Interview de M. Jaques CHIRAC, Président de la République, accordée à Radio France Outre-mer.

Nouméa (Nouvelle-Calédonie), le vendredi 25 juillet 2003.

QUESTION - Monsieur le Président, bonsoir, merci de nous accorder cet entretien qui nous permettra de revenir sur quelques-uns des thèmes clés de votre voyage.

Comment, tout d'abord, avez-vous retrouvé la Calédonie 16 ans après ? 16 ans on sait que c'est long, les Calédoniens ont pu se sentir délaissés. Comment avez-vous retrouvé la Nouvelle-Calédonie ?

LE PRESIDENT- Bonsoir, je voudrais tout d'abord vous remercier de votre accueil et vous dire le plaisir que j'ai, à travers vos antennes, à m'adresser aux Calédoniens.

C'est vrai que 16 ans c'est long, et pour être venu souvent en Nouvelle-Calédonie avant, il me manquait quelque chose. Je suis arrivé ici avec, je dois dire, beaucoup, beaucoup de plaisir et de joie. Et j'ai retrouvé une Calédonie développée, allante, qui m'a fait plaisir.

QUESTION – Je voudrais rentrer tout de suite dans l'un des temps clés de votre séjour, c'est votre déplacement hier à Lifou. Vous avez parlé de devoir de mémoire à propos d'Ouvéa. Votre sentiment sur la réconciliation que vous appelez de vos voeux, qu'est-ce que vous gardez aujourd'hui de ce drame ?

LE PRESIDENT- Je voudrais d'abord dire que nous sommes dans un monde, hélas trop souvent, qui se fonde sur l'agressivité, sur la haine au lieu de privilégier la concertation, le dialogue, l'entente. Nous sommes après tout tous des hommes, des femmes qui peuplons une même planète et qui avons vocation de ne pas nous battre, mais de nous entendre. Ce qui m'a beaucoup frappé, c'est vrai, pendant ces années où je n'étais pas venu ici, c'est le progrès important réalisé par le dialogue, la concertation, le respect de l'autre, la reconnaissance de l'identité de chacun et la volonté commune de s'associer pour développer ensemble et améliorer la vie de tous les Calédoniens, quelles que soient leurs origines. Et je crois que la Calédonie a ainsi emprunté la bonne voie, ce qui ne veut pas dire naturellement, qu'il faille oublier le passé. J'ai évoqué un devoir de mémoire car il y a eu ici des tragédies, et ces tragédies restent dans le coeur de chacun des Calédoniens, comme de chacun des Français, mais il faut, je dirais, en conserver le souvenir par respect d'une part, mais aussi pour bien témoigner de ce qu'il ne faut pas faire, c'est-à-dire pour bien témoigner du caractère nocif, dangereux, inutile de la haine, de la violence, de l'agressivité.

QUESTION – Cette réconciliation à laquelle vous avez appelé, vous l'avez sentie comme effective aux Loyautés ?

LE PRESIDENT- Oui, incontestablement. Aux Loyautés où nous avons été reçus avec cette tradition d'hospitalité qui caractérise les hommes et les femmes des Loyautés. Mais je l'ai senti aussi depuis mon arrivée ici dans tous les contacts, dans tous les entretiens que j'ai pu avoir, avec à la fois les représentants des différentes formations, si j'ose dire, de la Calédonie et avec tout simplement les gens. Et vous savez, on apprend beaucoup en regardant, en examinant le regard des hommes. Le regard aujourd'hui dans l'immense majorité des Calédoniens, est un regard d'estime, un regard de dialogue, chacun conservant son identité, mais chacun la mettant au service d'une évolution vers le dialogue, le respect de l'autre et la concertation.

QUESTION – Alors vous parlez, Monsieur le Président, d'identité. Je voudrais revenir aux jeunes que vous avez rencontrés hier au Centre Djibaou. Certains de ces jeunes vous ont exprimé un malaise, celui d'être tout simplement Calédonien ou de chercher à l'être. Être calédonien pour vous, Monsieur le Président, ce serait quoi aujourd'hui ?

