la responsabilité du gouvernement, les partenaires sociaux ont décidé une réforme de l'assurance chômage dans le cadre de l'UNEDIC- et parallèlement la prestation donnée à ce que l'on appelle les chômeurs en fin de droits, ce que l'on appelle l'ASS qui, elle, relève de la responsabilité du gouvernement. Cette réforme a été faite au même moment. Et cette simultanéité, qui n'a pas été suffisamment coordonnée, s'est traduite par les difficultés que vous évoquez, à juste titre, et qui ont été très durement ressenties par un certain nombre des travailleurs ou de chômeurs dans notre pays.

QUESTION: – Mais vous aviez été alerté sur ces difficultés, parce qu'au Parlement, il y avait des gens qui hésitaient ?

LE PRESIDENT: – Oui, je vous dis que j'ai écouté ce qu'ont dit les Français. C'est la raison pour laquelle j'ai demandé au gouvernement de suspendre la mise en oeuvre de la mesure relative à l'ASS. La loi de mobilisation pour l'emploi, que prépare actuellement le ministre de la Cohésion sociale, M. Jean-Louis BORLOO, doit permettre de reprendre les choses dans une logique d'ensemble. Et cela avec un objectif principal qui est de mieux aider, de mieux accompagner les chômeurs, les gens qui sont au chômage, dans le retour à l'emploi, pour retrouver un emploi, une activité. C'est dans ce contexte qu'il faudra régler le problème de l'ASS. J'ai donc demandé qu'on suspende la mise en oeuvre de cette mesure.

QUESTION – Et est-ce que vous diriez comme le n°3 de votre gouvernement, François FILLON, que ce qui c'est passé dimanche est un 21 avril à l'envers ?

LE PRESIDENT: – Je me méfie toujours des formules.

QUESTION: – Qu'est-ce qui a pesé aussi, peut-être, dans ce mécontentement des Français ? Il y a des problèmes aussi sociaux qui n'ont pas été réglés, ou des conflits, les intermittents...

QUESTION: – •••Par exemple les intermittents du spectacle, c'est un conflit qui a duré. Et puis en même temps on n'a pas compris que vous penchiez peut-être pas plutôt sur les demandes des chercheurs alors qu'en même temps on donnait aux restaurateurs, ce qui n'était pas forcément illégitime, mais là aussi on a le sentiment, peut-être chez certains Français, qu'il y avait de l'injustice ?

LE PRESIDENT: – Vous soulevez trois problèmes qui méritent effectivement réponse. Les intermittents du spectacle : au départ une décision prise par les organisations compétentes dans le cadre de l'indemnisation du chômage, pour faire face à un déficit considérable du régime des intermittents, dont la conséquence était que ce régime était en faillite. Et que le déficit était pris en charge, nécessairement, par l'ensemble des autres travailleurs. Ce qui a pu sembler inadmissible ou inacceptable par les responsables syndicaux et professionnels. Honnêtement je crois qu'ils ont eu raison. En revanche, on ne sait pas, me semble t-il, on n'a pas pris suffisamment conscience de la spécificité française. Dans le domaine de la culture, nous sommes des défenseurs acharnés, vous le savez, sur le plan international et sur le plan national, de la diversité culturelle, de la spécificité française. Et on ne s'est pas aperçu des conséquences que cela pouvait comporter, notamment pour des jeunes. Certes il y avait des abus. Des abus dont beaucoup de grandes entreprises, suivez mon regard, assumaient une part de responsabilité et qu'il fallait corriger indiscutablement. Mais les conséquences sur un certain nombre de jeunes artistes ont été mal appréciées.

QUESTION: – Là aussi vous demandez qu'on corrige alors ?

LE PRESIDENT: – Alors il y a eu, non, alors, mais cela est un autre problème, c'est une décision qui a été prise par les organisations syndicales, ce n'est pas la responsabilité du gouvernement.

QUESTION: – On peut essayer de la rendre moins injuste peut-être ?

