INTERVIEW

DE MONSIEUR JACQUES CHIRAC PRÉSIDENT DE LA RÉPUBLIQUE

AU QUOTIDIEN ITALIEN LA STAMPA

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PALAIS DE L'ÉLYSÉE

MARDI 27 NOVEMBRE 2001

QUESTION - Monsieur le Président, s'ouvre aujourd'hui le sommet annuel franco-italien après une période marquée par des "moments difficiles" entre les deux pays, selon l'expression de notre ministre des Affaires étrangères Renato RUGGIERO. Il y a un mois, vous invitiez à Gand le Premier ministre britannique BLAIR et le Chancelier allemand SCHRŒDER à un "pré-sommet" sur la question de la guerre contre le terrorisme, dont l'Italie s'est sentie injustement exclue. Pouvez-vous nous dire maintenant pourquoi l'Italie ne fut pas invitée ?

LE PRÉSIDENT - Lorsque l'on parle de relations entre deux pays aussi proches que l'Italie et la France, de deux pays qui ont une histoire commune si ancienne, tant d'intérêts et de projets en commun, dont nous parlerons durant ce Sommet -les liaisons transalpines, l'université franco-italienne, la coopération industrielle, etc.-, il faut distinguer la réalité des perceptions éphémères. Je sais qu'en Italie, on a beaucoup parlé de Gand, que certains l'ont présenté comme une tentative d'installer je ne sais quel directoire. Rien n'est plus faux. D'abord, cette réunion n'avait pas pour objet de préparer le Conseil européen, ensuite, elle visait à discuter de questions très concrètes relatives aux opérations militaires en cours concernant l'Afghanistan, avec les pays à l'époque les plus directement impliqués. Il n'y avait aucune intention d'exclure quiconque. Lorsque l'Italie s'est trouvée elle-même sur le point de s'engager militairement, elle a rejoint tout naturellement la discussion à Londres. J'ai moi-même appuyé cette participation.

QUESTION - Peu de jours avant, le Président du Conseil italien Silvio BERLUSCONI avait exprimé l'opinion, qui fut ensuite corrigée, de la supériorité occidentale-européenne-chrétienne sur le monde islamique. Y a-t-il un rapport entre ce jugement et l'exclusion de l'Italie ?

LE PRÉSIDENT - Silvio BERLUSCONI s'est amplement expliqué sur ce sujet. Je n'ai rien à ajouter. Une fois de plus, je ne vois pas comment l'on peut parler d'exclusion. L'Italie est un grand pays et joue, sur l'après-11 septembre, un rôle considérable, à la mesure de son poids et de son rang, qu'il s'agisse des opérations militaires, de la recherche d'une solution politique, ou de la lutte contre le terrorisme. Nous avons sur tous ces volets une très bonne coopération, qui a permis notamment de neutraliser des réseaux de terroristes.

QUESTION - Vous avez indiqué, à l'époque, que la réunion de Gand s'est tenue entre les pays impliqués dans les opérations militaires en Afghanistan. Mais l'Allemagne a voté seulement dans les jours suivants l'envoi de troupes. La France a envoyé son premier contingent en Ouzbekistan il y a quelques jours qui, pour le moment, n'est pas entré en Afghanistan. Pouvez-vous nous indiquer quel était alors l'engagement militaire français et ce qu'il en est jusqu'à présent ?

LE PRÉSIDENT - Comme vous le savez, la France a été immédiatement impliquée dans le combat contre le terrorisme international qui constitue une menace pour nos démocraties. Parallèlement à la décision de principe d'ouverture de l'espace aérien et des ports pour les forces américaines, la marine nationale a été immédiatement associée aux opérations avec cinq bâtiments de combat. Par la suite, le déploiement d'une composante de renseignement, incluant des moyens aériens, a été effectué. Un échelon précurseur a été pré-positionné en Ouzbékistan pour être déployé, le moment venu, à Mazar-e-Sharif, pour le soutien aux opérations humanitaires. Enfin, la France a décidé d'envoyer son porte-avion, le Charles-de-Gaulle, dans l'océan Indien et va accroître le nombre de ses avions de combat.

QUESTION - Le sommet italo-espagnol de Grenade a montré un significatif rapprochement entre Madrid et Rome, profilant un axe entre les deux pays de façon à contre-balancer l'axe franco-allemand. Ces axes ne risquent-ils pas d'affaiblir la construction européenne ?

