INTERVIEW ACCORDEE

PAR MONSIEUR JACQUES CHIRAC PRESIDENT DE LA REPUBLIQUE

AU NEPSZABADSAG QUOTIDIEN HONGROIS

***

PALAIS DE L'ELYSEE

LUNDI 23 FEVRIER 2004

QUESTION - A l’occasion de votre précédente visite à Budapest, dans une déclaration faite à notre quotidien, vous aviez fait part de votre sentiment de confiance à l’égard de l’évolution démocratique de la Hongrie. Sept ans après, pouvez-vous confirmer vos propos ?

LE PRESIDENT - Bien sûr, je les confirme. Ma confiance s’est encore renforcée. Il y a sept ans, j’avais exprimé mon admiration quant aux efforts entrepris ici pour asseoir la démocratie et reconstruire l'Etat de droit.

Mais que de progrès accomplis en sept ans ! Aujourd’hui, vos institutions fonctionnent, comme les nôtres, dans la transparence et la pluralité. Les citoyens peuvent librement exprimer leurs opinions et leurs attentes. Depuis 1997, vous avez connu deux alternances démocratiques. Votre société a tiré pleinement parti de l’ouverture et de la restauration de la démocratie. Des énergies nouvelles ont été libérées.

Une démocratie moderne ne peut fonctionner sans la pleine adhésion des citoyens, sûrs que leur liberté sera protégée et que l’effort sera réparti équitablement. En cela, la Hongrie, s’inscrit fidèlement dans les idéaux du siècle des Lumières et de la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen. Un de vos grands poètes, Janos Batsanyi, a dit à cette époque aux Hongrois de regarder vers Paris. Je pense que de très nombreux Français regardent de plus en plus avec admiration la jeune démocratie hongroise en marche, en marche d’un pas assuré.

Par ailleurs, la Hongrie a eu à coeur d’établir, avec ses voisins, des relations de confiance et d’amitié en apaisant les contentieux du passé. L’Europe est, à cet égard, un puissant vecteur de paix, c'est d'ailleurs sa vocation première.

Le 1er mai prochain, la Hongrie sera pleinement membre de l’Union européenne. C’est désormais côte à côte, au sein de l’Union, que nous pourrons travailler ensemble pour faire encore progresser les idéaux de paix, de démocratie et de progrès en Europe.

QUESTION - En Hongrie, la France, qui est le troisième investisseur le plus important, est considérée comme un partenaire stratégique. Quelles conditions préalables doivent être remplies le cas échéant, selon vous, pour que les sociétés françaises considèrent la Hongrie comme une destination pour leurs investissements ? Dans quels domaines voyez-vous de nouvelles possibilités de coopération ?

LE PRESIDENT - La France est en effet ici le troisième investisseur et c'est pour nous un motif de fierté. La décision d’investir obéit toujours à plusieurs motifs. Le premier tient, naturellement, à l’environnement économique et humain. Nos entreprises apprécient la qualité du travail et de la formation des Hongrois. Elles apprécient aussi la prévisibilité de vos décisions économiques comme la stabilité de vos orientations. Elles voient également dans la Hongrie une plate-forme régionale. C’est une vocation ancienne que votre pays retrouve, non seulement en direction de l’Union européenne, mais aussi vers les pays balkaniques, l’Ukraine et la Russie.

L’investissement est toujours une marque de confiance dans l'avenir. Les sociétés françaises s’inscrivent dans le long terme et préfèrent le partenariat économique à la seule rentabilité financière immédiate. Elles accordent beaucoup d’importance à l’effort de recherche et de création mené dans votre pays.

Beaucoup de possibilités s’offrent encore à nous. Mais aujourd’hui, il faut que les petites et moyennes entreprises françaises découvrent le marché hongrois et nouent avec vos entreprises des relations étroites, grâce à une action coordonnée et résolue des pouvoirs publics, des chambres de commerce, de nos régions et de nos villes. Je sais que cette démarche intéresse les autorités comme les collectivités locales hongroises, que ce soit dans le secteur de la distribution et de l’assainissement des eaux, de la construction et de la gestion des infrastructures ou encore dans la production et le transport d’énergie ou le secteur de la pharmacie. Là encore, l’expérience concrète de nos collectivités territoriales pourra être mise au service des acteurs hongrois.

QUESTION - La France a fait d’importants efforts afin de rendre accessible la culture française en Hongrie. Les autorités hongroises ont laissé entendre qu’elles souhaitaient jouer un rôle plus actif dans le monde de la francophonie, la création d’une université francophone en Hongrie étant même évoquée. Comment voyez-vous le futur de la coopération culturelle avec la Hongrie qui sera également un Etat membre de l’Union européenne à compter du mois de mai ?

