Interview de M. Jacques CHIRAC, Président de la République, par Mme Arlette CHABOT et M. David PUJADAS au Journal de 20 H de France 2.

Palais de l'Elysée - Paris le mardi 3 mai 2005.

ARLETTE CHABOT - Bonsoir, Monsieur le Président,

LE PRESIDENT - Bonsoir.

ARLETTE CHABOT - Merci de nous accueillir, donc, avec David PUJADAS ici, à l'Elysée. Alors, on a l'impression que l'on est dans un moment important, en fait. On voit bien que les Français s'intéressent au débat autour de la Constitution, qu'ils sont en train de réfléchir, d'écouter les arguments.

Et puis, il y a un événement nouveau, c'est l'inversion des sondages. Le "non" était en tête. Aujourd'hui, le "oui" passe devant. Alors, je sais que vous êtes d'une nature un peu optimiste. Est-ce que ce soir, vous avez le sentiment que le "oui" va finir par l'emporter ?

LE PRESIDENT - Vous savez, les sondages ont leurs qualités et leurs incertitudes. Je ne ferai donc pas de commentaires sur les sondages. En revanche, ils indiquent autre chose qui, à mes yeux, est beaucoup plus important, c'est que le dialogue, l'étude, en France, est en train de s'élargir et de s'approfondir. Le nombre des Françaises et des Français qui, à l'évidence, s'intéresse à cette Constitution, à ce projet d'avenir, va, sans aucun doute, croissant. Et cet intérêt les conduit, en particulier, à prendre connaissance de l'ensemble des éléments. C'est cela qui est important car c'est un signe de démocratie adulte. Le référendum est une question essentielle pour l'avenir de notre pays, mais c'est également aujourd'hui une question que les Français se sont appropriés et cela, c'est un progrès dans la démocratie. Et, de ce point de vue, j'en suis très heureux.

DAVID PUJADAS - Alors, justement ce début de campagne a quand même été rude. Lors de votre précédente intervention à la télévision, vous n'avez pas caché que vous étiez surpris, et même peiné, par le mécontentement, l'inquiétude qui étaient exprimés par les jeunes. Quelles conclusions en avez-vous tiré ? C'est le gouvernement qui déçoit ou l'Europe qui est visée ?

LE PRESIDENT - D'abord, je n'ai pas été, à proprement parler, surpris car je connais naturellement les problèmes auxquels les Français sont confrontés tous les jours, et en particulier les jeunes, et qui sont des problèmes liés à une croissance insuffisante dans le proche passé, à des problèmes d'emploi, des problèmes de pouvoir d'achat. Ces problèmes, je les connais, naturellement.

ARLETTE CHABOT - Et cela fait un gros malaise. C'était cela l'idée.... un gros malaise.

LE PRESIDENT - ··· Sans aucun doute, qui s'est manifesté par les questions qu'un certain nombre de jeunes, qui avaient été choisis par l'institut de sondage et la télévision, ont manifesté. Je répète, des problèmes que je connais et que je comprends.

Ce que je voudrais simplement souligner, c'est qu'il m'a semblé qu'il y avait une insuffisante conscience, en tous les cas dans son expression, à la fois des chances, des atouts, du potentiel de la France qui est grand.

Deuxièmement, les problèmes posés, ce sont des problèmes qui n'étaient pas directement liés à la question, c'est-à-dire faut-il ou non adopter la Constitution européenne ? Ce sont des problèmes qui tous, ou pratiquement tous, relevaient de la politique de chacune des nations, et notamment pour nous, de la politique du gouvernement français. Nous y reviendrons probablement.

DAVID PUJADAS - Est-ce que ces problèmes peuvent avoir une influence sur le vote ? Vous en avez conscience.

LE PRESIDENT - Certainement. J'en ai parfaitement conscience et, de surcroît, je le comprends. Ce que je souhaite, c'est que, petit à petit -et c'est ce que l'on voit en ce moment-, les Français prennent conscience de la réalité de la question qui leur est posée : voulez-vous une Constitution pour l'Europe ? Quelle Constitution ? Avec quelles garanties, dans le cadre d'un grand marché unique et d'une harmonisation sociale, ou non ? Et, pourquoi ?

Or, vous voyez qu'aujourd'hui les livres sur la Constitution sont au sommet des ventes, des meilleures ventes chez les libraires. C'est tout à fait significatif. On n'aurait pas dit cela, il y a trois mois. C'est tout à fait significatif. Cela, c'est aussi la démocratie qui avance.

ARLETTE CHABOT - Il y a les livres. Il y a le Président de la République. On a envie que vous nous disiez ce soir, Monsieur le Président, franchement, donnez-nous deux, trois arguments qui nous persuadent qu'avec la Constitution, cela sera mieux demain, qu'aujourd'hui. Donnez deux, trois exemples.

LE PRESIDENT - Deux, trois ! Vous êtes restrictive ! D'abord, l'Europe doit être organisée, parce qu'elle a vocation à enraciner la démocratie et la paix sur l'ensemble de notre région. Et cela, c'est capital ! Cela fait des millénaires que l'on se bat. C'est dans la nature de l'homme. On s'est bien aperçu, avec la croissance des moyens de destruction massive, des conséquences désastreuses de ces situations. Les deux dernières guerres en ont été un exemple. Il fallait enraciner la paix pour léguer à nos enfants un monde en paix. Que l'on ne revoit plus jamais cela ! Pour cela, il fallait enraciner la démocratie, également. C'est l'un des objectifs essentiels.

Deuxièmement, cette Constitution a un certain nombre de mérites. Le premier, c'est qu'elle reprend, en réalité, toutes les valeurs qui sont celles de la France. On a dit qu'elle était d'une certaine façon, en parlant d'élargissement, la "fille de 1989", c'est-à-dire de la chute du mur de Berlin. C'est vrai. Mais elle est surtout la "fille de 1789". Ce sont toutes les valeurs de la France qui seront notamment reprises dans la Charte des droits fondamentaux qui sont le cœur même de cette Constitution.

Et c'est la raison pour laquelle les Français, plus que d'autres, ont lieu d'être fiers que ces valeurs soient dorénavant la règle générale. C'est vrai aussi pour un certain nombre de notions qui étaient pour nous tout à fait essentielles. Je pense à la reconnaissance des services publics que l'on n'avait jamais faite, je pense à la reconnaissance de la diversité culturelle qui était souvent mise en cause dans le monde d'aujourd'hui et qui sont maintenant reconnues dans la Constitution. C'est un premier point.

