INTERVIEW ACCORDÉE AU JOURNAL AL-HAYAT

PAR MONSIEUR JACQUES CHIRAC, PRÉSIDENT DE LA RÉPUBLIQUE



PALAIS DE L'ÉLYSÉE

LUNDI 12 NOVEMBRE 2001

QUESTION: - Vous avez choisi de faire une tournée dans trois pays arabes, l'Égypte, les Émirats arabes unis et l'Arabie saoudite. Quelles sont les raisons de ce choix ? Quel est leur poids et leur rôle dans le conflit actuel ?

LE PRÉSIDENT : - Combattre le terrorisme, cela suppose une vraie concertation internationale. Il ne peut y avoir de stratégie globale contre les réseaux criminels sans la mobilisation de tous. Mes visites en Égypte, aux Émirats arabes unis et en Arabie saoudite s'inscrivent dans ce contexte et dans le prolongement de mes récents entretiens à Washington avec le Président BUSH, à New York avec M. Kofi ANNAN et à Paris avec le Président MUSHARRAF. Plus que jamais, il est crucial de renforcer le dialogue, en particulier avec les pays arabes et musulmans.

Je me rends, à l'occasion de ce voyage dans trois des pays qui jouent un rôle de premier plan dans la région, par leur poids politique et par leur importance stratégique. Ils ont une influence au sein de la coalition mondiale qui se forme pour lutter contre le terrorisme. Il m'a paru important de recueillir les vues de leurs dirigeants à ce sujet, et leur dire l'action de la France, s'agissant en particulier de l'avenir de l'Afghanistan et la situation au Proche-Orient.

QUESTION: - L'Arabie saoudite a fait l'objet d'une campagne de presse américaine virulente. Votre visite dans le Royaume est-elle une manière de contredire ces accusations ?

LE PRÉSIDENT : - L'Arabie saoudite et la France ont des relations anciennes qui ont toujours été marquées par l'amitié et la confiance. Cela n'a pas changé. Nous avons toujours eu avec le Royaume, en toute circonstance, un dialogue ouvert et soutenu. Je connais la détermination des autorités saoudiennes à participer à la lutte contre le terrorisme sous toutes ses formes, dans la droite ligne de la résolution 1373 du Conseil de sécurité.

C'est la raison pour laquelle j'ai souhaité aller à Riyad pour évoquer les réponses politiques et culturelles à apporter, pour consulter également le Roi FAHD et le Prince héritier ABDALLAH sur l'avenir politique de l'Afghanistan comme sur la crise au Proche-Orient.

En visitant le pays des deux lieux saints, je marquerai l'attachement de la France au dialogue des cultures, je marquerai son refus de tout amalgame. Le combat contre le terrorisme est aussi celui de l'Islam et du monde arabe.

QUESTION: - Vous allez aussi au Caire. Que pensez-vous de la position de l' Égypte ?

LE PRÉSIDENT : - Je vais effectivement voir le Président MOUBARAK pour lequel j'ai une très grande amitié depuis longtemps, beaucoup d'estime et de respect. Nous avons une large convergence de vues qu'il s'agisse du problème de l'Afghanistan, du conflit du Proche-Orient, de la lutte contre le terrorisme et du refus de tout amalgame avec l'islam. À ce propos, je dois vous dire que j'ai relevé la sagesse des déclarations du grand mufti de l'université d'Al Azhar.

QUESTION: - Le monde musulman et ses populations ne comprennent pas les bombardements américains sur l'Afghanistan. Comment peut-on être sûr d'arriver à décimer BEN LADEN et sa Qaïda et qu'est-ce qui nous prouve que le régime des Taleban ne résistera pas à ces bombardements ?

