Interview accordée par M. Jacques CHIRAC, Président de la République, à l'agence ITAR-TASS et à la première chaîne de télévision russe.

Palais de l'Elysée - Paris le vendredi 29 avril 2005.

QUESTION - Monsieur le Président, merci beaucoup pour cette occasion de vous rencontrer avant votre arrivée à Moscou, pour le 60e Anniversaire de la Victoire. Que signifie pour vous cette visite à Moscou ? Quels sont vos sentiments avant votre venue dans notre capitale ?

LE PRESIDENT – D'abord, un sentiment de joie : joie de revoir une fois de plus Moscou qui est une ville que j'aime pour beaucoup de raisons, joie de rencontrer le Président POUTINE, une fois de plus, nous nous rencontrons souvent. Joie aussi de participer à un grand moment commémorant une période à la fois dramatique où le peuple russe a joué un rôle déterminant, c'est-à-dire la commémoration de la libération des peuples européens du joug nazi. Et de ce point de vue, la libération que nous avons fêtée à l'occasion du débarquement allié n'a été possible que parce qu'il y avait eu, préalablement, l'extraordinaire mobilisation et l'admirable courage du peuple russe et de ses soldats à partir de Stalingrad. .

QUESTION - Quelle est l'image du soldat russe en France, eu égard au fait que c'est le soldat russe qui a appuyé le plus cette victoire ? Et comment la France garde cette communauté, cette fraternité de combat dont le régiment Normandie-Niémen est un symbole ?

LE PRESIDENT – D'abord, le soldat russe a fait la preuve, dans l'Histoire en général, et au moment de ces événements tragiques où il a réagi, d'un courage, d'une abnégation, d'une discipline tout à fait extraordinaires et qui méritent d'être au cœur de la commémoration. Il a assumé le choc le plus violent, il a résisté et il a permis à l'histoire de se développer et aux alliés occidentaux et russes de vaincre. Donc nous devons beaucoup au soldat russe. Il a, dans l'esprit français, sans aucun doute, une image très favorable, que vous avez raison d'évoquer en parlant de l'escadrille Normandie-Niémen, où des aviateurs français et russes ont ensemble participé la main dans la main, de façon exceptionnellement courageuse et efficace, à ces combats contre le nazisme. C'est toujours avec une grande émotion que, lorsque je viens à Moscou, je vais m'incliner devant la plaque commémorative du régiment Normandie-Niémen qui rappelle le sacrifice des soldats russes et français.

QUESTION - Avez-vous vu le film sur le régiment Normandie-Niémen ?

LE PRESIDENT - Oui, c'est un bon film, bien réussi.

QUESTION - Monsieur le Président, j'aimerais que vous vous rappeliez le discours du général de GAULLE du 18 juin. Quel a été le rôle de ce discours pour le peuple français ?

LE PRESIDENT - Cela a été un discours, je dirais, essentiel et fondateur. Essentiel parce qu'il a marqué que les Français n'avaient pas tous démissionné, et que certains étaient décidés à réagir et à se battre. Le général de GAULLE a incarné cette volonté de réagir et de se battre. C'est donc un élément important de l'histoire de France qui, sans ce discours, aurait été autre chose. La France n'aurait pas été au rang des vainqueurs s'il n'y avait pas eu un discours exprimé par le général et toute l'action qui s'en est suivie.

QUESTION - Les alliés ont débarqué en Normandie, Paris a été libérée. Et vous, Monsieur le Président, qu'est-ce que vous avez ressenti dans ce moment historique ?

LE PRESIDENT - J'étais, naturellement, encore bien jeune, mais j'ai senti une grande joie, notamment parce que je la sentais autour de moi, en particulier dans ma famille, une grande joie et une grande espérance.

QUESTION - Monsieur le Président vous avez commencé votre carrière politique très tôt. Vous avez commencé votre travail au gouvernement en 1962 sous le général de GAULLE. Quels sont vos souvenirs du général de Gaulle ? Comment a-t-il influencé votre vie ?