Le deuxième point, c'est que cette Constitution définit "qui fait quoi". Nous avons eu longtemps des débats. Vous vous en souvenez. Nous en avons déjà parlé, Arlette CHABOT ensemble. Des débats sur le point de savoir qu'est-ce que l'Europe ? Est-ce que c'est un grand Etat souverain qui va se substituer à toutes les nations ou est-ce que c'est une organisation qui permet de faire, en commun, ce qui est le plus efficace à faire ensemble mais où chaque nation, chaque peuple conserve son identité ? Donc, sa culture, ses intérêts, etc.

Et c'est ce débat qui est tranché avec cette Constitution. On fait une Europe unie des Etats et des peuples, et non pas du tout, les Etats-Unis d'Europe. On conserve notre identité. C'est un souci qui était, en permanence, celui des Français dans la négociation depuis cinquante ans et qui est, aujourd'hui, reconnu. C'est pour nous, un très, très grand avantage et marqué notamment par l'accroissement des pouvoirs des parlements nationaux et l'affirmation du droit de subsidiarité, c'est-à-dire que naît de la compétence européenne que ce que l'on peut fait mieux ensemble, tout le reste est sous le contrôle des parlements, de la compétence des Etats.

DAVID PUJADAS - Si on rentre un peu dans un domaine très concret, et peut-être le plus discuté dans cette campagne, qui est celui de l'économie et du social. Vous avez dit, on vous a entendu dire, cette Constitution c'est un rempart, c'est un frein contre ce libéralisme qui imprègne un peu le monde et la mondialisation.
Mais les défenseurs du libéralisme en Europe, M. Silvio BERLUSCONI, M. BARROSO, eux aussi défendent ce texte. Et on entend par exemple Tony BLAIR en Grande-Bretagne, le défendre avec l'argument exactement inverse, à savoir que la Constitution enracine l'Europe dans le libre échange. Alors qui faut-il croire ?

ARLETTE CHABOT - Elle est libérale ou elle n'est pas libérale cette Constitution ?

LE PRESIDENT - Ecoutez, je vais d'abord dire une chose, pour sortir d'une espèce de lieu commun, qui parfois est évoqué : cette Constitution, par définition, n'est ni droite, ni de gauche. Bon, cela c'est le premier le point···.

DAVID PUJADAS - C'est un compromis ?

LE PRESIDENT - C'est pas un compromis, c'est une organisation qui en elle-même sera ce que les Etats en feront·········

DAVID PUJADAS - ···..Mais dans le cadre politique, quand même···

LE PRESIDENT - Mais les gouvernements de droite feront des politiques de droite, les gouvernements de gauche feront des politiques de gauche. Et la majorité de l'Europe sera un peu plus à droite, ou un peu plus à gauche selon les circonstances. Mais, elle, la Constitution, n'est évidemment ni de droite, ni de gauche. Ce qu'elle est en revanche, c'est un pas décisif vers une situation plus sociale.

Vous avez un principe essentiel dans cette Constitution. Dans ce que l'on appelle le titre III, c'est-à-dire la reconnaissance de l'ensemble des politiques. Toutes les politiques devront être marquées par une exigence sociale, et également environnementale. Cela, c'est un fait nouveau. C'est un pas considérable dans la garantie d'avoir un modèle social européen. C'est-à-dire que c'est le dos tourné vers celles ou ceux, qui défendaient la thèse simplement d'une zone de libre échange très large. D'une Europe économique, c'est devenu une Europe à vocation sociale. Et cela, c'est extrêmement important···

DAVID PUJADAS - Prenons un exemple précis là-dessus. Il y a en ce moment une discussion sur le textile chinois dont les importations ont bondi depuis le premier janvier. On voit quand même que les institutions européennes ont plutôt tendance à temporiser quand il s'agit de prendre des mesures de sauvegarde, et que c'est la France, les gouvernements nationaux qui ont poussé à enclencher cette procédure. Est-ce qu'il n'y a pas une pente naturelle de l'Europe à laisser faire le libre échange ?

LE PRESIDENT - Parce que dans cette affaire, la France avait peut-être, plus que d'autres pays, des intérêts. Mais vous aurez remarqué que si la France avait été seule face à ce problème, ou à tous les problèmes de la même nature qui peuvent venir de ces grands ensembles puissants, qui sont en train de se développer dans le monde, personne en Chine n'aurait attaché la moindre importance à ce que pouvait dire la France.

Aujourd'hui la Chine vient de désigner une personnalité, un ministre, pour négocier, pour discuter avec l'Europe des conséquences de cette invasion des textiles chinois sur les marchés européens. Tout simplement parce qu'ensemble nous avons exigé et qu'ensemble nous étions forts. Ceux qui y avaient intérêt, comme la France, ceux qui n'en avaient pas, qui n'avaient pas de conséquences chez eux comme l'Allemagne, associés ensemble obtiennent satisfaction. Vous savez, il y a une organisation syndicale en Europe qui s'appelle la Confédération européenne des syndicats, présidée par un syndicaliste qui s'appelle M. MONKS. Et, il a dit une chose très très juste. Cette Confédération européenne des syndicats c'est tout de même soixante-seize syndicats en Europe, plus de soixante millions de syndiqués. C'est quelque chose d'important. Cette Confédération, à la quasi unanimité, a adopté la Constitution, a souhaité la Constitution et M. MONKS, le Secrétaire général, a dit quelque chose de juste. Il a dit "vous savez le capitalisme international n'a pas besoin de Constitution, nous si". Tout simplement parce que cette Constitution a l'immense avantage de faire l'harmonisation sociale. C'est, si vous voulez, la cohérence entre d'une part un grand marché, qui donne des perspectives économiques et de développement très importantes pour l'avenir et, l'harmonisation sociale. C'est-à-dire un modèle social européen, un système qui tire en permanence le social vers le haut.