LE PRÉSIDENT : - Les opérations militaires ne visent pas l'Afghanistan ni a fortiori le peuple afghan. Il s'agit d'éradiquer le terrorisme. Ce ne sont pas de bombardements massifs, mais de frappes ciblées qui visent les installations militaires, les forces, les dépôts de munitions, les camps d'entraînement des terroristes. Il s'agit en réalité de détruire les outils de la terreur. L'attitude et les déclarations de BEN LADEN ne laissent aucun doute sur sa responsabilité et sur ses intentions. Regardez sa dernière déclaration.

Mais j'ai souligné à plusieurs reprises la nécessité de prendre les plus grandes précautions pour que ces frappes épargnent les populations civiles ou les lieux sensibles, tels que les mosquées. L'action militaire est cependant indispensable comme en témoignent les évolutions en cours, à Mazar-i-Sharif.

QUESTION: - Vous avez plaidé à Washington et à New York pour accélérer la recherche d'une solution politique pour l'avenir de l'Afghanistan. Qu'entendez-vous par là ?

LE PRÉSIDENT : - J'ai effectivement fortement insisté auprès de mes interlocuteurs pour que la communauté internationale se mobilise pour l'avenir de l'Afghanistan. Je considère qu'à côté de l'action militaire, cette mobilisation en faveur d'une solution politique est essentielle. Concrètement, cela veut dire favoriser le rassemblement de l'ensemble des composantes afghanes. L'objectif est qu'elles parviennent à former, par elles-mêmes, un gouvernement de transition en vue d'établir des institutions d'État stables et respectueuses du droit. L'Afghanistan ne doit plus servir de base au terrorisme international.

Dans cette stratégie, les Nations Unies ont un rôle central d'impulsion et de proposition. C'est une tâche difficile mais indispensable. L'action de M. BRAHIMI, le représentant spécial du Secrétaire général, s'inscrit dans ce cadre. En le recevant à Paris, j'ai marqué fortement notre appui au processus diplomatique qu'il conduit pour préparer les conditions intérieures et extérieures d'un retour de l'Afghanistan à la paix civile. C'est dans cet esprit que la France a pris également l'initiative, avec d'autres partenaires, d'un projet de résolution au Conseil de sécurité qui devrait être adopté prochainement.

Il est par ailleurs vital d'éviter un drame humanitaire avant l'hiver. La situation de millions de personnes est très précaire. Pourquoi ? C'est la conséquence de vingt ans de guerre, de la sécheresse, d'un régime qui confinait aux limites extrêmes de l'absurde, qui a généré une misère insupportable et, en fin de compte, les événements actuels. Il y a urgence. J'ai donc proposé l'idée d'une conférence réunissant les pays donateurs, les pays limitrophes ainsi que les grandes organisations, les agences et les ONG. Il faut accélérer l'aide en faveur des réfugiés et de l'ensemble de la population afghane.

QUESTION: - Vous avez à maintes reprises dit que le règlement du conflit israélo-palestinien était un élément très important dans la lutte contre le terrorisme. Le Président BUSH a dit dernièrement que le règlement du conflit israélo-palestinien n'était pas indispensable à la lutte contre le terrorisme. Que fera la France de plus qu'elle n'a fait jusqu'aujourd'hui pour convaincre les Américains de la nécessité de faire bouger le Premier ministre israélien vers une réelle reprise des négociations ?

LE PRÉSIDENT : - La lutte contre le terrorisme international et la recherche d'une solution globale, juste et durable au Proche-Orient sont deux objectifs distincts. Le problème ne se pose pas en termes de choix entre l'un et l'autre. Nous devons les poursuivre l'un comme l'autre avec la même détermination.

Je condamne ceux qui essaient d'établir un lien de cause à effet entre le conflit du Proche-Orient et le terrorisme international. C'est une imposture. BEN LADEN n'a cure du peuple palestinien.

Mais la persistance tragique du conflit israélo-palestinien contribue à entretenir, dans les mondes arabe et musulman, le ressentiment et la frustration. L'extrémisme s'en nourrit et l'utilise comme prétexte.