LE PRESIDENT - Nos deux peuples entretiennent des liens culturels anciens et étroits. Tout au long des siècles, depuis le règne de Matthias Corvin, y compris dans ce tumultueux XXème siècle où beaucoup de choses nous ont séparés, les échanges d’écrivains, de peintres, de musiciens, n’ont jamais cessé. Jusqu’à l’architecture de fer et de verre qui, avec Gustave Eiffel, nous unit, en particulier nos deux capitales.

Le public français a accueilli avec un grand intérêt la saison hongroise en France. Et je suis très sensible à l’écho rencontré ici par différentes manifestations culturelles françaises : la saison française en Hongrie, les nuits du cinéma en plein air qui ont attiré tant de jeunes et, bien sûr, en ce moment même, l’exposition " Monet et ses amis ", déjà visitée par cent cinquante mille personnes.

Cet élan devra être amplifié. Notamment dans les arts de la scène. De nombreux artistes de talent, à l’écriture moderne, audacieuse s’expriment déjà en France, tels que Jozsef Nadj et Arpad Schilling. En France, il faut davantage faire connaître vos grands auteurs dramatiques. Le succès de la pièce : " Les Braises " de Sandor Marai ouvre cette perspective.

La Hongrie comme la France sont des terres de savoir. Leurs universités comptent parmi les plus anciennes d’Europe. Dans un pays épris de culture, où nous voyons avec plaisir que la langue française tient toute sa place et est considérée comme une langue d’excellence, il est normal que nous travaillions à l’implantation d’une université francophone rassemblant toutes nos énergies et ouverte aux réalités européennes.

La culture est un enjeu décisif pour l’Europe. Je sais pouvoir compter sur la Hongrie comme partenaire actif, dans l’Union et dans les instances internationales, pour défendre la diversité culturelle et linguistique et promouvoir la spécificité des produits et des biens culturels.

Pour toutes ces raisons, la France soutiendra chaleureusement, lors du Sommet de Ouagadougou en novembre 2004, la demande de la Hongrie d’être admise, comme observateur, au sein de l’Organisation internationale de la francophonie.

QUESTION - Vous êtes l’un des premiers hommes politiques d’Europe occidentale qui a pris position en faveur de l’adhésion à l’Union européenne, dans les meilleurs délais, des nouvelles démocraties d’Europe Centrale et Orientale. Quel pourrait être aujourd’hui, deux mois avant l’adhésion, votre conseil : comment la Hongrie peut-elle réussir pleinement son intégration dans l’Union européenne et comment peut-elle faire valoir ses intérêts nationaux avec succès ?

Vous avez raison : j’ai pris dès la chute du mur de Berlin une position favorable à l'élargissement. Il permet une réunification de la famille européenne. C'était un devoir moral et un devoir historique.

La Hongrie a accompli de façon exemplaire sa préparation à l’intégration dans l’Union. Elle l'a fait avec enthousiasme et conviction. Le peuple hongrois l'a approuvé. C'est un effort remarquable. Et si vous me demandez un avis, je vous dirais : poursuivez avec confiance dans cette voie. Faites partager à vos partenaires cet appétit européen qui, chez vous, me frappe tant. Et n’ayez crainte de défendre haut et fort votre identité, qui constitue un enrichissement pour nous tous. En bref, soyez européens tout en restant vous-mêmes !

QUESTION - Les 15 pays membres de l’Union, les uns après les autres, ferment l’accès à leur marché du travail, aux ressortissants des nouveaux pays membres. Selon quel calendrier, la France entend-t-elle ouvrir son marché du travail à la main-d’oeuvre provenant des pays adhérents, dont la Hongrie ?

LE PRESIDENT - Le Traité d’adhésion que nous avons tous ratifié a prévu une période de transition pour organiser la libre circulation des travailleurs des pays adhérents. Il appartient à chaque Etat membre de prendre les mesures nécessaires pour faciliter l’exercice de ce droit, tout en tenant compte de la situation de l'emploi dans nos pays.

Pour sa part, la France veillera tout particulièrement à favoriser l’accueil des étudiants. Par ailleurs, la liberté d'établissement sera intégralement applicable dès le 1er mai de cette année pour les entreprises commerciales, industrielles, artisanales ou libérales. Et tout Hongrois pourra, dès cette même date, exercer une activité en France dans le cadre de la libre prestation de services.

QUESTION - La coopération franco-allemande s’est avérée jusqu’ici être le moteur de l’Union européenne. Quel sera désormais le rôle de l’axe Paris-Berlin au sein de l’Union européenne élargie?

LE PRESIDENT - N'oublions jamais qu'il s'agit d'une relation bilatérale unique par l'histoire puisqu'elle a été construite après les ravages de trois conflits en moins d'un siècle pour dépasser l'esprit de division et de revanche et pour fonder ainsi la paix et la démocratie en Europe. L’Allemagne et la France ont toujours joué un rôle moteur dans la construction européenne. Conscients de leurs responsabilités, nos deux pays, unis par une coopération étroite, continueront de placer leur capacité de proposition conjointe au service de l’Union élargie. Le Chancelier SCHROEDER et moi-même sommes très désireux de contribuer ainsi au succès de l’élargissement.