Je voudrais ajouter une chose Mme CHABOT, parce que vous m'avez demandé quels sont les avantages ? Il y en a un autre, enfin il y en a beaucoup d'autres ! Mais il y en a un autre qui est important c'est que les décisions se prennent à vingt-cinq, soit à la majorité, soit à l'unanimité, selon les cas. Mais le grand avantage de cette Constitution, c'est qu'elle reconnaît un poids beaucoup plus important à la France. Le nombre de voix dont dispose la France au Conseil européen avec la Constitution augmente de 50%. Ensemble l'Allemagne et la France, qui sont le moteur même de la construction européenne passent de 18% des voix à 30% des voix. Et ensemble les six pays fondateurs, ceux qui ont le plus de points communs, la plus grande culture européenne, c'est-à-dire la France, l'Allemagne, l'Italie et les trois pays du Benelux ont 50% des voix. C'est vous dire que si l'on n'adopte pas la Constitution, l'une des premières conséquences naturellement, c'est que non seulement on reste dans le passé, un passé par ailleurs critiqué à juste titre. Mais que l'on affaiblit considérablement la France···

ARLETTE CHABOT - Cela, c'est la réponse à tous ceux qui disent : la France pèsera encore moins dans une Europe à vingt-cinq, bientôt à vingt-sept. Ça c'est faux. Avec ce traité···

LE PRESIDENT - Ah oui c'est faux···

ARLETTE CHABOT - Cette Constitution mise en place, vous pensez qu'au contraire on pèsera plus avec nos partenaires allemands ?

LE PRESIDENT - Cela, oui. Plus tout seul et encore plus avec notre partenaire allemand, oui.

ARLETTE CHABOT - Alors je reviens d'un mot quand même sur le social. Vous dites on tire par le haut. Mais il y a une affaire qui a frappé tous les français ces derniers jours. Une entreprise française qui proposait à un de ses salariés, qui va être licencié, pour 110 euros par mois, un emploi en Roumanie. Alors là on se dit, la fameuse concurrence libre et non faussée, elle ne joue pas dans le bons sens en Europe ?

LE PRESIDENT - C'est le problème dit des délocalisations. Alors on prend un cas naturellement caricatural···

ARLETTE CHABOT - ··· Et cela frappe les esprits ?

LE PRESIDENT - ··· Mais naturellement. Oui, mais c'est une erreur humaine. Ce chef d'entreprise aurait mieux fait de se taire···

DAVID PUJADAS - Il s'est excusé.

LE PRESIDENT - Oui, il s'est d'ailleurs excusé. Bon. L'erreur est humaine.

DAVID PUJADAS - On ne l'aurait pas vu, il y a quelques années···

LE PRESIDENT - Je voudrais vous donner un exemple. Vous posez là, en réalité le problème des délocalisations. D'abord, puisque l'on a parlé de la Roumanie, permettez-moi de vous dire que les investissements français en Roumanie ont permis de créer soixante mille emplois en Roumanie, pour les Roumains. Très bien. Mais dans le même temps, ils ont permis de créer quinze mille emplois en France. Et il y a eu trois cents emplois délocalisés en Roumanie. Trois cents de trop, naturellement. Donc, le problème, en réalité, l'avantage d'un grand marché avec en plus, je le répète, l'harmonisation sociale qui est indiscutable, est qu'il y a effectivement des problèmes qui doivent être réglés. La vérité, c'est que d'abord nous avons des atouts considérables. Il ne faut pas croire, qu'automatiquement, les investissements vont se faire ailleurs. Il y a deux ans, lorsque Général Motors a voulu faire une implantation importante industrielle en Europe, ils ont beaucoup hésité entre la Hongrie où les salaires étaient beaucoup moins élevés, et la France où la qualité des travailleurs était supérieure. Ils se sont installés finalement à Strasbourg où ils ont créé huit cents emplois.

Je veux dire que nous ne sommes pas dépourvus d'arguments et de moyens pour attirer le développement économique. Alors, le problème, c'est que, lorsqu'il y a délocalisation, lorsqu'il y a un accident de parcours, naturellement, il est insupportable. Il ne peut pas être accepté. Cela, je le reconnais bien volontiers. Et il faut engager une politique qui permette de compenser, mais ça c'est une politique nationale qui exige la formation, le reclassement, la création de nouvelles activités. Regardez, Valenciennes. On a eu des problèmes, enfin que vous connaissez, l'arrivée de Toyota et de Bombardiers à Valenciennes a créé des milliers d'emplois.

DAVID PUJADAS - La sauvegarde de l'emploi traditionnel est du ressort national et pas européen ?

LE PRESIDENT - Naturellement. Ce sont les initiatives nationales qui peuvent pallier les conséquences d'éventuelles délocalisations, qui, je le répète, sont très mineures par rapport aux créations d'emplois que représente le grand marché, mais qui sont insupportables et qui doivent donc être traitées comme quelque chose qui doit, en toute hypothèse, être résolu. Mais ça, c'est l'action du gouvernement. On vous crée des pôles de compétitivité, on crée des zones de reconversion. On agit par la formation, par le reclassement, et par la création d'emplois, pour qu'il n'y ait pas de conséquences, qu'il n'y ait pas de pertes d'emplois en fonction de ces délocalisations. C'est une politique, naturellement, qui doit être poursuivie avec beaucoup d'énergie.

DAVID PUJADAS - Pour continuer sur l'emploi, on s'aperçoit quand même que, quand on voit, j'allais dire le noyau dur de l'Europe économique, la zone euro, les trois pays moteurs, la France, l'Allemagne, l'Italie, ce sont les croissances les plus faibles. Ce sont les chômages les plus hauts. Alors, est-ce qu'il n'y a pas un mauvais chemin qui est pris par cette Europe économique lorsque l'on voit que les trois pays moteurs sont les moins dynamiques ?

LE PRESIDENT - Je ne crois pas que l'on puisse dire tout à fait ça. Nous avons eu une période internationale de croissance basse

DAVID PUJADAS - Mais plus basse dans la zone euro ?

LE PRESIDENT - Non, attendez. De croissance basse, effectivement, plus basse dans la zone euro qu'aux Etats-Unis et, a fortiori, dans les grandes puissances émergentes d'Asie. Mais vous aurez observé que la politique menée par le gouvernement depuis trois ans, auquel j'avais indiqué qu'il fallait ne rien faire qui puisse freiner la reprise de la croissance, certes insuffisante, mais la reprise de la croissance fait qu'aujourd'hui, dans la zone euro à laquelle vous faites allusion, la France est au sommet de la croissance. Dans la zone euro, nous avons aux alentours de deux et demie pour cent de croissance, c'est-à-dire plus que chacun des autres pays

DAVID PUJADAS - Mais la Grande-Bretagne qui est hors zone euro a une croissance supérieure ?