LE PRESIDENT- Je voudrais d'abord dire que les jeunes que j'ai rencontrés hier, ceux avec qui j'ai dialogué et ceux qui écoutaient, m'ont fait une forte impression. Là encore, le comportement, l'attitude, le regard est beaucoup plus significatif que toute autre expression de la personne humaine, et ces jeunes regardaient vers l'avenir. C'était évident. Ils ne regardaient pas vers le passé, ils ne semblaient pas animés les uns par rapport aux autres par des sentiments d'agressivité. Alors, ils ont évoqué naturellement les problèmes qui sont ceux des jeunes aujourd'hui, qu'il s'agisse de l'identité, de l'emploi, de la formation, du développement harmonieux de l'ensemble des élus, qu'il s'agisse de l'égalité sociale ou de l'égalité tout court, ce à quoi ils aspirent en réalité. Et j'ai trouvé qu'ils le faisaient avec beaucoup de réalisme, beaucoup de qualité. Cela m'a impressionné.

QUESTION – J'ai noté que vous avez réagi assez fortement à l'intervention de notre championne de karaté qui s'appelle ARTUS et que vous avez appelé Mademoiselle "l'autre" ...

LE PRESIDENT– A la suite d'une initiative qui m'a véritablement choqué au plus profond et qui relève, je crois, d'une enquête qui avait été faite où on devait mentionner dans cette enquête son appartenance ethnique, ce qui est exactement à l'opposé de tous les principes de la République, et même de tous les principes du vivre en commun. Nous n'avons pas à nous déterminer en fonction d'une appartenance ethnique. Nous avons à nous déterminer en fonction d'un destin commun.

QUESTION – Alors tous ces jeunes calédoniens qui étaient là autour de vous, de près ou de loin, ils vous parlaient à terme d'emploi, et là je voudrais en venir doucement à l'accord de Nouméa. Comment définissez-vous l'emploi local ?

LE PRESIDENT- Je voudrais tout d'abord rappeler puisque vous avez évoqué l'accord de Nouméa, que je n'avais pas de responsabilité quand cet accord est intervenu, des responsabilités directes, mais je l'ai totalement approuvé et je le fais totalement mien. Dans les différents problèmes qu'il évoque, il y a effectivement l'emploi. L'emploi ici, comme partout dans le monde, est un problème vital et un problème essentiel de préoccupation, notamment pour les jeunes. Ici, je crois qu'il doit nous engager à faire un triple effort, d'abord un effort de formation, notamment pour les jeunes Mélanésiens. La formation c'est les clefs de l'avenir qu'il faut donner à ces jeunes, et il y a encore beaucoup d'effort à faire.

Le deuxième élément, c'est le développement économique, il faut développer les activités, et Dieu sait que la Nouvelle-Calédonie est un pays riche de potentiel, probablement l'un des plus riches de toute cette partie du monde qu'il s'agisse de ces richesses minières, qu'il s'agisse de la pêche, de l'agriculture au sens le plus large du terme, le tourisme naturellement. Tout ceci apporte à la Nouvelle-Calédonie un potentiel très important. Donc, il faut développer, c'est-à-dire créer des incitations nécessaires pour permettre à l'initiative de se développer.

Et enfin troisièmement, c'est au coeur d'ailleurs de l'accord de Nouméa, il faut le rééquilibrage. Il n'est pas normal, il n'est pas sain qu'il y ait plusieurs parties qui ne soient pas également développées dans la Calédonie. La communauté de destin c'est aussi une communauté de vie, un équilibre, et donc je suis particulièrement attaché, comme manifestement tous les Calédoniens à ce qu'un effort important soit fait dans le domaine du rééquilibrage. Vous voyez, formation, développement économique, progrès social, rééquilibrage : c'est sur ces thèmes que doivent être fondées toutes les politiques d'action en Nouvelle-Calédonie.

QUESTION – Le rééquilibrage, si vous le voulez bien on y reviendra dans quelques secondes. Je voudrais continuer sur l'accord de Nouméa. Vous dites Place des Cocotiers, il sera pleinement appliqué. Comment dénouer selon vous la question du corps électoral calédonien ? C'est un sujet, vous le savez, qui divise une partie de la classe politique et qui suscite des attentes dans l'opinion ?

LE PRESIDENT- Tout d'abord, je comprends parfaitement les inquiétudes des uns ou des autres. J'ai observé, je dois dire avec plaisir, qu'à l'occasion de la dernière réunion du comité des signataires qui s'est tenue à Koné récemment, qu'il était apparu que ce sujet délicat sensible n'était plus un sujet, à proprement parler, d'affrontement. On ne trouve jamais bonne solution aux problèmes dans l'affrontement, on trouve les solutions dans le dialogue et dans le respect de l'autre.