Il y a plus que jamais urgence à faire la paix au Proche-Orient. C'est l'intérêt de tous : d'Israël, de la Palestine, de la région, de l'Europe, des États-Unis.

Ce n'est pas par la force, ni par la violence, que les deux parties y parviendront. Ce qui se passe depuis un an l'atteste. Si Israéliens et Palestiniens ne peuvent pas retrouver par eux-mêmes la table des négociations, aidons-les. Accentuons nos efforts pour établir les bases d'une action internationale concertée pour la paix et la sécurité au Proche-Orient. Pourquoi ne pas réunir une table de négociations rassemblant, autour des parties, les États-Unis, l'Union européenne, la Russie, le Secrétaire général des Nations Unies, avec - si elles le souhaitent - l'Égypte et la Jordanie. J'ai proposé cette formule au Président BUSH.

Ces efforts doivent viser la reprise, sans délai ni conditions, d'un processus politique. Les bases sont connues : ce sont les résolutions 242 et 338 du Conseil de sécurité, et les principes définis par la Conférence de Madrid, au premier rang desquels l'échange de la terre contre la paix. Les progrès enregistrés lors des précédentes négociations, de Camp David à Taba, doivent également être pris en compte.

Dix ans après Madrid, il est grand temps que les attentes légitimes des peuples de la région soient satisfaites. Les objectifs sont clairs : pour les Palestiniens, la fin de l'occupation de leurs territoires et l'édification d'un État viable, démocratique et pacifique ; pour les Israéliens, le droit de vivre en paix et en sécurité à l'intérieur de frontières internationalement reconnues, et en bon voisinage avec les États de la région. La paix et la sécurité sont inséparables.

Il n'y a pas d'alternative. La France et ses partenaires de l'Union européenne continueront d'y travailler sans relâche.

QUESTION: - Est-il impensable que la France et l'Europe qui ont des positions plus équilibrées sur le conflit du Proche-Orient exercent des pressions économiques sur Israël ? Pourquoi fait-on deux poids deux mesures avec des sanctions économiques sur des pays arabes et Israël est intouchable quand elle est en faute ?

LE PRÉSIDENT : - Il vaut mieux convaincre que sanctionner••• Les membres de l'Union européenne entretiennent avec Israël un dialogue et une coopération nourris. Directement ou à travers l'action du haut représentant pour la politique étrangère et de sécurité, M. Javier SOLANA, nous disons clairement aux dirigeants israéliens notre évaluation de la situation et de leur politique.

La priorité aujourd'hui est de reprendre le dialogue pour parvenir à la mise en oeuvre des recommandations de la Commission Mitchell. C'est ce qu'affirme souhaiter le gouvernement de M. SHARON. Cela suppose, pour Israël, de respecter tous ses engagements et de mettre un terme au siège imposé aux populations palestiniennes. Pour l'Autorité palestinienne, cela implique de tout faire pour prévenir les actes terroristes et assurer le respect du cessez-le feu.

QUESTION: - Et l'Irak va-t-il rester indéfiniment sous embargo ? Quelle sera la position de la France à la prochaine échéance pour l'Irak au Conseil de sécurité fin Novembre ?

LE PRÉSIDENT : - Les objectifs de la France sont connus et clairs : mettre un terme aux souffrances du peuple iraquien ; s'assurer que l'Irak ne dispose plus d'aucune arme de destruction massive ; garantir la stabilité régionale.

Que voit-on ? Le régime se sert de l'embargo qu'il détourne à son seul profit ; les sanctions n'ont d'effet que sur la population ; elles détruisent à petit feu la société iraquienne tout entière. Il faut sortir de ce statu quo absurde. Nous ne cessons de le dire. Mais la question de la sécurité que nous pose le régime iraquien existe. Elle doit être assurée par les Nations Unies. C'est à l'ONU d'exercer le contrôle et la vigilance nécessaires. Nous estimons que la levée des sanctions économiques doit s'accompagner du retour sur place des inspecteurs du désarmement. Il faut lever les mesures qui pénalisent inutilement et injustement la population.