LE PRESIDENT - C'est exact. Hors de la zone euro, avec une autre politique qui est parfaite pour la Grande-Bretagne, que je ne critique pas, bien entendu, mais qui ne serait pas acceptée en France, pour des raisons d'ordre social. Cela c'est un autre problème. La Grande-Bretagne considère que le développement économique est primordial. Le résultat, c'est qu'ils ont un chômage moitié moindre que le nôtre, la moitié du nôtre, mais à un coût social qui ne serait pas accepté en France. Je ne porte pas de jugement, c'est un fait. Mais ce que je veux dire, c'est que depuis trois ans, ce que l'on a fait, c'est de s'abstenir de toute initiative qui pourrait freiner la croissance, et ce résultat a été positif. La croissance est insuffisante, mais nous sommes au sommet de la croissance de la zone euro. Alors, à partir de là, ce qu'il faut -cette croissance revenant-, c'est l'exploiter. Nous y reviendrons tout à l'heure. C'est l'exploiter. Enfin, ce n'est pas le problème vraiment européen.

ARLETTE CHABOT - Le problème national. Vous disiez, parmi les avantages, j'y reviens. Vous dites "services publics", alors on connaît l'attachement des Français aux services publics. Alors, il y a la fameuse formule dans la Constitution, c'est "services économiques d'intérêt général", et on dit "ah, ce n'est pas la même chose que les services publics à la française" ! Alors, est-ce que l'on pourra défendre, oui ou non, nos services publics ou est-ce qu'ils vont être balayés par la concurrence avec cette Constitution ?

LE PRESIDENT - Madame CHABOT, je suis étonné par la mauvaise foi d'un certain nombre d'arguments, notamment dans le domaine des services publics. Les services publics, c'est une notion à laquelle la France a toujours été profondément attachée. Tout simplement, parce qu'elle est reliée en réalité à un droit égal de chacun, quels que soient ses moyens d'accès à un certain nombre de besoins publics. Nous nous sommes battus pour la reconnaissance des services publics. Nous avons eu beaucoup de mal. Il fût un temps où nous étions pratiquement seuls à nous battre. Nous avons gagné. Dans la Constitution, on reconnaît l'existence des services publics, mais surtout, on reconnaît comme un droit fondamental le droit d'accès aux services publics. Et à chaque Etat, la capacité de faire les aides financières qu'il estime nécessaire pour le bon fonctionnement de ses services publics. C'est-à-dire que pour la première fois, on reconnaît officiellement les services publics.

DAVID PUJADAS - Les aides sont encadrées quand même, elles sont limitées···

LE PRESIDENT - Non, non les aides ne sont ni encadrées ni limitées. Si la SNCF, pour prendre un exemple, parce que les services publics auxquels vous faites allusion ce ne sont naturellement pas les services publics d'intérêt général -la santé, l'éducation, la justice, la police- tout cela dépend naturellement exclusivement de chaque Etat. Vous faites allusion à des services dits marchands et c'est d'ailleurs pour ça, pour les distinguer des autres, on les appelle services d'intérêt économique général -les transports, la poste, l'électricité, etc.- Si la SNCF veut continuer à exploiter une ligne parce qu'elle est socialement importante mais financièrement très déficitaire et obtenir à ce titre un concours financier, il n'y aura aucun changement. Elle aura son concours financier et elle peut exploiter sa ligne. C'est son problème de gestion, c'est le problème du gouvernement de savoir s'il veut le faire ou non. Donc ce qui est essentiel, c'est que cette notion de service public pour la première fois est reconnue par la Constitution. Et quand j'entends des propositions consistant à dire qu'il faut voter non, je peux parfaitement comprendre qu'on veuille voter non à la Constitution, mais il faut savoir qu'en particulier tous ces avantages, services publics, diversité culturelle, enfin des choses auxquelles nous attachons, qui sont profondément liées à notre culture et aux valeurs que nous représentons. Quand j'entends dire ça, je dis voilà tout ça, qu'on s'est donné tant de mal pour les gouvernements de droite ou de gauche qui se sont succédés en France pour l'obtenir et tout d'un coup on le conteste par caprice ou par arrière pensée politique.

DAVID PUJADAS - Peut-être un dernier mot sur l'économie et le social, à propos de la directive BOLKESTEIN, parce que les partisans du non accusent les partisans du oui, et vous parmi d'autres, d'avoir un langage à géométrie variable. Aujourd'hui, vous condamnez ce projet de directive en disant qu'il est beaucoup trop libéral et qu'il serait néfaste, pourquoi est-ce qu'il est passé sans encombre il y a un peu plus d'un an et que les commissaires français, dont Michel BARNIER, n'ont trouvé rien à redire ?

LE PRESIDENT - D'abord, c'est une proposition. La Commission a pour vocation de proposer, le Parlement et le Conseil européen, c'est-à-dire les Gouvernements ont pour vocation de décider. Ne mélangeons pas les choses. Deuxièmement, la Commission a fait une proposition, dite "BOLKESTEIN", fondée essentiellement sur une notion qui était "le pays d'origine". Cette proposition a été adoptée par les commissaires, je ne sais pas si les commissaires français l'ont adoptée ou pas, mais les commissaires sont, par définition, indépendants. Ils ne dépendent en aucun cas de leur gouvernement. C'est l'essence même sinon ils ne seraient pas commissaires. La Commission est indépendante et les commissaires, qu'ils soient Français ou autres, sont par définition des gens qui sont indépendants. Cette directive a été proposée puis on ne s'en est pas occupée, personne ne pensant sérieusement qu'elle avait des chances de passer, elle est ressortie. Nous avons pris une position très claire : nous avons dit non. Moi, j'ai dit au Conseil européen "non" tout simplement "non" et c'est sans discussion ! Nous avons été suivis par une majorité de pays···

DAVID PUJADAS - ce n'est pas parce que le "non" montait dans les sondages ?