LE PRESIDENT - Tout d'abord, j'ai toujours été impressionné par le général de GAULLE qui incarnait pour moi les valeurs fondamentales de la France, et ceci bien avant de le connaître. Ensuite, de 1962 à 1967 effectivement, je travaillais auprès de son Premier ministre, qui était à l'époque M. Georges POMPIDOU. Alors, j'avais de temps en temps l'occasion de voir le général mais, je dirais, dans des réunions et j'étais très peu de chose. Et puis, en 1967 je suis entré au gouvernement et là, j'ai eu l'occasion de rencontrer beaucoup plus régulièrement le chef de l'Etat, le général de GAULLE. J'ai toujours été impressionné par sa stature dans tous les sens du terme. C'était un homme d'une extraordinaire gentillesse, toujours très respectueux des autres et qui portait en lui une image de la France dont il ne pouvait pas se défaire, qui s'imposait en quelque sorte, et qui suscitait le respect de tout le monde, de ses admirateurs comme d'ailleurs de ses opposants car il en a eu à partir du moment où il est entré en politique. Donc je me souviens de lui avec beaucoup d'estime, beaucoup de respect et surtout je me souviens de sa capacité à se mettre au niveau des autres, à les écouter, à les comprendre, à leur donner le sentiment que ce qu'ils disaient était intéressant. C'était un homme exceptionnel.

QUESTION - Comment voyait-il la Russie ?

LE PRESIDENT - Je crois qu'au-delà de sa fameuse expression "l'Europe de l'Atlantique à l'Oural", il exprimait sa conviction forte que l'Europe et la Russie étaient deux ensembles qui étaient profondément unis historiquement et qu'ils devaient avancer la main dans la main dans l'avenir.

QUESTION - Vous avez parlé, Monsieur le Président, du rôle que le général de Gaulle a joué dans les relations entre nos deux pays. Que peuvent faire nos deux pays pour le continent et pour le monde entier ?

LE PRESIDENT - D'abord, la Russie a connu, comme toutes les grandes nations du monde, des périodes difficiles. Elle a engagé avec détermination et courage une modernisation complète de sa vie politique, économique, sociale et cette modernisation doit être encouragée et poursuivie. Cela fait partie de la solidarité qui s'impose entre les grandes nations du monde. Je pense que de ce point de vue, l'action conduite par la Russie est une action tout à fait positive. Cela suppose des liens privilégiés entre l'ensemble russe et l'Union européenne. C'est dans cet esprit que j'ai beaucoup apprécié, pour ma part, et participé à l'élaboration d'une politique euro-russe dont on a défini les grandes lignes en 2003 au moment des célébrations de Saint-Pétersbourg. Cette politique a précisé les quatre espaces dans lesquels l'Union européenne et la Russie doivent déployer leur solidarité et leur cohérence. Je me réjouis que le prochain Sommet, dans quelques jours, entre la Russie et l'Union européenne permette, je l'espère, de conclure définitivement sur cette politique solidaire et ces quatre espaces qui la caractérisent. Je crois qu'il est dans l'intérêt fondamental de l'équilibre du monde, mais aussi de l'équilibre de notre région du monde, que l'Union européenne et la Russie, deux grands ensembles, deux éléments essentiels du monde multipolaire de demain, puissent avancer en confiance et dans la sérénité.

QUESTION - Les observateurs parlent de contacts personnels, de très bons contacts, avec le Président russe Vladimir POUTINE. Comment se déroule votre dialogue avec le Président russe ?

LE PRESIDENT - Dans la plus grande confiance, une confiance qui, petit à petit, est devenue une amitié. Au départ, c'était de l'estime et de la confiance et petit à petit c'est devenu de l'amitié. Notre dialogue est extrêmement facile. Le Président russe est un homme qui sait ce qu'il veut et qui le dit clairement. Ce n'est pas un homme dissimulé. Moi-même, j'ai un peu le même caractère, et donc notre dialogue est très facile. Cela ne veut pas dire que l'on soit toujours d'accord sur tout, mais je veux dire qu'en règle générale, on arrive toujours à un accord.

QUESTION - Monsieur le Président, nous avons commencé notre discussion en parlant de la fraternité franco-russe, de la lutte contre le fascisme. Mais aujourd'hui devant la France, devant la Russie, nous avons un ennemi commun, c'est le terrorisme international. Que peuvent faire nos pays pour combattre ce fléau international ?

LE PRESIDENT - D'abord, rien ne peut justifier le terrorisme, c'est-à-dire une action violente, mortelle qui ne peut être justifiée en aucun cas et par aucune cause. Toutes les causes peuvent être défendues, mais pas par le terrorisme, par l'action violente. Donc, nous devons nous associer pour lutter contre le terrorisme lorsqu'il se produit, notamment par la solidarité, par le renseignement, par l'action mais également pour lutter contre les causes du terrorisme qui sont souvent de nature sociale, politique, tenant à des conflits. Et par conséquent, il faut également lutter contre les racines qui encouragent ou qui permettent à ce terrorisme de se développer.

