DISCOURS DE MONSIEUR JACQUES CHIRAC, PRESIDENT DE LA REPUBLIQUE,
DEVANT LA 32ème CONFERENCE GENERALE DE L'UNESCO

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PARIS

MARDI 14 OCTOBRE 2003

Monsieur le Président de la République du Pérou, mon cher ami,

Permettez-moi tout d'abord de vous dire que c'est un grand plaisir d'avoir entendu votre discours. Si j'en juge par les applaudissements qui l'ont suivi, vous avez su toucher le coeur et aussi, je l'espère, l'esprit, de toutes celles et tous ceux qui l'ont entendu.

Monsieur le Président de la 32ème Conférence Générale de l'UNESCO, Monsieur le Directeur Général, Mesdames, Messieurs,

En 1945, au terme d'une des pires tragédies de l'histoire, le nazisme enfin terrassé, les alliés conçurent un projet remarquable : affermir la paix et l'entente entre les peuples par le partage et la diffusion du savoir et de la culture. Telle est la mission de l'UNESCO. Parmi les organisations universelles, il lui revient d'être le creuset d'une conscience morale du monde, le lieu où les nations viennent chercher assistance et coopération pour vaincre l'analphabétisme et participer de plain-pied aux échanges scientifiques et culturels.

Cette grande ambition doit tous nous rassembler, comme l'indiquait à l'instant le Président de la République du Pérou. C'est pourquoi la France se réjouit du retour des Etats-Unis à l'UNESCO. Il porte l'espoir de nouvelles avancées de l'éducation, du dialogue des cultures et du progrès des sciences. En ces temps marqués par la persistance de la misère de masse, par la pauvreté, par la menace des fanatismes et du terrorisme, cette réaffirmation du pacte de 1945 conforte toutes celles et tous ceux qui croient en un monde plus juste et plus pacifique. En un mot, en une mondialisation humanisée et maîtrisée.

Je suis également heureux de saluer l'adhésion de Timor-Leste. Chaque culture exprime une facette de l'expérience humaine et lui apporte son histoire et son génie particulier. Nos différences ne doivent pas constituer un handicap ou le prétexte à des confrontations, mais au contraire être une source d'inspiration et de confiance dans l'avenir de l'homme.

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Aujourd'hui, nous attendons de l'UNESCO qu'elle s'affirme comme une référence, qu'elle donne un sens et une finalité humaniste aux forces à l'oeuvre dans la mondialisation. Le progrès et la diffusion sans précédent des sciences, des techniques, du savoir et de l'information abolissent les frontières, rapprochent les hommes et transforment nos vies. Les conditions semblent réunies pour un monde plus uni.

Pourtant, au même moment, et parfois en réaction, le voici traversé par des mouvements de repli sur soi, d'exclusion, d'intolérance, de rejet de la modernité. Ici, à l'UNESCO, il est urgent que les Etats conduisent une réflexion sur ces transformations afin de les maîtriser. Notre organisation doit être le lieu privilégié où se rencontrent l'universel et le particulier : l'universel de l'humanité, de ses valeurs fondamentales et de ses aspirations communes à la paix, au bien-être et au savoir ; le particulier de chaque nation, de chaque culture, de chaque peuple, tous égaux en dignité comme le sont les hommes.

Tel est le sens de la convention internationale pour la sauvegarde du patrimoine culturel immatériel dont nous avons achevé l'élaboration. Elle élargit la défense du patrimoine aux cultures dont les modes d'expression privilégient l'oralité, la mémoire, les savoir-faire ancestraux. Elle rend hommage à des peuples trop souvent ignorés, des peuples qui disparaissent, année après année, dans l'indifférence de l'humanité, des peuples pourtant dépositaires d'expériences irremplaçables pour notre avenir, ces peuples premiers qu'il est urgent de protéger, de respecter et de rétablir dans leurs droits.

Ici même, voici deux ans, convaincu que le combat contre le terrorisme passe par le dialogue des cultures, je vous avais présenté les propositions de la France. Elles ont fait écho à une aspiration commune dont témoignent l'adoption de la Déclaration universelle sur la diversité culturelle, le 2 novembre 2001, ainsi que l'engagement de tant d'Etats, notamment d'Etats francophones.

Ces principes posés, il nous faut maintenant les ancrer dans le droit par une convention. Grâce à elle, les peuples et les Etats, inquiets pour leur identité, aborderont l'ouverture au monde avec plus de confiance. Nouveau prolongement de la Déclaration Universelle des Droits de l'Homme dont elle réaffirmera les acquis, cette convention reconnaîtra à chaque Etat le droit d'adopter ou de maintenir les politiques publiques nécessaires à la préservation et au développement de son patrimoine culturel et linguistique. Elle affirmera la spécificité des créations culturelles. Elle organisera la solidarité internationale, nécessaire pour que ce droit profite à tous. Elle constituera la réponse de la communauté internationale aux projets d'enfermement identitaire qui, dévoyant les traditions des peuples, cherchent à les opposer, les soulever les uns contre les autres, et ainsi mieux les asservir.