LE PRESIDENT - En tout cas, c'était avant qu'on ait engagé la campagne pour le référendum. C'est simplement pour une autre raison, c'est que si l'on adopte ce système du pays d'origine, on tire les choses vers le bas et que toute la vocation de la Constitution c'est de les tirer vers le haut. Deuxièmement, le grand marché commun, il y a des marchandises, ce sont des objets, on peut parfaitement avoir une règle, ce qu'on a, mais les services ce ne sont pas des objets, ce sont des hommes et donc on ne peut pas les traiter de la même façon. D'où l'affirmation que nous avons très fortement développée avec le Chancelier SCHROEDER, il l'a rappelé encore il y a quelques jours à Paris, on ne traite pas des hommes comme des objets. Et, à ce titre, la notion de pays d'origine qui était le cœur de la contestation de la directive BOLKESTEIN est repoussée et rejetée. Voilà c'est fini, il y aura une autre organisation, d'autres propositions qui seront à nouveau discutées par le Conseil européen et par le Parlement, votées ou pas votées.

ARLETTE CHABOT - Sur la position de la France, on dit voilà, tout à l'heure vous l'avez rappelé et expliqué, on pèsera plus au moins au moment du vote mais alors, il y a une nouveauté, il y aura un ministre des Affaires étrangères européen. On dit c'est formidable, c'est bien mais si un jour on est en désaccord, est-ce que la France pourra, comme elle l'a fait ces derniers mois ou ces dernières années, dire "non" et par exemple avoir une politique différente comme elle l'eut à propos de l'Irak ou est-ce qu'on sera verrouillé par les autres ?

LE PRESIDENT - La présence d'un ministre des Affaires étrangères était une nécessité, pourquoi ? Simplement parce qu'il faut un diplomate qui ait pour vocation d'essayer de rassembler tout le monde, autant que faire se peut, sur une position commune. Et le fait qu'en règle générale, dans pratiquement tous les problèmes internationaux, l'Europe ait une position commune est un grand avantage. C'est vrai pour le Moyen-orient, et pour les problèmes des Balkans, etc. Cela n'a pas été fait pour l'Irak. Nous avons dit on n'est pas d'accord, d'autres ont dit on est d'accord. Très bien. Notre ministre des Affaires étrangères l'a brillamment exprimé à l'époque aux Nations unies. La Constitution prévoit que la diplomatie, que les Affaires étrangères sont des sujets qui se traitent à l'unanimité c'est-à-dire que si quelqu'un n'est pas d'accord, il est libre de faire ce qu'il veut, ce qui ···

DAVID PUJADAS - et il ne peut pas y avoir de position commune à ce moment-là.

LE PRESIDENT - Il n'y a pas de position commune, simplement on peut le déplorer, le regretter, peu importe, on peut faire des efforts mais il n'y a pas de position commune. Deuxièmement, vous citiez l'Irak, les armées sont par définition, de là il y une politique commune de défense, commune qui s'organise mais la défense, les armées, l'utilisation des armées c'est du ressort naturellement de chaque Etat. Personne n'a jamais imaginé de faire le contraire c'est-à-dire que si la France veut envoyer des troupes quelque part, elle le fait quoique disent ou quoique fassent les autres dans ce domaine, si elle ne le veut pas elle ne le fait pas, point final, ça c'est encore le type même du faux débat.

ARLETTE CHABOT - Et si on vous écoute bien Monsieur le Président, on a l'impression qu'au fond avec cette Constitution, il n'y a que des plus. Si vous l'aviez rédigée vous-même, vous auriez peut-être fait des petites choses un peu mieux. Il n'y a que des plus ou il y a des choses en moins ?

LE PRESIDENT - Ecoutez, je vais vous donner très sincèrement ma conviction. Cela fait des années que je participe aux affaires européennes d'une façon ou d'une autre, que je suis ces affaires. Je me suis souvent posé des questions, j'ai réfléchi, parfois j'ai été en désaccord avec certaines orientations. La plupart du temps je me suis aperçu, quelques années plus tard, que je m'étais trompé. Ce que je peux vous dire, c'est que cette Constitution est essentiellement -elle est à ce titre, d'ailleurs, commentée par tous les chefs d'Etat et de gouvernement européens- d'inspiration française. Elle est vraiment la fille de 1789, comme je vous le disais tout à l'heure, par son ambition et par son respect des droits, en particulier de l'homme, et de la démocratie.

Sur l'essentiel, nous avons eu satisfaction, souvent au terme de débats extrêmement forts. Il y a un point sur lequel on n'avait pas eu satisfaction : c'était au moment du Conseil d'Amsterdam où, à l'époque, le Premier ministre et moi étions en cohabitation. Nous avions essayé de limiter les effets du Pacte de stabilité. Nous trouvions excessifs les transferts de souveraineté au titre du Pacte de stabilité. Là, nous avions été battus. C'est comme ça. Nous venons, grâce essentiellement à l'accord franco-allemand, d'obtenir la modification du Pacte de stabilité dans le sens que nous souhaitions.

La Constitution d'aujourd'hui, je vous le dis avec toute ma foi, toute ma passion, c'est une constitution qui allie l'exigence d'un grand marché et l'exigence de l'harmonisation sociale. Et à ce titre, elle est la meilleure possible pour la France.

DAVID PUJADAS - Alors vous dîtes "si on votait "non", on serait le mouton noir de l'Europe". C'est l'expression que vous avez employée. Les partisans du "non", eux, disent que, si on votait "non", cela pourrait provoquer un électrochoc, parce que la France a une place éminente en Europe, qui pourrait nous permettre d'aller encore un peu plus loin vers ce que nous souhaitons.

LE PRESIDENT - Une première contradiction, c'est de dire que nous pourrions aller plus loin parce que nous avons une position éminente : il est évident que si l'on votait "non", on n'aurait plus du tout de position éminente.

Mais enfin, indépendamment de cela, voter "non" cela veut dire quoi ? Cela veut dire, d'abord, interrompre cinquante ans de construction européenne. Cela veut dire ensuite revenir aux textes actuels, dont chacun connaît l'insuffisance ou l'inadaptation. Cela veut dire enfin que l'on laisse le champ libre à tous les porteurs de la philosophie d'une Europe zone de libre échange, et non pas d'une Europe socialement organisée. Cela veut dire enfin que l'on affaiblit la France en ne faisant pas en sorte qu'elle puisse compter davantage par les voix qu'elle représente au Conseil.

ARLETTE CHABOT - C'est-à-dire que l'on ne peut pas dire "je suis Européen mais je vote "non"", comme le disent certains ?