QUESTION: - Craignez-vous un élargissement du bombardement américain de l'Afghanistan à l'Irak ? Une telle éventualité est-elle à l'ordre du jour ?

LE PRÉSIDENT : - Nous n'avons pas connaissance d'éléments établissant un lien entre les attentats du 11 septembre et l'Irak. Je n'ai pas connaissance d'une action militaire envisagée contre ce pays.

QUESTION: - Le Liban et la Syrie font l'objet de pressions américaines pour ce qui est de la lutte contre le terrorisme qui inclut le Hezbollah et d'autres organisations considérées par les deux pays comme résistance. La France partage-t-elle le point de vue des Américains concernant la troisième liste des terroristes ?

LE PRÉSIDENT : - Donnons acte aux autorités libanaises de la rapidité et de la fermeté avec lesquelles elles ont condamné les attentats du 11 septembre. La détermination du gouvernement libanais à agir contre le terrorisme international est entière.

S'agissant plus précisément de la troisième liste à laquelle vous vous référez, je constate qu'elle est différente, par son contenu et ses objectifs, des deux listes précédentes. J'observe qu'elle n'a pas été transmise au Conseil de sécurité. Elle mérite un examen très attentif auquel nous procédons actuellement.

QUESTION: - Vos attentes du dialogue que vous avez entamé avec la Syrie du défunt Président Hafez El ASSAD et de son successeur le Président BACHAR sont-elles satisfaites sur le plan de l'ouverture dans le pays, les droits de l'Homme et l'évolution de la Syrie au Liban. Le retrait syrien du Liban ne serait-il plus jamais à l'ordre du jour ?

LE PRÉSIDENT : - La France s'est réjouie des orientations définies l'an dernier par le Président Bachar EL ASSAD en matière de modernisation et d'ouverture. C'est la voie de l'avenir. Dans cette entreprise, la Syrie sait pouvoir compter sur notre appui.

S'agissant du Liban, mon attachement à l'indépendance et à la souveraineté de ce pays est connu. Il faut poursuivre les efforts de réconciliation engagés, conforter l'entente entre les différentes composantes de la société libanaise, renforcer le sentiment d'unité nationale. Il n'y a pas d'autre voie pour cela que le dialogue, la consolidation de la démocratie et des libertés publiques.

C'est d'abord l'affaire des Libanais eux-mêmes. Mais la Syrie peut aussi y contribuer. Elle y a intérêt : un Liban plus uni et confiant en lui-même sera mieux à même de faire face aux défis auxquels il est confronté, mais aussi de contribuer à la stabilité et à la prospérité de la région.

QUESTION: - Pensez-vous pouvoir convaincre la communauté internationale pendant votre présidence à aider le gouvernement libanais à alléger sa dette et réussir un Paris 2 ?

LE PRÉSIDENT : - Parmi les sujets qui préoccupent le Liban figure bien évidemment la situation économique et financière. Le programme de réformes engagé courageusement par son Gouvernement bénéficie de toute la confiance de la communauté internationale et du soutien de la France. Il doit être mis en oeuvre avec détermination. Nous examinerons, à la lumière des résultats, la manière dont la communauté internationale pourra le mieux aider le Liban.

QUESTION: - En définitive, est-ce que la France a un rôle particulier à jouer dans cette période de crise ?

LE PRÉSIDENT : - La France a une voix originale, fruit de son expérience, de son histoire, de sa géographie et de sa culture, qui la prédispose à mieux comprendre les différences.

C'est la raison pour laquelle la France refuse tous les amalgames et pèsera de tout son poids pour faire vivre l'indispensable dialogue des cultures, seule réponse à ceux qui voudraient entraîner le monde dans un affrontement entre civilisations.