Mais notre action n’a jamais été pensée ou voulue comme exclusive. Inscrite dans le cadre européen, elle a vocation à suggérer, jamais à imposer. Inspirée par la volonté de rassembler, cette relation franco-allemande privilégiée, qui a encore montré sa valeur dans les récentes négociations européennes, est tournée vers les autres. Son utilité devrait se confirmer dans une l’Europe à 25 plus diverse, mais que nous souhaitons toujours plus ambitieuse.

QUESTION - Dans la perspective de l’élargissement de l’Union européenne, la France a sollicité la mise en place d’une coopération renforcée entre " pays pionniers ". Comment appréciez-vous l’accueil réservé à cette proposition de " coopération renforcée " par les nouveaux pays membres ?

LE PRESIDENT - Je le disais il y a un instant : l’Union élargie sera plus diverse et, reconnaissons-le, plus hétérogène. Positive en elle-même, cette réalité nouvelle ne doit conduire ni à un blocage des décisions, ni à un alignement par le bas. Pour cela, il faut que les institutions européennes soient renforcées. Mais il faut aussi permettre à ceux qui ont la volonté et la capacité d’aller plus loin d’exercer leur action, au service de l’Union tout entière.

Cette méthode n’est pas nouvelle : elle a été notamment appliquée avec succès dans le cas de l’euro et de Schengen. Dans l’Union élargie, de telles coopérations doivent pouvoir se développer encore en respectant deux conditions : être ouvertes à tous ceux qui ont les moyens et les capacités et respecter l’acquis communautaire sous le contrôle de la Commission européenne.

Vous m’interrogez sur les réactions des nouveaux Etats membres à cette idée. Je constate, notamment en Hongrie, un grand intérêt pour ce type d’actions et la volonté de participer à de tels groupes. Je m’en réjouis vivement. Je note aussi une préoccupation : celle d’être informés, consultés, associés. Cette démarche est parfaitement légitime.

QUESTION - Considérez-vous qu’il y ait encore une chance que la Constitution de l’Union soit adoptée avant les élections parlementaires européennes prévues pour le mois de juin ?

LE PRESIDENT - Je le souhaite vivement, naturellement. En s’engageant dans l’élaboration d’une Constitution, l’Union a accompli, ne l’oublions pas, une démarche historique, que j’avais appelée de mes voeux dès juin 2000, dans un discours au Bundestag à Berlin. Puis, la Convention, à laquelle les représentants du gouvernement et du Parlement hongrois ont activement participé, a présenté un projet ambitieux et réaliste.

Depuis octobre 2003, la Conférence intergouvernementale est saisie de ce projet. A Bruxelles, en décembre, il n’a pas encore été possible, je le regrette, de parvenir à un assentiment général. La France soutient sans réserve les efforts de la présidence irlandaise en vue de parvenir à un résultat à la hauteur de nos ambitions.

Car une Constitution, c’est un acte solennel, c’est un texte qui s’inscrira dans la durée, qui doit doter l’Union d’institutions répondant au double critère de la démocratie et de l’efficacité. Le souhait de la France serait qu’un accord intervienne aussi rapidement que possible. Et en tout état de cause, il est indispensable d’y parvenir avant la fin de l’année 2004.

QUESTION - La France a pris une position ferme dans l’affaire iraquienne. Votre pays soutient-il l’éventuel engagement de l’OTAN en Iraq ? Est-ce que le 60ème anniversaire du débarquement en Normandie peut contribuer au règlement des contentieux transatlantiques et au renforcement des relations entre alliés ?

LE PRESIDENT - La France souhaite le succès de la reconstruction d'un Iraq stable et démocratique dans les meilleurs délais possibles et le retour de la pleine souveraineté iraquienne à partir du 1er juillet. Il ne faudra pas prendre de retard.

L’OTAN est engagée en Afghanistan. En Iraq, nous avons accepté qu’elle apporte un soutien à la Pologne. Si d’autres demandes du même type étaient formulées, nous les examinerions sans préjugé. Au-delà, nous ne voyons pas encore les conditions dans lesquelles un engagement de l’Otan serait possible. En tout état de cause, il faudrait que le futur gouvernement iraquien en fasse la demande et que l'ONU décide de confier un mandat à une éventuelle force de l'OTAN.

S'agissant du soixantième anniversaire du débarquement, il sera l’occasion de célébrer une date historique pour la paix et la démocratie en Europe. Il sera l'occasion de se souvenir de tous ceux qui sont morts pour la liberté. Par la présence du Chancelier, acte hautement symbolique, l’Europe montrera aussi que la page de sa division est définitivement tournée. Cet événement rappellera enfin que l’Europe et les Etats-Unis sont amis et alliés. Comme Paris et Washington le sont depuis plus de deux cent ans.