Interview de M. Jacques CHIRAC, Président de la République, accordée au quotidien polonais "Gazeta Wyborcza"

Palais de l'Elysée - Paris le lundi 28 février 2005.

QUESTION : - Pour la première fois dans l'histoire, un sommet franco-polonais sera organisé à Arras, le 28 février. Il se déroulera sous le signe des "retrouvailles" franco-polonaises. Etes-vous réellement convaincu que les problèmes apparus depuis quelques années dans nos relations, comme l'achat par la Pologne des avions F-16 ou la guerre en Irak, ont été définitivement relégués dans le passé ?

LE PRESIDENT - J'éprouve un plaisir particulier à m'exprimer dans un grand quotidien polonais. Permettez-moi, à cette occasion, d'adresser mon salut le plus amical à vos lecteurs, ainsi qu'à tous les Polonais. Je veux dire à la Pologne et au peuple polonais, auxquels nous lie une amitié multiséculaire, ma joie de les savoir dans l'Union européenne aux côtés de la France et du peuple français.

J'étais en Pologne le mois dernier, à l'occasion de la célébration du 60e anniversaire de la libération des camps d'Auschwitz et de Birkenau. Cette commémoration émouvante a marqué avec éclat le chemin parcouru par l'Europe depuis 1945 : la paix, la réconciliation, la liberté, partout. La Pologne a été au premier rang de ce combat.

Je suis heureux d'accueillir lundi prochain, en France, à Arras, le Président KWASNIEWSKI ainsi que plusieurs membres du gouvernement polonais pour notre premier sommet bilatéral. Nous avons choisi Arras parce que des milliers de Français d'origine polonaise sont installés dans cette région pétrie de leur souvenir, et que leurs familles ont profondément marquée.

Nous avons décidé d'instituer de tels sommets lors de la visite à Paris du Président KWASNIEWSKI, le 4 octobre dernier, avec la volonté partagée de développer une relation stratégique sur les questions bilatérales et européennes bien sûr, mais aussi sur les grands sujets internationaux. Ces consultations franco-polonaises se tiendront par la suite chaque année en présence des Chefs de gouvernement.

La Pologne est un grand pays ami de la France. Dans l'histoire, nous avons toujours été aux côtés des Polonais dans l'adversité et les Français gardent aujourd'hui un souvenir fort du mouvement Solidarinosc. La saison culturelle "Nova Polska" organisée l'an dernier a rencontré en France un très grand succès. Elle a permis aux Français d'apprécier les trésors de la culture polonaise.

La Pologne est devenue en mai 2004 un des grands Etats de l'Union européenne. C'est le fruit d'une stratégie volontaire des dirigeants polonais depuis 1989, que je salue. Nos deux pays travaillent désormais côte à côte en Europe et nous voyons déjà les progrès que le dialogue permet d'engendrer dans la compréhension mutuelle.

S'il arrive, comme c'est normal entre pays à forte identité, que nos positions ne soient pas toujours les mêmes, notre état d'esprit est constamment de chercher à coopérer dans un climat de confiance pleine et entière.

QUESTION : - Votre fameuse déclaration prononcée à notre intention à Bruxelles "Ils ont perdu l'occasion de se taire", fait-elle aussi partie d'un passé désormais révolu, comme le prétend le président KWASNIEWSKI ?

LE PRESIDENT - L'Union européenne a vécu pendant la crise irakienne un moment difficile. Ce contexte est désormais dépassé.

J'ai bien conscience que le processus de rapprochement des positions, dans une Union de 25 membres, ne peut se faire d'un coup de baguette magique, en une seule fois. Il faut du temps pour que les uns et les autres apprennent à travailler ensemble, à s'écouter, à dépasser les différences et forger des approches communes.

Ce travail, nous le faisons au jour le jour depuis plusieurs années désormais et il porte de plus en plus ses fruits.

QUESTION : - Depuis un certain temps, on a l'impression que nos relations politiques, qui étaient toujours historiquement très bonnes, n'arrivent pas à suivre nos relations économiques (la France est le premier investisseur en Pologne). Que peut-on faire pour améliorer nos relations politiques bilatérales, dans le Triangle de Weimar et au sein de l'Union européenne ?

LE PRESIDENT - Vous avez tout à fait raison de souligner l'excellent niveau de nos rapports économiques. Nos échanges commerciaux ont encore progressé très fortement en 2004. Avec 15 milliards d'euros, la France est le premier investisseur en Pologne. Nos entreprises y ont créé 150 000 emplois pour répondre à la demande locale. La signification politique de la décision d'investir est capitale : elle représente un acte de confiance envers la Pologne et l'économie polonaise.