LE PRESIDENT: – Mais le problème se pose, et donc j'ai demandé au gouvernement, immédiatement, de prendre tous les contacts nécessaires, dans le cadre de la concertation indispensable, pour trouver la solution aux problèmes qui sont posés, notamment pour les jeunes artistes. Après vous avez évoqué les chercheurs. Cela est aussi un vrai problème. Il y a eu ce malaise et cette réaction. A quoi était-elle due ? D'abord à un mal, un malaise dû à l'insuffisance des moyens consacrés à la recherche. Et cela, c'est un malaise justifié. Dès 2002, j'avais indiqué que, la recherche étant je dirais le moteur principal de la croissance et de l'avenir, il fallait que la France fasse un effort important pour atteindre avant 2010, 3% de sa richesse nationale affectée à la recherche. On a probablement pris du retard dans ce domaine, pour des raisons tenant aux contraintes budgétaires, elles-mêmes issues de l'insuffisance de croissance. Quand il y avait de la croissance, il y a trois, quatre ou cinq ans, c'était plus facile. Maintenant, c'est évidemment plus difficile. C'est vrai d'ailleurs pour tous les pays européens. Il fallait donc répondre à ce besoin, notamment parce qu'il s'était exprimé, mais surtout parce qu'il est conforme à l'intérêt national, d'où l'idée d'une grande loi d'orientation et de programmation de la recherche. Et puis, il y avait un problème spécifique qui était un problème de répartition des postes, entre les postes statutaires et les postes contractuels. Et ce problème devrait être réexaminé. J'ai demandé aussi au gouvernement de réexaminer ce problème de postes. Mais ce n'est pas là l'essentiel. Le problème sera réglé. Mais l'essentiel, c'est qu'on fasse une réflexion approfondie sur notre recherche, et notamment notre recherche universitaire qui manque de moyens. Alors qu'elle est essentielle. Il y a là un effort particulier à faire, c'est une des missions du nouveau gouvernement.

Il y a le problème de la réforme, probablement, l'adaptation de notre système institutionnel, et notamment de nos grands établissements de recherche. Cela suppose une concertation, une réflexion approfondie pour voir comment on peut moderniser, rendre plus dynamique, plus efficace cette recherche. Il y a bien entendu la loi de programmation qui doit prévoir les moyens nécessaires pour les années qui viennent et il y a enfin les nécessités absolues d'une augmentation très sensible de la recherche privée, qui en France est très insuffisante par rapport à ce que l'on voit dans tous les grands pays. Il y a donc un problème général de recherche.

QUESTION: – Et dans toutes ces affaires, chercheurs, intermittents, professeurs, vous avez été choqué de voir qu'on disait que vous faisiez une sorte de guerre à l'intelligence sous prétexte que ce sont des catégories qui ne votent pas vous habituellement ?

LE PRESIDENT: – Cela fait partie de la polémique et je ne me choque pas d'une polémique. La polémique, c'est aussi, je vous l'ai dit tout à l'heure, l'un des ressorts de la démocratie, encore faut-il ne pas en abuser. Et encore faut-il comprendre une chose essentielle, c'est qu'en France, nous n'avons pas la culture du dialogue. Cela c'est vrai pour tout le monde, pour le gouvernement, pour les organisations professionnelles ou syndicales. Nous n'avons pas une culture de dialogue. Nous avons spontanément, pour des raisons que l'on peut historiquement expliquer, une culture de l'affrontement. Voilà une réforme qui est essentielle : faire, petit à petit, entrer dans l'esprit des gens en France ce qui est déjà entré dans la plupart des pays qui nous entourent -ce qui suppose que chacun fasse un effort dans ce domaine, les dirigeants, les syndicats, les professionnels etc.-, que le dialogue est toujours meilleur que l'affrontement.

QUESTION: – Est-ce que vous allez y arriver pour une réforme très importante qui est attendue, la réforme de l'assurance maladie ? Est-ce que vous allez la différer ou est-ce qu'elle va tenir les délais que vous lui avez impartis ?

LE PRESIDENT: – Vous savez, là nous sommes sur un point tout à fait essentiel pour l'avenir de notre pays et de notre pacte social tel que nous l'estimons nécessaire.

Aujourd'hui, le niveau des déficits et la non-maîtrise des dépenses conduisent à un déficit de l'assurance maladie immaîtrisable et dont les conséquences ne peuvent pas ne pas être dramatiques, c'est-à-dire que la mise en cause même de l'assurance maladie doit être considérée.

QUESTION: – ...Donc il y a urgence ?