LE PRESIDENT - Je ne le crois pas. Je crois que, vraiment -et je respecte l'avis de tout le monde, je comprends parfaitement que l'on ne soit pas européen- on ne peut pas dire "je suis européen et je vote "non" à la Constitution". Je vous le dis très franchement, ça, ce n'est pas possible. Ce n'est pas convenable. Alors, ceux qui le disent, nous disent "Mais, si la France vote "non", toutes les procédures de ratification vont s'arrêter". Absurde ! Tous les pays ont naturellement prévu des procédures de ratification, des dates, et ils iront au terme de leurs procédures, bien entendu. C'est vraiment d'ailleurs une position particulièrement méprisante, ou arrogante, que de dire "si on s'arrête, tout le monde s'arrête".

Deuxièmement, j'entends dire parfois que l'on va renégocier. La plupart des autorités européennes, la Présidence luxembourgeoise du Conseil, les Allemands, ont tous répondu que ce n'est pas vrai. Comment peut-on renégocier ? Voilà un travail qui a été fait par une convention, présidée par M. GISCARD d'ESTAING, qui comprenait 100 ou 120 membres, je ne me souviens plus. Ils étaient également répartis -c'était tous des hommes politiques, parlementaires européens, parlementaires nationaux, moitié de droite, moitié de gauche, enfin je n'ai pas fait la répartition, mais qui ont travaillé ensemble et qui ont pratiquement voté à l'unanimité cette Constitution.

Ensuite, elle a fait l'objet d'un travail approfondi au niveau des chefs d'Etat et de gouvernement, d'une multitude de réunions bilatérales, multilatérales. On a discuté pendant des heures et des heures sur chaque article, sur chaque point entre nous, au Conseil. Et finalement on est arrivé à un accord, chacun ayant fait souvent des concessions par rapport à ses convictions. Et je dois dire que la France -et c'est d'ailleurs ce que l'on nous reproche parfois- est l'un des seuls à n'avoir fait aucune concession sur ce qui lui paraissait essentiel. Et on nous dit maintenant que l'on va renégocier ? Mais on va renégocier quoi ? Tous ces gens avec qui on s'est mis d'accord au terme d'un effort fantastique et d'une réflexion approfondie, on va leur dire "Ah non, nous on est plus d'accord sur tel point, il faut faire autrement". Enfin, est-ce que vous croyez vraiment que c'est sérieux de dire ça ? Il n'y pas l'ombre d'une chance -tous ont réagi, tous les chefs d'Etat et de gouvernement et le Parlement européen ont réagi de cette façon-, ce n'est pas envisageable. La renégociation, cela n'existe pas. J'entends dire qu'il y a un "plan B", mais il n'y a jamais eu de "plan B", naturellement.

J'ajoute que, -et je ne parlerais pas de mouton noir- imaginez que la France dise "non". Elle serait probablement l'un des rares, ou le seul, à dire "non". Quelle serait demain la position de la France dans les Conseils européens pour défendre ses intérêts et ses valeurs ? Quelle serait demain la position de la France au G8, où l'on va parler des problèmes essentiels sur le plan de l'environnement et du développement durable, des problèmes essentiels sur le plan de l'aide au développement ? Quel sera le poids de la France, quelle sera la voix de la France ? Quelle sera la voix de la France à l'ONU en septembre, lorsque l'on va parler de tous les problèmes d'aide au développement, qui sont des problèmes vitaux pour l'avenir de l'Humanité, et pour une certaine éthique qui est la nôtre, et dont nous sommes porteurs ? Que pourra-t-on dire ?

ARLETTE CHABOT - C'est une rupture avec l'Allemagne, qui aurait des conséquences pour l'Europe ?

LE PRESIDENT - Naturellement, je suis sûr que nos amis allemands feront le maximum pour limiter les dégâts. Mais il est bien évident que l'Allemagne, avec laquelle nous sommes profondément liés et avec laquelle nous formons le vrai moteur de l'Europe depuis toujours···

ARLETTE CHABOT - ··· qui va ratifier dans quelques jours, d'ailleurs.

LE PRESIDENT - ··· Qui va d'ailleurs ratifier dans quelques jours, il est évident que la relation franco-allemande, les Allemands se diront après tout, pourquoi pas vers l'Espagne, vers l'Italie, ou vers d'autres. Moi, je respecte les gens qui sont contre l'Europe, parce qu'ils ne veulent pas d'organisation commune pour des raisons qui leur appartiennent. Et je les respecte parfaitement. Mais, on ne peut pas dire : je suis Européen et je vote "non" à la Constitution. Cela, ce n'est pas honnête.

DAVID PUJADAS - Vous avez dit : ce référendum, il est déconnecté des questions de politique intérieure. Et puis, ces derniers jours, on a entendu dire que vous aviez vous-même affirmé à des journalistes, qu'il fallait, quel que soit le résultat du vote, une nouvelle impulsion en France, au lendemain du 29 mai. Est-ce qu'il faut un nouvel élan et comment pourrait-il se traduire ?

LE PRESIDENT - Monsieur PUJADAS, la gestion d'une grande nation ou d'un groupe de nations, ce sont des impulsions permanentes pour s'adapter à l'évolution des choses. Je vous l'ai dit, tout à l'heure, nous avons connu une période de très basse croissance, avec toutes les conséquences que cela comportait en termes d'emploi, de pouvoir d'achat, de vie générale, de vie quotidienne, ce qui a créé beaucoup de problèmes aux Français, et aux Européens en général, mais notamment aux Français. C'est, aujourd'hui, ce qui naturellement nous intéresse.

Dans un premier temps, nous avons dit, surtout, ne rien faire qui empêche la reprise de la croissance. C'est ce qui a été fait. Dans un deuxième temps, avec la reprise de la croissance, il fallait prendre de nouvelles initiatives, de nouvelles impulsions. Et l'impulsion est le moteur même de l'action politique.

C'est ce que nous avons fait avec le plan de cohésion sociale qui est un plan pour lequel nous avons mobilisé des moyens considérables, 13 milliards d'euros en cinq ans. C'est considérable ! Cela va permettre tant dans le domaine de la rénovation urbaine que dans le domaine de l'emploi avec les contrats d'avenir, avec l'accompagnement de 800 000 jeunes, 1 million de contrats d'avenir, les 800 000 jeunes accompagnés, l'apprentissage, la réforme de l'éducation nationale pour essayer d'avoir moins d'enfants sortants de l'enseignement sans une formation adaptée, etc. C'est un grand effort. Il portera ses fruits.