Quant à nos relations politiques bilatérales, leur densité s'est accrue au cours des derniers mois, avec notamment le séminaire gouvernemental de novembre à Paris, sous la présidence des deux Premiers Ministres. Le Sommet d'Arras va permettre d'engager une concertation encore plus poussée dans de nombreux domaines. Elle sera suivie dans les prochaines semaines par les déplacements en Pologne de plusieurs ministres français. Je veux aussi évoquer le triangle de Weimar. C'est un cadre essentiel de dialogue et d'action commune. Songez que la Pologne, l'Allemagne et la France représentent ensemble 180 millions d'habitants, soit près de 40% de la population de l'Union.

C'est dire notre force de proposition, qui doit naturellement s'exercer dans un esprit ouvert, en étroite concertation avec les autres Etats membres. Aussi le Président KWASNIEWSKI, le Chancelier fédéral et moi-même nous retrouverons-nous en mai prochain en France pour un sommet du triangle de Weimar.

QUESTION : - Il semble que la France et la Pologne perçoivent la nécessité de multiplier les gestes symboliques susceptibles de souligner l'importance de nos relations en Europe. Que pensez-vous, par exemple, de l'idée d'inviter prochainement une unité polonaise à participer au défilé militaire du 14 juillet, à Paris, comme dans le passé avec les soldats allemands ?

LE PRESIDENT - Ce serait une excellente idée. Ce serait non seulement un geste symbolique, mais aussi un hommage au courage dont de nombreux soldats d'origine polonaise ont fait preuve dans les armées françaises. Ce serait aussi un signe de plus de la coopération intense entre nos forces armées dont je souhaite qu'elles tissent des liens plus étroits encore, dans le cadre de la défense européenne commune comme dans le cadre de l'OTAN.

Déjà, les forces polonaises participent aux côtés des forces françaises dans les opérations de maintien de la paix, par exemple en Bosnie où l'Union européenne a pris la relève de l'OTAN, mais aussi au Kosovo ou en Afghanistan.

QUESTION : - Vos derniers entretiens avec le président KWASNIEWSKI ont abouti à la création d'un groupe de travail chargé d'examiner la possibilité d'ouvrir le marché français du travail aux Polonais à partir du 1er mai 2006. Y a-t-il une chance de voir la France adopter la même attitude que la Grande- Bretagne, l'Irlande et la Suède dans ce domaine ?

LE PRESIDENT - Je comprends la sensibilité de cette question pour la Pologne et nous souhaitons l'aborder au mieux de nos capacités et de nos intérêts mutuels. Il faut en particulier garder à l'esprit que la France compte malheureusement encore trop de chômeurs.

Chez nous, à la différence de certains pays, tous les ressortissants des pays de l'Union qui occupent un emploi de façon régulière ont les mêmes droits et doivent bénéficier des mêmes prestations que les travailleurs français. Le groupe conjoint créé sur ce sujet s'est déjà réuni deux fois.

Il doit poursuivre ses travaux afin de transmettre dès que possible ses premières conclusions opérationnelles aux deux Premiers ministres. Il examine s'il est possible d'ouvrir, à titre expérimental, le marché du travail et selon quelles conditions. Il doit aussi permettre de renforcer la coopération entre nos deux pays pour lutter contre le travail illégal.

QUESTION : - Dans quels domaines la France et la Pologne devraient-elles présenter une attitude commune dans l'Union européenne ? Quels sont les domaines dans lesquels nos intérêts sont convergents et dans quels autres devrions-nous poursuivre le dialogue pour éviter de possibles différences ?

LE PRESIDENT - Ma conviction est que les domaines de convergence sont les plus nombreux. La Pologne et la France peuvent agir ensemble pour promouvoir la politique agricole commune et pour défendre nos intérêts communs dans les négociations commerciales internationales. Nos deux pays sont profondément attachés au respect de leurs identités culturelles nationales et de celle de l'Europe.

La Pologne, qui comporte désormais près de 1200 kilomètres de frontière extérieure de l'Union, est, pour nous, un partenaire essentiel dans la lutte contre la criminalité et les grands trafics.

La politique étrangère et de sécurité commune s'enrichira de l'expérience que vous avez de vos voisins, qui sont aujourd'hui les nôtres. Ainsi devons-nous construire une relation stable entre l'Union et la Russie. La Pologne sait qu'elle a tout à gagner au développement de liens confiants et constructifs entre l'Union européenne et ce pays.

Il est essentiel de nourrir d'un contenu concret les quatre espaces de coopération que nous avons décidé d'instaurer, notamment dans la perspective du prochain sommet Union européenne-Russie en mai prochain.