LE PRESIDENT: – Oui. Or, quand on met en cause l'assurance maladie, on sait très bien ce qu'il se passe : les riches, eux, naturellement, conservent les moyens d'assumer leurs responsabilités en matière de leur santé ou celle de leurs proches et naturellement, ce sont les pauvres qui n'ont pas les moyens. C'est d'ailleurs pour eux qu'avait été fait le système, le pacte social, de 1945. Donc, l'assurance maladie, la sécurité sociale en générale, l'assurance maladie en particulier, c'est un domaine tout à fait vital pour la nation. Il faut donc faire ce qui est nécessaire.

QUESTION - Et comment faire, à votre avis ? C'est le dialogue ?

LE PRESIDENT: – Ce qui est nécessaire, il faut le faire, je crois, Madame CHABOT, avec à l'esprit quatre idées simples : la première, c'est la transparence, c'est-à-dire le dialogue. Cette transparence, elle conduit en particulier, je le dis tout de suite, à récuser le recours aux ordonnances, ce n'est pas du tout un domaine où l'on peut opérer par le recours aux ordonnances.

QUESTION: – C'était l'intention que l'on prêtait à votre gouvernement···

LE PRESIDENT: – Deuxième principe : il faut faire évoluer nos comportements. Il n'est pas normal que la France soit la championne du monde en matière de médicament. Il n'est pas normal que par tête d'habitant, les Allemands consomment trois fois moins d'antibiotiques que les Français. Donc, il y a un problème d'évolution de nos comportements. La maîtrise médicalisée n'a pas marché.

QUESTION: – Ce ne sera pas facile parce qu'on le répète beaucoup.

LE PRESIDENT: – Le troisième point, c'est qu'il faut un pilote dans l'avion de l'assurance maladie. Pour le moment, on a l'impression qu'il n'y en a pas vraiment. L'Etat s'en occupe et veut toujours intervenir parfois pour des raisons qui ne sont pas tout à fait justifiables. Les organisations syndicales et professionnelles ne sont pas à leur place. Dans l'esprit et dans la ligne du pacte social de 1945, le pilote c'était les partenaires sociaux.

QUESTION: – Il y en a un qui ne siège plus.

LE PRESIDENT: – Oui, mais cela ce n'est pas convenable. Le pilote, c'étaient les partenaires sociaux et cela doit revenir, il n'y a pas d'autre solution qui soit conforme à l'intérêt général et je dirais à la morale, à l'éthique même de la protection sociale. C'est pourquoi j'ai demandé au gouvernement d'engager les négociations nécessaires dans ce sens. Et puis, dernier point, il faudra prendre des mesures de redressement. Elles n'ont pas encore étaient décidées du tout. Elles sont essentielles, elles seront difficiles. C'est pourquoi j'estime qu'elles doivent être prises, je l'ai dit tout à l'heure, dans la transparence et dans la concertation. C'est la raison pour laquelle, comme l'on fait la plupart de nos grands partenaires européens et notamment nos amis allemands, il est indispensable que les partenaires sociaux et le gouvernement, mais aussi que la majorité et l'opposition sur un sujet aussi vital pour l'avenir des Français, se rassemblent pour discuter ensemble et ensemble rechercher une solution.

Regardez pour la laïcité, il y a eu un grand débat, un débat de fond, de principe et finalement on est arrivé à une solution qui a été approuvée aussi bien par l'opposition que par la majorité. Quand il y a un grand débat national, un grand enjeu essentiel pour la vie des Français et notamment des plus modestes, il est indispensable de trouver un accord national. Se réfugier simplement dans la polémique ou dans la critique n'est pas possible, penser que "il n'y a cas" ou imposer une solution n'est pas possible non plus. Donc, il y a là un grand défi, le ministre Philippe DOUSTE-BLAZY, qui est un homme à la fois d'une grande compétence et d'une grande sensibilité, aura à assumer cette responsabilité, je le répète essentielle, pour les années qui viennent. Je suis sûr qu'il le fera avec beaucoup de qualités.

QUESTION: – ...C'est-à-dire que vous imaginez des tables rondes de travail sur une durée assez longue avec des partenaires de l'opposition ?

LE PRESIDENT: – Pas "assez longue".

QUESTION: – ...Vous ne fixez pas de date.

LE PRESIDENT: – Assez longue···c'est tout de même limité, il faut savoir qu'il y a urgence, comme il y avait urgence à faire la réforme des retraites, sinon nous allons dans le mur.