Deuxièmement sur le plan économique, le moment était venu de relancer l'investissement industriel. Il n'y a pas d'économie aujourd'hui qui n'est pas une industrie forte, donc, les pôles de compétitivité, la création de l'agence, avec beaucoup de moyens -2 milliards d'euros cette année-, pour l'innovation industrielle, avec les contrats franco-allemands pour, ensemble, porter les grandes initiatives industrielles···

ARLETTE CHABOT - ··· On arrive à un autre moment, à un autre tempo pour changer.

LE PRESIDENT - On a besoin en permanence d'impulsions. Prenons le plan de cohésion sociale ou prenons les initiatives prises pour développer l'industrie que nous ne pouvons développer qu'ensemble, Européens. Cela exige en permanence une adaptation. Si la croissance se relève, on peut aller plus vite, plus fort, plus loin. Si, au contraire, la croissance baisse, il faut s'adapter···

DAVID PUJADAS - Mais là, quand vous dites nouvelles impulsions, tout le monde comprend nouveau gouvernement pour dire les choses clairement.

LE PRESIDENT - ··· Vous dites cela comme cela !

ARLETTE CHABOT - On dit peut-être un changement de gouvernement pour repartir, surtout si le "non" l'emporte.

LE PRESIDENT - Je vais vous dire ce que j'ai dit et répété. Quand j'ai décidé le référendum, je l'ai décidé parce que l'enjeu était essentiel pour la France et parce que je pensais qu'une telle décision ne pouvait être prise qu'avec l'accord des Françaises et des Français. J'avais également une autre réflexion. Je me disais que nous serions probablement le seul pays où la procédure était exclusivement référendaire. L'Espagne a voté largement, par référendum, "oui" à l'Europe, mais il a fallu ensuite que ce soit ratifié par le parlement. Nous, c'est le "oui" ou le "non" des Français. Cela nous donnera si le "oui" l'emporte, ce que j'espère naturellement, vous l'avez compris, à notre position, une force particulière. Ce n'est pas des institutions. C'est le peuple français, tout seul, qui aura décidé. Cela, c'est un point fort.

ARLETTE CHABOT - ··· Vous avez entendu leur mécontentement, quand même. Alors, on change ou on ne change pas ?

LE PRESIDENT - Dès le départ, j'ai entendu dire par tout le monde, qu'il ne fallait pas mélanger la politique intérieure et le référendum. Le référendum n'est ni un plébiscite, ni un moment de l'alternance politique. Cela a été dit par tout le monde, et c'est tout à fait mon avis.

DAVID PUJADAS - ···Pourtant, vous nous parlez de nouvelles impulsions.

ARLETTE CHABOT - ···Cela ne veut pas dire changement de gouvernement.

LE PRESIDENT - La vie politique a ses rythmes, ses exigences, ses modes. Je n'ai pas l'intention de mélanger et donc, je ne ferai pas de commentaires sur ce point. Tout simplement, parce que je ne veux pas faire d'ingérence dans un grand débat démocratique qui est en train de se dérouler de façon satisfaisante en France, et qui ne doit pas être, je dirais, pollué par d'autres considérations.

DAVID PUJADAS - Un mot quand même sur un sujet sur lequel le gouvernement a fort à faire et a une opposition forte, c'est le lundi de Pentecôte. Est-ce que c'est une réforme qui a été mal engagée ou est-ce que c'est une réforme qui a été mal expliquée ? En tous les cas, elle suscite beaucoup d'oppositions.

LE PRESIDENT - En France, nous avons un système social extrêmement bon, probablement le meilleur du monde, s'agissant de la famille, des retraites, de la maladie. Ce système était en danger d'implosion. Il a été remis sur les rails et garanti pour l'avenir et pour nos enfants grâce à la réforme des retraites et à la réforme de l'assurance maladie.

En revanche, la situation en France des personnes âgées et des personnes handicapées est en retard par rapport, naturellement, aux exigences légitimes exprimées par les personnes âgées, et d'ailleurs en retard par rapport aux nations les meilleures dans ce domaine. Il fallait donc faire quelque chose pour améliorer la condition de vie des personnes âgées, notamment dépendantes, et pour améliorer la condition de vie des personnes handicapées.

Pour les unes, c'était par la création des structures et des services nécessaires, pour les autres, c'était en reconnaissant un droit à la compensation du handicap et en faisant une indemnisation de cette compensation du handicap. Les études ont été faites. On dit quoi ? Cela coûte deux milliards d'euros par an. Alors, deux milliards d'euros, c'est beaucoup d'argent, mais c'était nécessaire. Alors, on se dit comment on va le faire ? Il y a deux moyens, il n'y en a pas trois. Premier moyen, c'est l'impôt, c'est-à-dire la CSG. Alors, on aurait pu dire c'est une contribution naturelle, normale, etc. sauf que nous sommes dans une période où déjà les charges en France sont trop élevées et un peu paralysantes, ce qui explique notamment les difficultés que nous avons à avoir une croissance suffisante. Ce n'est pas le moment d'augmenter les charges. La deuxième solution, c'était la solution qu'avaient adopté nos amis Allemands, confrontés au même problème, c'est-à-dire, un jour de travail. C'est la solution qui a été adoptée. Et je crois que c'était la bonne.

ARLETTE CHABOT - C'est la confusion aujourd'hui. Beaucoup de syndicats protestent, on nous annonce des journées de grève···

LE PRESIDENT - Je ne critique personne.

ARLETTE CHABOT - Alors qu'est-ce qu'on fait ?

LE PRESIDENT - Mais je vais vous dire, je fais confiance dans l'esprit de responsabilités et de solidarité des Français.

ARLETTE CHABOT - Monsieur le Président, on disait tout à l'heure, vous ne mélangez pas les enjeux. On a compris que vous ne voulez pas parler ce soir de ce qui se passera après, au lendemain du référendum. Néanmoins, il ne faut pas se cacher les choses, c'est vrai que si le "non" l'emportait, ce serait sans doute un moment difficile pour vous. Vous sortiriez affaibli de cette consultation au moment où on vous parle de vos dix ans à l'Elysée ? Cela serait quand même un moment difficile pour votre mandat ? Un échec pour vous ?