LE PRÉSIDENT - Il ne faut pas regarder le monde du XXIe siècle avec des lunettes du XIXe siècle. Nous sommes en Europe, il n'y a plus d'axes dressés les uns contre les autres. Il y a en revanche des coopérations bilatérales ou à plusieurs, qui sont autant de moteurs pour faire avancer la construction européenne et donner à notre continent plus de poids dans l'organisation de la mondialisation. Le moteur italo-espagnol est utile pour toute l'Europe, comme l'est la relation franco-allemande, et comme l'est aussi la relation franco-italienne. Tout cela se complète et se renforce mutuellement. Je crois beaucoup au rôle que peuvent jouer ensemble l'Italie et la France pour l'avenir de l'Europe. Nous avons la même vision d'une Europe forte, plus solidaire, proche des États du sud de la Méditerranée et ouverte sur le monde. Une grande partie de ce Sommet sera consacrée à la façon dont nous pourrons ensemble faire avancer la construction européenne, qu'il s'agisse de l'euro, de l'élargissement, et bien entendu de la préparation des étapes qui suivront la déclaration de Laeken.

QUESTION - Il y a quelques jours, ici à Paris à l'Assemblée nationale, le ministre des Affaires étrangères RUGGIERO a proposé de constituer en Europe "un peloton de tête" sur les principaux thèmes, comme la sécurité, la défense, la politique extérieure. Comme pour l'euro, le noyau dur des pays fondateurs et ceux qui sont les plus "prêts" devraient en faire partie, sans droit de veto, de manière à ne pas ralentir la croissance de l'Europe. Êtes-vous d'accord avec cette proposition ? L'Italie imagine le futur de l'Europe comme une fédération d'États-nations. La France partage-t-elle cette position ?

LE PRÉSIDENT - La France et l'Italie convergent sur l'idée de fédération d'États-nations. Cela illustre ce que je viens de dire. C'est un point de départ fondamental : nous voulons une Europe plus intégrée, tout en respectant le rôle d'acteur primordial des États et l'identité de chacune des nations, dont la diversité fait la richesse de l'Europe. Plus l'Europe s'élargit, plus il est nécessaire d'aménager la possibilité, pour des États membres qui souhaitent aller plus vite et plus loin à quelques uns, de le faire. C'est l'euro, ce sont ce que l'on appelle les coopérations renforcées dont les mécanismes ont été améliorés par le Traité de Nice. Je suis fondamentalement d'accord avec cette idée. Je l'ai dit dans mon discours devant le Bundestag en juin 2000, dans lequel je parlais de "groupe pionnier". C'est la même idée. L'important, c'est que ce groupe reste ouvert aux autres et entraîne ainsi l'ensemble de l'Union. L'Italie aura la Présidence de l'Union européenne à un moment crucial pour l'avenir de l'Europe, au second semestre 2003. La France sera à ses côtés. C'est une grande perspective de coopération.

QUESTION - Après la tragédie du 11 septembre, l'Europe s'est présentée en ordre dispersé à Washington. Vous avez été le premier chef d'État à avoir été reçu à la Maison Blanche. Pourquoi n'avoir pas essayé une démarche commune, alors que l'Europe a pu paraître affaiblie de ce qui a souvent semblé comme une course auprès de Bush ?

LE PRÉSIDENT - Le 11 septembre a été une immense tragédie. L'Europe a démontré une remarquable unité de vue et d'action. Elle a d'emblée apporté sa solidarité aux États-Unis, reconnu la légitimité d'une réponse militaire, et pris sa part dans la lutte contre le terrorisme par tous les moyens à sa disposition et à la disposition des États-membres. Dès le 21 septembre, à partir de cette analyse commune, le Conseil européen a arrêté une véritable stratégie. Les actions des uns et des autres, et notamment de l'Italie et de la France, s'inscrivent dans ce cadre. Il y a donc des actions convergentes, menées par les États membres, selon leurs moyens et leurs contraintes, qui toutes mises ensemble, grâce à cette cohérence assurée au niveau européen, permettent à l'Europe de jouer tout son rôle.

QUESTION - Le gouvernement Berlusconi est composé du parti du Président du conseil, Forza Italia, de quelques ex-démocrates-chrétiens, de l'Alliance nationale, héritier du parti fasciste, et de la Ligue du nord, un mouvement proche de celui de Haider, contre qui, vous et la France, vous êtes trouvés en première ligne pour demander des sanctions européennes quand s'est formé le gouvernement autrichien. Quand s'est constitué le gouvernement italien, vous n'avez rien dit. Quelle est votre opinion sur ce gouvernement ?

LE PRÉSIDENT - La majorité parlementaire et le gouvernement sont issus d'un choix librement fait par les électeurs italiens. Je note que le Président CIAMPI a indiqué que l'ensemble des partis siégeant au Parlement sont des partis démocratiques. Il me semble par exemple qu'en Italie la conversion démocratique d'Alliance nationale n'est pas contestée. L'Italie est une grande démocratie qui est source d'inspiration en Europe, laquelle doit beaucoup par exemple à des personnalités telles que Einaudi ou De Gasperi.

QUESTION - La loi sur les commissions rogatoires internationales approuvée par le gouvernement Berlusconi a été très critiquée en Italie et en Europe parce qu'elle relâcherait la garde sur la criminalité internationale. En cette période de lutte contre le terrorisme, cette critique vous parait-elle fondée ?