QUESTION : - La France a adopté une position pour que le budget communautaire pour les années 2007-2013 soit limité à 1% PIB communautaire. En même temps, nous souhaitons maintenir des aides généreuses en faveur des régions en retard de développement. Cela est-il compatible dans l'Europe élargie à 27 (prochainement) ? Comment rester solidaire avec un budget si réduit ?

LE PRESIDENT - D'abord, le chiffre de 1% ne correspond pas à un budget si réduit que cela. N'oublions pas que ce chiffre évoluera au rythme de la croissance européenne, tirée vers le haut par les bons résultats que vous enregistrez. Ensuite, nos pays sont tous engagés, à titre national, dans des efforts de discipline budgétaire.

Il serait difficile d'expliquer à nos opinions publiques qu'il faut réduire les budgets nationaux alors que celui de l'Union croît fortement. En fin de compte, ce sont les contribuables européens, c'est à dire polonais ou français qui en supporteraient le coût.

Par ailleurs, un budget européen d'un niveau de 1% du revenu national brut est compatible avec le plein respect de l'obligation de solidarité avec les Etats qui viennent de rejoindre l'Union, comme ce fut le cas pour les élargissements précédents.

QUESTION : - Est-ce que vous croyez que le compromis sur les perspectives financières est possible au mois de juin 2005, comme le veut le Premier ministre luxembourgeois ?

LE PRESIDENT - Vous savez, la France a toujours soutenu la présidence européenne et je comprends très bien la position du Président JUNCKER.

Il y a, comme toujours, quand on prépare une échéance financière des difficultés à surmonter. J'espère que nous les surmonterons. Je ne suis pas sûr que nous y arriverons dans ce Conseil, mais enfin, nous les surmonterons.

QUESTION : - Etes-vous optimiste pour les résultats de référendums sur la Constitution européenne en France et en Pologne après le "oui" massif des Espagnols, mais avec une abstention si importante lors du vote de dimanche 20 février ?

LE PRESIDENT - Nos deux gouvernements sont résolument engagés en faveur de la ratification du Traité constitutionnel européen qui est une avancée pour nos peuples et leur avenir. C'est pourquoi je me réjouis que les Espagnols aient, à une très large majorité, approuvé la ratification du traité constitutionnel.

Ce traité apportera à l'Union plus de démocratie et d'efficacité, la mettra mieux en mesure d'exercer son rôle sur la scène internationale et la rapprochera de ses citoyens. Je souhaite vivement que ce texte soit ratifié par tous les Etats membres. En France, ce sera le peuple qui tranchera, au terme d'un débat démocratique. L'enjeu, c'est la consolidation de la paix et de la démocratie sur l'ensemble du continent européen et la construction d'une Europe plus forte, plus solidaire et plus unie.

Je pense que finalement cette réalité apparaîtra suffisamment clairement aux yeux des Européens pour qu'ils ratifient cette Constitution.

QUESTION : - Vous croyez que ce Traité constitutionnel c'est quelque chose qui suffit pour l'Europe ? Est-ce que l'on va prévoir d'autres réformes à venir ?

LE PRESIDENT - L'avenir le dira.

QUESTION : - - La déclaration sur les délocalisations de Mme HÜBNER, Commissaire européenne, a provoqué beaucoup de bruit en France. Pourquoi cette question éveille-t-elle tant d'émotions politiques en France alors que les économistes affirment que les délocalisations sont marginales dans le tissu économique et que les entreprises, françaises en particulier, ont beaucoup profité de l'élargissement ?

LE PRESIDENT - L'Europe, c'est un projet de progrès économique et social où tous sont tirés vers le haut par une croissance forte et un degré élevé d'ambition.

En France, le phénomène des délocalisations suscite de vives inquiétudes car il est la source de nombreuses pertes d'emplois. Il nous paraît nécessaire et équitable que le marché unique s'accompagne d'une harmonisation vers le haut des législations sociales et fiscales.

QUESTION : - Je voudrais vous poser la question sur la visite du Président BUSH. Vous l'avez rencontré cette semaine à Bruxelles. Comment cela s'est passé ? Comment sont maintenant les relations franco-américaines ?

LE PRESIDENT - Vous savez, les relations franco-américaines ont plus de deux siècles. Elles sont fondées sur un combat commun pour des valeurs communes. Alors, il faut plus d'un courant d'air pour les mettre en cause. Nos relations sont très bonnes.

Naturellement, ce sont deux nations à forte identité. Par conséquent, on ne peut pas être toujours d'accord sur tout. Nous avons eu des divergences de vues, comme par exemple la stratégie sur l'Iraq, mais nos relations sont très bonnes.

