Interview accordée par M. Jacques CHIRAC, Président de la République, à la télévision canadienne.


Palais de l'Elysée - le 3 décembre 2003.


QUESTION - Monsieur le Président, vous serez le dernier Chef d'Etat que Jean CHRETIEN aura rencontré avant de quitter ses fonctions, ce qui en dit probablement long sur l'amitié, sur les liens qui se sont tissés au cours des ans. Vous avez pu l'observer pendant cette période. Quelles sont, selon vous, les forces de l'homme politique ?

LE PRESIDENT – J'ai, depuis que je le connais, appris à apprécier les qualités humaines et les qualités d'homme d'Etat de Jean CHRETIEN. Et au moment où il part, de son propre chef, je voudrais simplement lui dire toute mon estime et toute mon amitié.

Je l'ai connu ou je l'ai rencontré lorsqu'il était ministre des Affaires indiennes et du Nord, domaine dans lequel il a été un très, très grand ministre et un précurseur. Je suis très attaché, vous le savez peut-être, à tout ce qui touche les peuples que l'on dit " premiers ". Il a su apporter à ces peuples de la considération, du respect, et tenir compte de leurs aspirations légitimes. Il l'a fait avec intelligence et élégance. Et puis je l'ai bien connu lorsqu'il est devenu Premier Ministre, et notamment à partir de 1995 lorsque nos relations ont été constantes, lui comme chef du Gouvernement canadien et moi comme Président de la République française. Là aussi, mon estime pour lui et mon amitié n'ont fait que croître au fil des temps.

QUESTION – Je voudrais vous entendre sur sa personnalité non-conventionnelle, si vous me permettez l'adjectif. On parle de sa très grande franchise qui parfois a pu en laisser certains étonnés dans des réunions du G8. Peut être avez-vous eu l'occasion d'être témoin de cela ? Vous avez été aux premières loges quand, avant votre élection, il avait dit que vous aviez autant de chance d'être élu que le " oui " de l'emporter au referendum au Québec. C'est un homme entier qui s'exprime, ça coule de source, n'est-ce pas ?

LE PRESIDENT – C'est un homme qui a une grande franchise. Alors comme tous les hommes, il peut se tromper. Vous venez de citer un exemple, c'était une boutade et je ne suis pas absolument sûr qu'elle ait été réellement prononcée. Mais cela n'a de toute façon aucune espèce d'importance. Les bons mots sont en général ceux que l'on fabrique après coup, n'est-ce pas ? C'est traditionnel. Mais ceci n'est pas le problème. C'est un homme, c'est vrai, d'une grande franchise.

Dans les relations internationales, c'est une immense qualité parce qu'il vaut mieux dire les choses clairement et ensuite discuter et trouver, le cas échéant, un point d'accord ou savoir pourquoi l'on n'est pas d'accord que de tourner indéfiniment autour du pot avec, je dirais, une hypocrisie qui est une caricature de la diplomatie. Donc j'apprécie beaucoup cette franchise, parfois un peu rude c'est vrai, mais toujours fondée. C'est une franchise qui ne rejette jamais le dialogue. Il a une grande franchise mais c'est également un homme de dialogue. Toujours pret, le cas échéant, à reconnaître que sa pensée peut évoluer.

QUESTION – Vous connaissez les liens historiques, politiques et économiques entre le Canada et les Etats-Unis, notre puissant voisin. Comment appréciez-vous la décision de Jean CHRETIEN, au début de cette année de ne pas participer à l'offensive américaine en Iraq ? Cela n'a pas dû être un choix facile ?

LE PRESIDENT – Ce n'était certainement pas un choix facile. Je ne veux pas faire d'ingérence dans les affaires canadiennes mais je crois que Jean CHRETIEN est avant tout un homme - et c'est en cela qu'il est un homme d'Etat et pas seulement un homme politique - c'est avant tout un homme de conviction. Il a une certaine idée de ce que doit être le multilatéralisme, une certaine idée très forte des droits de l'Homme, des droits des peuples à disposer d'eux-mêmes, qui le conduisent à des positions qui sont personnelles.

Dans le cas particulier, nous avions une position de la même nature, mais ce n'est pas pour ça que je l'approuve, je l'approuve simplement parce qu'il est cohérent avec lui-même, il a une certaine vision. Et si le Canada est aujourd'hui un pays respecté dans le monde entier, c'est beaucoup parce qu'il a su donner du Canada cette image, certes de très grande - et c'est évident et normal à tout point de vue - intimité avec les Etats-Unis mais d'affirmation claire lorsque l'essentiel est en jeu de ce qu'est le génie canadien, le génie propre du Canada, qui est un génie différent de celui des Etats-Unis.

QUESTION – Il a sa franchise, vous avez la vôtre aussi. Dans quelle mesure vos relations ont pu être brouillées par les propos que vous avez tenus en 1995 lors du referendum, disant que si le " oui " l'emporte, la France reconnaîtra ces résultats : Que vouliez-vous dire ? Est-ce que vous avez dû vous expliquer avec lui ?

LE PRESIDENT – Nous n'avons jamais eu de divergence de vues sur ce point, dans la mesure où, comme vous le savez, la France a, avec le Québec, des relations qui consistent à affirmer à la fois la non-ingérence et la non-indifférence. De toute façon, cette affaire est une affaire du passé. Je n'ai jamais eu avec Jean CHRETIEN de divergence de vues ou de difficulté à ce sujet.

En revanche, je voudrais souligner, puisque vous indiquez que nous terminons cet entretien, que dans cette forte image qu'il a forgée et qu'il laisse aujourd'hui au Canada moderne, il y a aussi cette sensibilité, cette générosité qui l'a conduit notamment à être l'un des principaux promoteurs d'une politique de concertation, de coopération avec l'Afrique, de soutien au NEPAD. De ce point de vue, il laissera aussi une marque forte, une marque qui est fondée sur la solidarité, sur ce que les riches doivent aux pauvres. C'est aussi dans le même esprit qu'il avait pris des positions très fortes sur le protocole de Kyoto, ce qui n'était pas évident et sur l'interdiction des mines anti-personnel, ce qui n'était pas évident non plus et ce qui était là encore tout à son honneur.

C'est tout ceci et bien d'autres choses qui ont fait de Jean CHRETIEN une personnalité hors du commun et qui, je le répète, laisse un Canada avec une image de restauration de sa situation économique, de progrès social, d'affirmation internationale, une image forte et je dirais exemplaire. Il peut, en quittant ses fonctions, être fier de ce qu'il a fait.