QUESTION: – Tout cela intervient justement sur une situation économique qui est quand même assez atone, une croissance relativement molle, nous a dit hier l'INSEE, avec cette petite croissance, est-ce qu'elle vous paraît suffisante, en tout cas, pour résorber les déficits, pour faire plaisir à Bruxelles et pour continuer la baisse des impôts que vous aviez promise ?

LE PRESIDENT: – Je voudrais d'abord rappeler que la baisse des impôts, ce n'est pas un cadeau que je veux faire aux uns ou aux autres, c'est une nécessité, c'est la raison pour laquelle c'était une promesse. Nous sommes aujourd'hui l'un des grands pays les plus taxés du monde, c'est un handicap formidable à notre croissance et à notre développement. Il faut y remédier, il n'y a pas de mystère, si on décourage les gens on décourage l'initiative, la croissance, le développement, l'emploi, l'amélioration sociale, le progrès social. Donc, il est essentiel en tous les cas de rentrer au moins dans la moyenne européenne.

QUESTION: – ...Donc on continuera l'année prochaine ?

LE PRESIDENT: – Donc, il faudra continuer, dans toute la mesure de nos moyens, naturellement, et compte tenu des contraintes qui sont les nôtres. Il faudra continuer, je le répète, non pas pour faire plaisir aux uns ou aux autres, mais parce que c'est vital si on veut continuer à avoir de l'emploi, de la croissance, de l'investissement, de la recherche, c'est indispensable, sinon, toutes les forces vives créatrices risquent de partir de chez nous.

QUESTION: – Et comment va-t-on faire pour rentrer dans les clous ?

LE PRESIDENT: – Alors vous dites la croissance est molle. Elle est toujours trop molle, on peut toujours, en tous les cas, l'espérer toujours meilleure. Elle est en voie d'amélioration. Il y a une chose qui me chagrine toujours un peu, c'est de voir à quel point nous soulignons en permanence tout ce qui peut engendrer le pessimisme. Quand je dis nous, c'est nous tous, c'est aussi l'une des caractéristiques françaises. On nourrit le pessimisme sans se rendre compte qu'en nourrissant le pessimisme, alors que nous avons des atouts fantastiques, que nous faisons la preuve de notre savoir-faire dans le monde entier, en nourrissant le pessimisme on décourage les gens, on décourage l'initiative, on décourage le travail. Je ne suis pas pessimiste, je ne le suis pas par nature et je ne le suis pas par conviction et il n'y a pas aujourd'hui lieu de l'être. On a une reprise insuffisante par rapport à ce que nous pourrions souhaiter de la croissance, mais c'est quand même une reprise, on l'observe en Europe, il faut l'accompagner. Tout le souci des dirigeants européens, notamment lors du dernier Conseil qui a eu lieu il y a quelques jours, a été de nous mobiliser pour essayer de donner une impulsion ensemble à la croissance, on appelle cela le processus de Lisbonne, peu importe, c'est essentiel...

QUESTION: – ...Mais ce sera suffisant pour permettre de revenir justement à ce que demande Bruxelles ?

LE PRESIDENT: – ...Mais dans l'impulsion que l'on va donner à la croissance, il y a un élément capital, c'est d'avoir un certain optimisme, raisonnable, raisonné, mais un certain optimisme. Tout ce qui alimente en France beaucoup plus qu'ailleurs, dans des conditions d'ailleurs qui sont très mal comprises à l'étranger, je peux en porter témoignage, le pessimisme est un élément supplémentaire de notre faiblesse.

QUESTION: – Je ne voudrais pas vous faire de peine et me montrer très pessimiste, mais il y a un élément qui ne participe pas à l'enthousiasme général, c'est l'endettement de la France, qui atteint un chiffre considérable. Alors est-ce que la première mission de Nicolas SARKOZY, c'est justement pas de dire, on va réduire le déficit et progressivement, comme on s'y est engagé respecter les demandes européennes ? Mais 1 000 milliards d'euros d'endettement cela fait peur.