QUESTION - Il n'y a pas longtemps, Monsieur le Président, la Russie a été l'invitée d'honneur du Salon du Livre. C'était un grand événement. Quelle est la place de la littérature et de nos relations culturelles dans la sphère des sciences humaines, dans l'art ? Je sais, Monsieur le Président, que c'est un sujet qui a de profondes racines personnelles chez vous.

LE PRESIDENT - Vous savez, la relation, la solidarité intellectuelle, culturelle entre la Russie et la France est très ancienne. Elle s'est en particulier épanouie à partir du XVIIIe siècle. Nous connaissons tous des exemples brillants d'échanges, de coopérations, de réflexion commune entre les grands intellectuels et les grands créateurs russes et français et, d'ailleurs, plus généralement européens. C'est une longue tradition qui a des racines profondes et qui continue. Vous avez évoqué la présence de grands intellectuels et créateurs russes pour le Salon du Livre à Paris, auquel d'ailleurs le Président Poutine a bien voulu s'associer puisque j'ai pu, le recevant à l'Elysée, recevoir avec lui les grands représentants de la pensée russe, qui avaient été les invités d'honneur au Salon du Livre. Nous avons pu parler une heure ou deux ensemble, c'est-à-dire, le Président Poutine et moi d'une part, ces grands intellectuels russes contemporains, d'autre part. Et nous nous sommes aperçus qu'il y avait vraiment quelque chose de commun, naturellement chacun l'exprimant avec son talent, son génie propre, quelque chose de profondément commun sur le plan humain, entre la création russe et la création européenne et française. Autrement dit, ce qu'on a connu au XVIIIe et au XIXe siècles, n'était pas un hasard. Ce n'était pas une circonstance favorable, c'est quelque chose qui correspondait réellement à une réalité culturelle, à une réalité humaine et je m'en réjouis.

QUESTION - D'ailleurs, Monsieur le Président, à l'occcasion de ce Salon du Livre, on a rappelé à la Russie que vous avez traduit le roman de Pouchkine Eugène Onéguine. J'en parlais déjà dans ma première interview avec vous. Est-ce que vous avez gardé encore cette traduction ?

LE PRESIDENT - Naturellement, je l'ai gardée. J'en ai même reçu un exemplaire qui m'a beaucoup touché, il y a deux ou trois ans, de la part d'une personnalité russe qui l'avait trouvée par hasard chez un libraire de Moscou. J'ai été en partie élevé quand j'avais 15 à 20 ans par un professeur russe qui, pendant des années, a refusé de dire un mot en français avec moi, alors qu'il le parlait couramment, ce qui m'a permis à l'époque d'avoir une bonne connaissance du russe et ce qui m'a surtout permis d'avoir accès dans le texte à la littérature russe et en particulier à l'auteur pour lequel j'avais une particulière prédilection : c'est POUCHKINE. Cela m'a effectivement conduit, quand j'avais vingt ans, à faire une traduction du roman Eugène ONEGUINE. Voilà, hélàs, depuis, je n'ai pas pratiqué et mon russe en a beaucoup souffert.

QUESTION - Oui, mais vous avez quand même fait un apport historique à nos relations culturelles. D'ailleurs, Monsieur le Président, pour votre prochaine visite, pour le 60e anniversaire de la fin de la guerre, que voudriez-vous dire aux vétérans de guerre, aux anciens combattants, à la jeunesse de la Russie ?

LE PRESIDENT - Aux vétérans de guerre, je voudrais dire ma reconnaissance et mon respect. Car si nous sommes aujourd'hui dans un pays libre et malgré les difficultés, je dirais relativement prospère, nous le leur devons. A la jeunesse, je voudrais dire : "ayez confiance". Nous avons vocation, au-delà des difficultés quotidiennes que je connais bien et qui existent en Russie comme en Europe, à affronter le monde de demain, la main dans la main. Naturellement, chacun avec sa culture, avec sa tradition, avec son origine car il convient de respecter cette culture et cette tradition de chacun. Mais la main dans la main, et je suis sûr que c'est ce qui se passera. C'est dans ce sens que je mets beaucoup d'espoir dans la relation entre l'Union européenne et la Russie, relation qui a toujours été privilégiée, aussi bien par les dirigeants français et allemands notamment mais aussi européens en général et par le Président POUTINE.

QUESTION - Merci beaucoup Monsieur le Président. Permettez-nous, avant votre arrivée à Moscou de vous présenter cet album, des images des Palais du Krémlin, que vous connaissez très bien.

LE PRESIDENT - C'est superbe, les restaurations ont été très bien faites. Merci infiniment.