Tribune de M. Jacques CHIRAC, Président de la République,
parue dans la revue hebdomadaire britannique : "New Scientist".


Le 19 mai 2005.

Le défi majeur de l'écologie

Depuis la conférence de Rio, en 1992, l'environnement a pris une place croissante dans les préoccupations du monde contemporain. Du réchauffement climatique à la pollution des réserves d'eau douce de notre planète, de la destruction accélérée des milieux naturels à la disparition de nombreuses espèces vivantes, nous réalisons aujourd'hui que le développement économique extraordinaire que nous avons connu depuis deux siècles, loin d'affranchir l'Homme de la nature, nous confère désormais une responsabilité sans précédent à son égard.

Nous ne pouvons plus ignorer les preuves de l'érosion du vivant : la destruction des forêts primaires tropicales, qui abritent plus de la moitié des espèces terrestres ; le recul des espaces naturels au rythme de l'expansion démographique et urbaine ; la mort lente des récifs coralliens, dont près d'un tiers a déjà disparu ou est fortement dégradé ; l'effondrement des populations de grands mammifères sauvages.

Par l'effet des progrès fulgurants de la science et de l'industrie depuis deux siècles, le temps court de nos sociétés entre en collision avec le temps long de la diversité biologique, résultat de millions d'années d'évolution. Des espèces ont toujours disparu du fait du renouvellement naturel des écosystèmes. Mais le rythme actuel de ces disparitions serait jusqu'à mille fois supérieur. Nous savons aujourd'hui que près de seize mille des espèces connues sont directement menacées d'extinction, et certains scientifiques se demandent si les sociétés modernes ne seraient pas en train de provoquer la sixième grande vague d'extinction des espèces depuis l'apparition de la vie.

Nous sommes sans doute les dernières générations à avoir encore la capacité d'arrêter la destruction du vivant, avant qu'un seuil irréversible n'ait été franchi. Depuis l'entrée en vigueur de la Convention sur la Diversité Biologique, en 1993, un travail considérable a été accompli par la communauté internationale. Des interrogations légitimes s'expriment toutefois sur l'efficacité de son action, car la biodiversité continue à reculer. L'objectif d'arrêter son érosion d'ici 2010, adopté en 2002 lors de la conférence internationale de La Haye, est hors d'atteinte si nous n'agissons pas maintenant.

Nous en savons suffisamment pour commencer à agir. Mais nous ne mesurons pas encore toutes les conséquences et les répercussions. C'est pourquoi j'ai proposé, lors de la conférence internationale "Biodiversité, science et gouvernance", organisée à l'initiative de la France le 24 janvier dernier au siège de l'UNESCO, la mise en place officielle d'un réseau mondial d'expertise sur la biodiversité. Je suis heureux de voir que les meilleurs scientifiques du monde ont repris cette proposition.

L'objectif d'un tel réseau est d'approfondir notre connaissance de la biodiversité et d'établir les bases scientifiques indiscutables permettant à la communauté internationale d'exercer ses responsabilités. Pour cela nous devons mobiliser toutes les disciplines scientifiques concernées et appeler à un vaste effort de coopération internationale, qui pourrait être entrepris sous l'égide de la Convention des Nations Unies sur la Diversité Biologique. Un effort qui ira dans le sens du renforcement nécessaire de la gouvernance mondiale de l'environnement. La France plaide inlassablement en ce sens, avec notamment la proposition de création d'une Organisation des Nations Unies pour l'Environnement, qui sera discutée à New York par les chefs de gouvernement du monde entier lors du sommet des Nations Unies, en septembre prochain.

Ce réseau mondial d'expertise sur la biodiversité devra travailler dans plusieurs directions. Tout d'abord, compléter l'inventaire du vivant. A ce jour, en effet, à peine un million et demi d'espèces ont été répertoriées sur un total estimé entre cinq et trente millions, marge d'incertitude qui traduit l'ampleur de notre méconnaissance. La deuxième mission, c'est comprendre la dynamique des écosystèmes. Les scientifiques commencent tout juste à déchiffrer l'extrême complexité des relations qui unissent les espèces entre elles et avec leur milieu. Cette interdépendance est la clé de l'équilibre fragile de chaque écosystème comme de la biosphère tout entière. L'Homme ne peut s'en abstraire. C'est cette complexité, que les travaux remarquables du Professeur E.O. WILSON ont contribué à populariser, qui explique pour une part la lenteur des prises de conscience. Enfin, il faut clarifier l'impact du changement climatique sur la biodiversité.

Il existe un précédent : le Groupe Intergouvernemental sur l'Évolution du Climat, dont les travaux, depuis 1988, ont permis de dégager un consensus scientifique sur la réalité et la portée du réchauffement climatique, que beaucoup, au départ, se refusaient à admettre. Car c'est bien d'un tel consensus dont les responsables politiques ont besoin pour fonder leur action.

Avec la lutte contre le changement climatique, la préservation de la biodiversité nous impose une profonde évolution des mentalités et des modes de vie. En ayant inscrit cette année dans sa Constitution une Charte de l'environnement, la France se place résolument dans cette perspective. Cette charte consacre la biodiversité comme droit et comme patrimoine collectif. Elle définit le principe de précaution, qu'il est capital d'appliquer aux questions posées par l'érosion du vivant. Face à l'urgence de la situation, nous devons accélérer le mouvement.

En prenant conscience de son appartenance à la biosphère et de sa dépendance à l'égard de l'ensemble du vivant, notre civilisation réalise aujourd'hui sa fragilité. Le moment est venu de s'engager sur la voie d'une écologie humanisée et d'intégrer dans notre quête du progrès économique et humain la conscience de nos devoirs envers la nature et de nos responsabilités à l'égard des générations futures. C'est en agissant tous ensemble que nous y parviendrons.