LE PRÉSIDENT - Tous les États membres se sont engagés à combattre encore plus vigoureusement le terrorisme, ce qui suppose une amélioration de la coopération judiciaire et policière, ainsi que de nouvelles mesures pour être plus efficace, comme la création d'un mandat d'arrêt européen. Ceci doit comprendre la lutte contre la délinquance financière et le financement du terrorisme. Je n'ai pas de doute que l'Italie participe totalement à ce combat. Je me garderai bien d'entrer dans le débat intérieur italien. Dans ce domaine, il n'y a que les faits qui comptent.

QUESTION - Parmi les dossiers qui seront évoqués aujourd'hui à Périgueux figure celui de l'A 400M, sur lequel le gouvernement précédent de centre-gauche présidé par M. AMATO s'était engagé, mais que le gouvernement Berlusconi a pour le moment mis de côté. Quelle importance accordez-vous à ce projet Airbus ? Son abandon par la partie italienne serait-il considéré comme un comportement anti-européen, à Paris ?

LE PRÉSIDENT - L'Italie et la France partagent la même ambition d'une défense européenne. Chaque crise internationale en montre la nécessité. Nous sommes engagés dans la construction de cette défense européenne, avec tout d'abord une force de réaction rapide de 60 000 hommes, à laquelle nous travaillons. Nous avons identifié les besoins pour parvenir à cet objectif. Les capacités de transport aérien sont apparues essentielles. L'A 400M répond à ce besoin. C' est en cela que c'est un projet européen essentiel. La position que prendra l'Italie est très importante. D'autant que nous avons récemment réaffirmé avec l'Allemagne notre volonté de conclure le contrat comme prévu avant la fin de l'année.

QUESTION - L'Italie a présenté officiellement la candidature de Giuliano AMATO à la présidence de la Convention pour la réforme institutionnelle de l'Union européenne. Il y a en France l'auto-candidature de Valéry GISCARD D'ESTAING, mais qui n'est pas une candidature officielle. Seriez-vous prêts à appuyer AMATO ?

LE PRÉSIDENT - La présidence de la Convention est importante. Mais il ne faudrait pas résumer le débat sur l'avenir de l'Europe à cette question. Je connais M. AMATO et j'ai pour lui estime et amitié. C'est un grand connaisseur et un grand praticien de l'Europe. La contribution des Italiens à l'Europe a toujours été essentielle. J'ai moi-même soutenu la candidature de M. PRODI au poste de Président de la Commission. La décision sur la présidence de la Convention devrait être prise à Laeken. M. GISCARD D'ESTAING a fait connaître son intérêt. Il possède certainement les qualités éminentes nécessaires pour assurer cette fonction et il est la seule personnalité française qui se soit déclarée aujourd'hui. Pour ce qui me concerne, je ne verrais donc que des avantages à ce qu'il puisse être le Président de la Convention et j'appuie sa candidature.

QUESTION - Deux mois après l'attaque contre les États-Unis et après un mois de guerre en Afghanistan, pensez-vous que le monde est plus sûr ? Les terroristes d'Al Qaeda avaient projeté un attentat contre l'ambassade des États-Unis à Paris. Un réseau important de complicité avec BEN LADEN a été découvert en France. Le risque d'attentat est-il toujours important ?

LE PRÉSIDENT - La lutte contre le terrorisme sera de longue haleine. Le monde peut être plus sûr si chaque pays s'y emploie et fait de ce combat une priorité. C'est ce que nous faisons, tous, en Europe, solidairement avec les États-Unis. Une résolution du Conseil de sécurité en fait une obligation pour les 189 pays des Nations Unies. La Convention contre le financement du terrorisme, dont la France a été à l'origine, est un instrument en ce sens, signé par un nombre croissant d'États. Il faut s'attaquer aux auteurs et aux réseaux. Parallèlement il faut traiter les situations qui ne peuvent que fournir un terrain propice. La résolution de conflits persistants, la lutte contre la pauvreté, le combat pour la démocratie et les droits de l'Homme, l'organisation de la mondialisation : le monde sera plus sûr lorsqu'il sera plus juste.

QUESTION - S'il était capturé vivant, que devrait-on faire ? Un procès ? et si une cour américaine décidait la peine de mort, seriez-vous d'accord ? La capture ou la fin de BEN LADEN, la chute du régime des Taleban, seraient-elles aussi la fin du terrorisme ?

LE PRÉSIDENT - La mise hors d'état de nuire de BEN LADEN et la neutralisation du réseau d'Al Qaeda constitueront une étape fondamentale dans la lutte contre le terrorisme, mais ne sauraient en marquer la fin. Nous devons en particulier rester vigilants s'agissant de la sécurité dans nos propres pays. BEN LADEN doit rendre compte de ses crimes. Sur la peine de mort, vous connaissez ma conviction, qui est aujourd'hui une position européenne.