Naturellement, il y a eu des engagements qui ont été pris, ils doivent être tenus. Ce problème qui pose, je le répète, un certain nombre de questions notamment au regard du droit, de l'égalité des hommes, des femmes dans une démocratie ce problème n'exige de solution que pour les élections de 2009, pas de 2004. Je crois qu'il serait mauvais pour tout le monde, d'en faire un élément de polémique pendant la préparation des prochaines élections. En revanche, ce problème devra être réglé, conformément à ce qu'exige l'accord de Nouméa, avant les élections de 2009. C'est la raison pour laquelle j'ai dit, que pour ce qui me concerne, je prendrais mes responsabilités, et que cette affaire sera réglée avant la fin de mon quinquennat, c'est-à-dire avant 2007.

QUESTION – Donc l'Etat se donne un petit peu de temps pour essayer de réussir...

LE PRESIDENT- L'Etat et les partenaires.

QUESTION – justement l'Etat par rapport aux partenaires, comment doit-il se comporter. Il doit davantage s'impliquer ou est-ce qu'il doit rester arbitre ?

LE PRESIDENT- Cela dépend des fonctions auxquelles vous faites allusion. L'Etat est impliqué, ne serait-ce que dans la politique de formation, de développement, de progrès social ou de rééquilibrage, mais l'intervention de l'Etat, l'intervention financière directe ou indirecte de l'Etat, est un élément déterminant, de même que les politiques de développement qui sont mises en oeuvre par l'Etat, sont des éléments essentiels du développement de la Nouvelle-Calédonie. Donc, il doit s'engager et continuer à s'engager. Naturellement, s'agissant des problèmes politiques, il doit conserver une certaine neutralité et respecter l'esprit des accords de Nouméa et le dialogue qui progresse entre les différents partenaires à cet accord.

QUESTION – Alors le rééquilibrage, Monsieur le Président, j'y viens. L'usine du Nord, c'est l'une de vos priorités en matière de rééquilibrage, mais à une condition absolue, c'est la préservation de l'environnement. Alors avec trois projets miniers, comment concilier aujourd'hui développement durable et préservation du milieu naturel ?

LE PRESIDENT- D'abord, il s'agit d'une grande richesse qui doit être exploitée au bénéfice de l'ensemble de Calédoniens, je dis bien de l'ensemble. Ce qui me permet de redire toute l'importance prioritaire que donne le gouvernement à la réalisation de l'usine du Nord, qui sera un élément important par les activités directes et indirectes qu'elle engendrera dans le Nord, de ce rééquilibrage nécessaire.

A partir de là, toute action humaine doit être compatible avec la préservation de la richesse naturelle, la préservation de notre environnement, le respect de notre écologie. Il faut qu'on puisse transmettre, à ceux qui nous suivront, une terre, au sens très général du terme, qui leur permette également de vivre et de se développer, et c'est tout à fait essentiel. Cela suppose effectivement une politique de développement durable et cette politique de développement durable suppose qu'un certain nombre de règles soient respectées dans le développement industriel et notamment minier.

J'ai observé avec satisfaction, qu'une très récente réunion qui a eu lieu ici à Nouméa entre les experts et responsables avait mis l'accent sur la nécessité de ce respect des règles de l'écologie, en particulier la végétalisation des sites. Donc l'Etat sera pour sa part, en contrepartie des aides importantes qu'il apporte pour la réalisation de ces projets, très vigilant pour que ce développement se fasse conformément au respect des règles de l'écologie et de l'environnement.

J'ai d'ailleurs eu hier, avec les responsables, un premier entretien. J'en aurai un encore. Je les ai trouvés, notamment pour ce qui concerne les partenaires étrangers de l'Etat, très sensibles et très soucieux de respecter ces règles.

QUESTION – Alors à ces conditions respecter l'environnement. Vous soutiendrez de la même façon les deux autres projets ?

LE PRESIDENT- Naturellement, je crois que les trois projets sont naturels, légitimes, complémentaires et participent à l'ensemble de cette politique de développement que j'évoquais tout à l'heure, mais je le répète, avec l'impératif de rééquilibrage, et avec l'impératif de formation qu'ils supposent. Pour travailler, il faut que les hommes soient formés pour qu'ils soient bien dans leur peau. Il faut qu'ils aient la formation nécessaire pour assumer leurs responsabilités.