QUESTION: – Il y a deux raisons et c'est un grand défi que devra relever Monsieur SARKOZY, aux Finances. On a laissé s'accumuler, depuis 10 ans, les dépenses immédiates ou potentielles, celles que l'on était obligé d'assumer tout de suite et celles que l'on laissait au suivant le soin d'assumer et nous sommes arrivés à cette situation où nos déficits ne sont plus acceptables pour nos partenaires et où surtout notre endettement, puisque c'est la même chose, devient tel qu'en réalité nous reportons sur nos enfants, de façon inacceptable, la charge de notre confort actuel. Ce n'est pas possible. Il faut donc retrouver la maîtrise de ces dépenses, ce qui suppose en particulier qu'on regarde très exactement le rapport coût-efficacité d'un certain nombre d'actions, notamment d'actions conduites par le gouvernement. Il y a un effort à faire. Je regardais, Madame CHABOT, il y a trois ou quatre jours, votre excellente émission "Mots croisés", c'était très intéressant. Parmi les intervenants, il y a eu un Monsieur que je ne connaissais d'ailleurs pas, mais qui a exposé avec beaucoup de force et à l'évidence de compétence, d'ailleurs personne ne l'a contesté, le fait que la perception des impôts en France est quatre fois plus chère que dans les autres pays européens. Je ne cherche pas à faire de comparaison, mais c'est un exemple parmi beaucoup, de la nécessité qu'il y a à reprendre en main un certain nombre de mauvaises habitudes, à moderniser un certain nombre de méthodes. Si les entreprises privées qui font la richesse de notre pays avaient accepté de ne rien changer depuis trente ans ou cinquante ans, alors là, il est certain que la France aurait pratiquement cessé d'exister. Eh bien, l'Etat doit assumer les mêmes responsabilités, ce que disait cet expert était tout à faire juste. C'est un exemple parmi d'autres et c'est très difficile pour cela aussi, il ne faut pas de la confrontation, il ne faut pas chercher à imposer le changement d'habitudes souvent si anciennes, qu'on les trouve tout à fait naturelles quand on les assume, il faut du dialogue, de la concertation, de la raison.

QUESTION: – Comme faire que le mot réforme ne soit pas toujours associé au mot sacrifice pour les Français, il y a du "gagnant -gagnant" ?

LE PRESIDENT: – ...En employant moins ce mot.

QUESTION: – Puisque l'on parle de mots, vous avez employé le mot de fracture sociale en 95 quand vous avez été élu. Là, vous reparlez de cohésion sociale, cohésion nationale à travers le ministère de Jean-Louis BORLOO. Puisque là, vous avez trois ans devant vous, trois ans sans élection, qu'est-ce que vous voulez en faire de ces trois ans avant de remettre votre mandat en jeu ou vous retirer ? Qu'est-ce que vous souhaitez qu'il reste de ces trois ans ?

LE PRESIDENT: – Une France qui aura retrouvé tout son dynamisme et qui, par conséquent, sera en mesure d'assumer son pacte social sans l'écorner et en le développant. Ceci dans un contexte européen de paix et de démocratie.

Le problème de la cohésion sociale que vous avez évoqué en parlant de fracture sociale est un vrai problème en France. On est bien obligé de constater que, malgré une augmentation très considérable des dépenses, et notamment des dépenses sociales, depuis dix ans, vingt ans, peu importe, je ne fais pas là allusion à un temps politique ou gouvernemental, mais à un fait social, la pauvreté n'a pas diminué et l'exclusion non plus. C'est un fait. Et, petit à petit, se sont développés, renforcés des ghettos qui sont souvent des ghettos de la misère.

Et cela n'est pas acceptable. Alors, pourquoi ? Il y a une raison à cela entre autres. C'est que les hommes, les femmes, les jeunes qui sont victimes de ce phénomène, en réalité, il faut le reconnaître, ne sont sérieusement et efficacement défendus par personne. Ils ne sont pas dans le système. Alors, naturellement, ils provoquent un certain nombre de lamentations chez un certain nombre d'observateurs qui, ensuite, n'en tirent aucune conséquence. Et par conséquent, il faut vraiment faire quelque chose.

Si j'ai souhaité que l'on crée un ministère de la Cohésion sociale qui ait en main l'ensemble des éléments pour agir dans ce domaine qui va du logement au travail en passant par l'intégration, la grande faiblesse des dix ans passés. Nous n'avons pas eu de politique d'intégration. En tous les cas, une politique très insuffisante et nous en portons encore actuellement les conséquences...

QUESTION: – ... Et vous êtes Président depuis neuf ans···

LE PRESIDENT: – ...Oui, oui, je sais bien. Mais je n'avais pas pendant les dernières années, jusqu'à 2002, tous les moyens pour agir. Ce qui ne m'a pas empêché de dire les choses. Mais, je n'ai pas toujours été écouté de façon aussi souhaitable que je l'aurais imaginé...