QUESTION : - Etes-vous d'accord avec le Chancelier allemand qui propose de revoir le cadre institutionnel des relations transatlantiques parce que l'OTAN a perdu un peu de poids, qu'il faut redonner à l'UE ?

LE PRESIDENT - Nous partageons tous un fort attachement à la relation transatlantique. Comme je l'ai souligné lors de la rencontre entre l'Union européenne et les Etats-Unis, à Bruxelles, le 22 février, l'Europe a besoin des Etats-Unis comme les Etats-Unis ont besoin de l'Europe.

Le Chancelier SCHROEDER a fait des propositions qui visent à renforcer encore ce lien indispensable entre les Etats-Unis et l'Europe. Il a lancé un débat utile et proposé une démarche que nous soutenons entièrement. Il est important, dans ce contexte, de continuer à prendre la mesure des changements intervenus en Europe et dans le monde, qu'il s'agisse du développement de la politique européenne de défense commune ou du rôle des Etats membres de l'Union, comme l'Allemagne ou la Pologne, qui sont de plus en plus présents dans les affaires du monde.

QUESTION : - Est-ce que vous partagez la critique du Président américain envers le Président russe ?

LE PRESIDENT - Je voudrais vous mettre en garde, en tant qu'Européen, contre tout ce qui pourrait conduire à des incompréhensions entre la Russie et l'Union européenne. La Russie doit faire face à des difficultés qui consistent à surmonter les conséquences de la longue période du communisme, il est essentiel pour l'Europe, comme d'ailleurs pour la Russie, que les relations entre l'Europe et la Russie soient excellentes. Du point de vue Français, elles le sont.

QUESTION : - Vous et le Président polonais vous allez à Moscou le 9 mai pour le soixantième anniversaire de la fin de la guerre. Pour la Pologne, Yalta, ce n'est pas la même chose que pour les Russes. Comment prendre en compte cette sensibilité historique ?

LE PRESIDENT - Il faut toujours tenir compte des sensibilités historiques. Mais il faut toujours juger en fonction des intérêts de l'avenir.

QUESTION : - Le président de l'Ukraine souhaite débuter les négociations d'adhésion (ou d'association) à l'UE en 2007 ? Pensez-vous que c'est une date réaliste ?

LE PRESIDENT - D'abord, je salue le rôle constructif qu'a joué la Pologne dans le dénouement de l'élection présidentielle en Ukraine. J'avais d'ailleurs exprimé au Président KWASNIEWSKI mon plein soutien. Le Président IOUCHTCHENKO entend engager son pays sur la voie de la réforme. Nous devons l'aider et prendre en compte les aspirations européennes de l'Ukraine dans le cadre du Plan d'action que les Ministres des Affaires étrangères de l'Union viennent d'adopter.

La Pologne et la France, en concertation avec l'Allemagne et la Lituanie, ont joué un rôle actif dans la phase préparatoire de l'adoption de ce plan. Ce sera notre référence commune pour les prochaines années.

QUESTION : - Est-ce que, après avoir parlé avec le Président BUSH, vous êtes plutôt optimiste sur les perspectives de la levée de l'embargo avec la Chine ?

LE PRESIDENT - Vous savez, l'Union est favorable à la levée de l'embargo, ce qui n'a, de son point de vue, aucune conséquence en matière de transfert de technologies militaires ou d'armements dangereux, mais ce qui est légitime dans la situation politique actuelle qui n'est plus celle du moment où a été prise cette mesure.

QUESTION : - Quelles sont racines de l'antisémitisme contemporain et comment pourrions-nous nous lutter ensemble contre ce phénomène en Europe ?

LE PRESIDENT - L'antisémitisme n'est pas une opinion : c'est une perversion. C'est une haine, qui trouve ses racines dans ce que l'homme a de plus sombre et dont nulle résurgence ne doit être tolérée. La lutte contre ce fléau passe d'abord par le devoir de mémoire.

C'est dans cet esprit que la Pologne a organisé, le 27 janvier dernier, cette si émouvante cérémonie de commémoration des camps d'Auschwitz et de Birkenau à laquelle j'ai été honoré de participer. Cette lutte passe aussi par un combat intransigeant, sans faiblesse, contre toute forme d'antisémitisme.

QUESTION : - Comment peut-on rester Polonais ou Français dans une Europe qui s'élargit et dans un monde globalisé ?

LE PRESIDENT - Votre question me fait penser aux belles paroles de l'hymne national polonais : " la Pologne n'est pas morte tant que nous vivrons ". La construction européenne repose sur un modèle original, qui préserve les Etats-Nations. Grâce à l'Europe, nous serons plus forts dans ce monde globalisé, tout en conservant nos identités nationales. Restons donc Polonais ou Français ! Et soyons en même temps plus européens !