LE PRESIDENT - Je ne sais pas si ce serait pour moi un moment difficile. Mais ce que je sais, c'est que ce serait un moment très difficile pour la France qui sortirait de cette aventure considérablement affaiblie. Affaiblie pour défendre ses intérêts, pour défendre ses valeurs, et responsable d'une mise en panne d'une construction européenne qui se développe depuis cinquante ans. Alors, de ce point de vue, oui, ce serait un échec. Je ne sais pas si ce serait mon échec, mais ce sera certainement l'échec de la France.

ARLETTE CHABOT - Alors, vous allez vous battre, vous allez vous engager, vous voulez que le "oui" gagne ?

LE PRESIDENT - Je ne vous donne pas l'impression de vouloir me battre ?

ARLETTE CHABOT - C'est vrai, l'on a dit parfois que vous n'étiez pas un européen extrêmement convaincu ?

LE PRESIDENT - Non. J'ai toujours été un européen convaincu depuis l'origine. J'ai été un militant de l'Europe agricole, de la politique agricole commune lorsque j'étais Ministre de l'agriculture, vous voyez, c'est ancien ! Et je continue. Je suis pour une Europe telle que la Constitution l'a décrit, et ça j'ai toujours été pour cette Europe. C'est-à-dire une Europe où l'on se met ensemble, dans un cadre d'harmonisation sociale et de grands marchés, et où les autorités européennes font ce qu'elles peuvent faire mieux que les autorités nationales parce qu'elles sont plus fortes. Mais, une Europe qui ne touche en rien à l'identité des peuples et des Nations, qui respecte et conserve l'identité de la France, et des autres naturellement. Et c'est cette Europe que propose aujourd'hui la Constitution. C'est pour cela que je suis favorable à cette Constitution.

DAVID PUJADAS - Alors juste un mot avant de conclure. Puisque l'on évoquait ce bilan des dix ans, et qui sera sûrement beaucoup commenté dans les jours qui viennent, vous, tout simplement, quel regard vous portez sur ces dix ans ? Est-ce que vous êtes satisfait de votre bilan, où est-ce que vous vous dites "j'aurais pu faire mieux" ?

LE PRESIDENT - D'abord, on peut toujours faire mieux ! Je ne suis pas un homme d'anniversaire. Je ne suis pas non plus un homme de bilan. Je suis aujourd'hui entièrement préoccupé par l'action, c'est-à-dire par ce qui doit se passer dans le proche avenir et dans le moyen avenir. Je suis heureux d'avoir participé à un certain nombre d'actions qui ont conforté la sécurité des personnes et des biens dans notre pays qui en avait besoin. La défense, où nous avons créé, où j'ai créé, une armée moderne et respectée, professionnelle. Je suis heureux d'avoir participé au renforcement et même imposé, d'une large mesure, le renforcement de la laïcité en France, qui pour moi est une valeur essentielle. Je suis heureux d'avoir pu conduire ou faire conduire par le gouvernement des réformes aussi fondamentales que la réforme des retraites ou la réforme d'assurance maladie, sans lesquelles, je le répète, notre système aurait implosé. J'ai défendu les valeurs, les intérêts, l'image de la France dans le monde, et voilà. Et ce qui m'intéresse..

DAVID PUJADAS - Et la fracture sociale ?

LE PRESIDENT - Ce qui m'intéresse, c'est l'action. Aujourd'hui, je suis exclusivement, je ne fais pas le bilan, je dis cette réflexion parce que vous me posez des questions. Mais ce qui m'intéresse, moi, c'est la mobilisation pour répondre à notre double défi, cohésion sociale et emploi. C'est la seule chose qui m'intéresse aujourd'hui. Cohésion sociale grâce au plan de cohésion sociale et de rénovation urbaine qui est un plan considérable que j'ai évoqué, je n'y reviendrai pas. Action pour le développement de notre industrie, de notre créativité nationale et européenne. Est-ce que vous pensez réellement que si la France n'avait pas le poids qu'elle a, elle aurait pu être sur le point d'obtenir l'implantation à Cadarache d'Iter, qui est un des investissements fondamental pour l'avenir du monde, puisque c'est l'énergie de la prochaine génération ? On l'aura à Cadarache. Nous avons d'abord eu une polémique au sein des Européens parce qu'il y avait deux candidats, la France et l'Espagne, et ensuite nous nous sommes imposés. Imposés à la Russie, à la Chine, à tout le monde. Nous finissons de négocier avec le Japon. Vous vous imaginez que cela se fait tout seul ? Cela se fait parce que la France a une voix qui est écoutée, je dirais certainement respectée, même si parfois elle agace un peu.

DAVID PUJADAS - Alors, un mot pour conclure, parce que c'est aujourd'hui la journée de la liberté de la presse. Est-ce que vous avez des informations sur notre consoeur Florence AUBENAS et son guide Hussein HANOUN, qui sont retenus depuis quatre mois en Irak ?

LE PRESIDENT - Je voudrais d'abord dire que nous devons tous avoir, aujourd'hui en France, c'est le jour choisi, une pensée pour tous ces journalistes qui ont été tués ou qui n'ont pas pu faire leur travail normalement pour des raisons d'autoritarisme. Mais surtout tous ceux qui sont morts. Et je trouve que c'est un honneur pour la France de se mobiliser aujourd'hui, autour de cette journée, pour la liberté de la presse. Parmi les victimes, il y a naturellement les otages. J'ai hélas une certaine expérience dans ce domaine, et je voudrais d'abord, si vous le voulez bien, rendre un hommage particulier à la famille de nos otages et à leurs confrères et consoeurs, dont le comportement a été exemplaire. Dans un domaine aussi délicat, le comportement des familles, des confrères est tout à fait déterminant. Je n'ai pas d'information à donner, tout simplement parce que l'expérience m'a montré que, dans ces domaines, moins on parle, et mieux ça vaut pour tout le monde. Mais je voudrais remercier tous ceux, famille et confrères, qui soutiennent nos otages.

DAVID PUJADAS - Merci, Monsieur le Président, d'avoir répondu à nos questions, de nous avoir accueilli à l'Elysée.

LE PRESIDENT - Merci.