QUESTION: – ... Par les gouvernements précédents.

LE PRESIDENT: – Peu importe, je ne suis pas en train de polémiquer contre qui que ce soit. Je constate. Donc, il est essentiel aujourd'hui que l'on ait une politique qui nous permette de réduire par tous les moyens concentrés entre les mains de quelqu'un qui peut agir de façon coordonnée et cohérente, depuis le logement jusqu'au travail en passant par l'intégration, par l'ensemble des actions qui peuvent être conduites pour, je dirai, déghettoïser notre société. C'est capital.

QUESTION: – Alors, puisque l'on arrive au terme de cette émission, on peut vous poser une question étrangère et qui concerne le remaniement d'hier. De retirer Dominique de VILLEPIN du Quai d'Orsay et de le remplacer par l'Européen Michel BARNIER, c'est une façon, un signe amical vis-à-vis des Américains et un signe vis-à-vis des Européens ?

LE PRESIDENT: – Permettez-moi de vous dire que l'on ne nomme pas en France un ministre des Affaires étrangères pour faire un signe à quelqu'un. On nomme un ministre des Affaires étrangères pour conduire sous l'impulsion du Président de la République, responsable éminent dans ce domaine, une politique étrangère.

Alors, le fait que M. BARNIER soit une autorité dans le domaine européen est un plus indiscutable. C'est un homme qui connaît parfaitement le fonctionnement des mécanismes européens. C'est un homme qui est profondément Européen et c'est un homme, par conséquent, qui pourra, au moment si difficile de la réforme des institutions européennes et de l'élargissement, conduire les intérêts de la France de la meilleure façon. Je lui fais tout à fait confiance dans ce domaine.

Et, pour le reste, je vous dis tout de suite que la politique de la France ne change pas. Elle émane essentiellement du Président de la République et tant que je serai là, cette politique ne changera pas.

QUESTION: – Alors, Monsieur le Président, on vous a entendu depuis tout à l'heure avec Patrick POIVRE D'ARVOR corriger, demander au gouvernement de faire un certain nombre d'adaptations, dresser sa feuille de route, donner des perspectives. Et beaucoup de Français se disent régulièrement : "mais pourquoi le Président de la République ne parle-t-il pas plus souvent ?" Parce qu'au fond, cela irait peut-être mieux et c'est sa fonction de nous dire où on va et il y a un manque ? Et on a l'impression que vous vous occupez surtout des dossiers internationaux.

LE PRESIDENT: – Les affaires étrangères et la défense dont dépendent pour une large part le rôle et la place de la France dans le monde, sa capacité à défendre ses intérêts, est, de façon éminente, le rôle du chef de l'Etat. Et je me suis efforcé de porter cette voix aussi haut que possible parce que c'est, en France, la voix de la paix, du droit, de la justice, du respect des autres et du dialogue des cultures. Et je continuerai. Alors, vous me dites que je devrais m'exprimer davantage, vous avez peut-être raison...

QUESTION: – ... Pour donner des lignes, des perspectives aux Français...

LE PRESIDENT: – ...Je ne voudrais pas que l'on dise non plus que le Président de la République se mêle de tout. Il y a un gouvernement qui est responsable et qui assume cette responsabilité. Par conséquent, il est légitime que je donne un certain nombre d'orientations. Il ne m'appartient pas de conduire la politique quotidienne du gouvernement. En revanche, je voudrais dire qu'au-delà des compétences naturelles dans notre Constitution du chef de l'Etat, et qui sont grandes, en 2002 j'ai pris tout à fait conscience de la réalité politique qui a donné le résultat dont vous vous souvenez, et qui me conduit à mettre au premier rang de ces préoccupations et de cette vocation du chef de l'Etat dans notre pays la défense des valeurs de la République. Tout simplement parce que les Français doivent être fiers de la France. Les Français doivent se rassembler autour des valeurs qui font la France. Cela est essentiel. Et cela c'est un peu aussi et plus encore depuis 2002, tel qu'en tous les cas je l'ai ressenti, le rôle du chef de l'Etat.

PATRICK POIVRE D'ARVOR: – Au nom d'Arlette CHABOT et de nos téléspectateurs, je vous remercie, Monsieur le Président.

LE PRESIDENT: – Je vous remercie.