QUESTION – Plus largement, Monsieur le Président, pour aborder un volet institutionnel qui concerne l'Outre-mer, on parle aujourd'hui de Département d'outre-mer, on parle de collectivités, on parle de Pays d'outre-mer, on parle de Territoire d'outre-mer. L'outre-mer aujourd'hui, c'est une addition de décentralisation, c'est un axe clef de votre politique la décentralisation. Quelle est votre vision des choses en la matière ? Faut-il outre-mer encourager une décentralisation à la carte, et dans l'affirmative, est-ce que la Calédonie serait un exemple ou une exception ?

LE PRESIDENT- Il y a une vieille réaction française qui consiste à vouloir tout régir, tout réglementer par l'Etat. Vouloir gérer les affaires de Territoires éloignés de la métropole, d'origines différentes, confrontés à des problèmes économiques, politiques, sociaux qui n'ont rien à voir les uns avec les autres est évidemment une vue de l'esprit. C'est la raison pour laquelle dans cette évolution institutionnelle que vous évoquez, j'ai voulu effectivement que l'on fasse des choix à la carte. C'est-à-dire qu'il n'y a aucune raison de traiter de la même façon la Guyane, la Martinique, Wallis-et-Futuna, la Polynésie et la Nouvelle-Calédonie. Ce qu'il faut, c'est créer un environnement institutionnel qui soit le plus adapté possible, à la fois aux caractéristiques physiques et surtout psychologiques humaines de ces différents Territoires ou Départements. C'est l'objet de la règle que nous avons adoptée qui permet à chacun, en quelque sorte, de trouver son dispositif dans la République française. C'est aussi ce qui inspire la loi de programme pour l'outre-mer qui a été élaborée par le Gouvernement, votée par le Parlement et que j'ai promulguée à la veille de mon départ en Nouvelle-Calédonie, qui tient compte des réalités et qui accentue fortement l'aide que la métropole peut apporter à l'ensemble de ces Terres et de ces populations, dans le même esprit. Dans ce contexte la Nouvelle-Calédonie a sa personnalité particulière qui doit être respectée. Elle a d'autant plus sa personnalité que comme vous le savez, les accords de Nouméa prévoient que dans 15 ou 20 ans, les Calédoniens devront s'exprimer sur leur appartenance à la République ou non, et ceci n'est pas le cas d'autres Territoires de la République et donc cela donne en particulier, une spécificité à la Nouvelle-Calédonie.

QUESTION – Nous allons clore notre entretien Monsieur le Président, vous allez présider à Papeete le Sommet France-Océanie. Quelle relation, selon vous, la France doit-elle instaurer aujourd'hui dans cette région du monde, à l'égard de pays qui ne lui ont pas toujours été favorables, (On se souvient de la période des essais nucléaires) et surtout avec quels enjeux à côté de pays comme par exemple l'Australie et le Japon ?

LE PRESIDENT- Ou la Nouvelle-Zélande. D'abord, la France entretient avec ces pays des relations très cordiales, confiantes et chaleureuses. Je recevais tout récemment le Premier ministre de la Nouvelle-Zélande et nous avons observé cette communauté de vision s'agissant de l'ensemble de cette zone du Pacifique. Il en va de même avec l'Australie et encore plus avec le Japon, avec lequel, vous le savez, la France a des relations très fortes, une solidarité très grande. Donc, nous sommes participants, et chacun le reconnaît parmi les grandes nations présentes, aux impératifs à la fois de sécurité et de développement de cette région. D'ailleurs, qu'il s'agisse de la Polynésie française ou de la Nouvelle-Calédonie, elles font plutôt bonne figure par rapport à l'ensemble des pays de la zone, tant en ce qui concerne la sécurité, la stabilité, le développement ou de niveau de vie. Alors, certes nous avons de grands progrès à faire, bien entendu. Enfin, voilà quelle est un peu notre relation avec notre environnement. Par ailleurs, nous sommes très attachés à développer les relations politiques, économiques, financières avec les pays de la zone, et à apporter directement ou par le biais de l'Union européenne les aides au développement qui sont nécessaires à beaucoup de ces états de la région

QUESTION - Monsieur le Président, je vous remercie.

LE PRESIDENT- Je vous remercie .