A ceux qui craignent qu'un tel texte ne restreigne la liberté de circulation des oeuvres de l'esprit, la France répond qu'il n'en est rien. Dans toutes nos démocraties, même les plus libérales, une constitution et des lois assurent l'exercice des libertés, luttent contre les monopoles, protègent les minorités, stimulent la création artistique et le mécénat, favorisent la diversité. Car la liberté s'épanouit dans la loi et s'étouffe dans l'anarchie. Ce qui vaut pour nos Etats vaut pour le monde. Loin de tout protectionnisme, la convention sur la diversité culturelle nous donnera l'instrument d'une circulation des idées plus assurée, parce que respectueuse de l'autre.

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Mesdames, Messieurs,

Etape après étape, une conscience universelle se fait jour. Après des siècles de lutte contre l'oppression, la communauté internationale en reconnaît les principes. Elle a affirmé les droits et les libertés fondamentales dont la Déclaration de 1948 constitue l'expression solennelle. Elle a proclamé ensuite les droits économiques et sociaux. Confrontée à l'appauvrissement et à la disparition dramatique de tant de langues et de cultures, elle veut défendre la diversité culturelle. Avertie, par l'expérience, que la science peut être mise au service de projets malfaisants, elle ressent aujourd'hui la nécessité d'une éthique des sciences et de règles qui préserveront l'intégrité et la dignité de l'homme.

Les progrès des sciences de la vie, si nombreux et si importants depuis quelques années, nous ouvrent des perspectives dont nul n'aurait rêvé il y a seulement une ou deux générations. Il devient possible de prévenir ou de guérir des maladies héréditaires ou liées au vieillissement. Nous maîtrisons la technique des transplantations d'organes qui sauvent des vies naguère condamnées. Nous maîtrisons la fécondité et savons mieux lutter contre la stérilité. Ces avancées scientifiques n'améliorent pas seulement la santé. Elles modifient l'expérience de la vie et de la mort. Elles nous conduisent à de nouvelles interrogations éthiques sur ce qui donne à nos sociétés leur humanité: nos valeurs, nos droits et nos devoirs, nos finalités.

Le siècle passé nous a livré l'abominable exemple des dérives de la science. Dès les débuts de la génétique, les travaux de Darwin et les découvertes de Mendel ont été abusivement utilisés par des politiciens, des idéologues et des scientifiques dévoyés pour justifier des théories racistes, le massacre de populations et la Shoah.

Déjà, nous constatons de nouveaux risques et de nouvelles dérives : eugénisme, discriminations fondées sur le patrimoine génétique, vente de gamètes sur Internet, offre de services de " mères porteuses ", trafics d'organes, cliniques spécialisées dans l'euthanasie, expérimentations médicales dans des conditions contraires à la dignité humaine. Tout cela, ce ne sont plus seulement des angoisses de prophètes de malheur. Ce sont des réalités d'aujourd'hui inspirées par l'absence de moralité, l'appât du gain, voire la folie.

Déjà, on entend tel mouvement sectaire, tel scientifique irresponsable annoncer qu'il a aidé à provoquer des grossesses à partir d'embryons clonés. On évoque la situation de femmes que la misère conduit à se louer pour mettre au monde des enfants, ou celle de malheureux amenés à vendre un rein, un oeil, un enfant.

Ces dérives sont inacceptables. Le droit à la sûreté, proclamé solennellement dans notre Déclaration de 1789, est un droit fondamental de la personne humaine. Il interdit que l'on asservisse ou que l'on aliène le corps humain. Toujours investi de la dignité de la personne, celui-ci ne saurait être ravalé au rang de matériau ou de marchandise.

Contre ces menaces, la réflexion est aussi nécessaire et aussi urgente que l'action. La France mène l'une et l'autre depuis vingt ans. En 1983, elle a créé un Comité National Consultatif d'Ethique des sciences de la vie et de la santé qui a joué un rôle pionnier. Ses avis ont éclairé dans notre pays le débat public et le législateur. D'autres Etats ont mis en place des institutions comparables. Plusieurs organisations internationales, au premier rang desquelles l'UNESCO, mais aussi l'Union européenne, le Conseil de l'Europe, l'OMS, ont fait de même et ont élaboré des conventions, des déclarations de principe, des règles de déontologie.

Pour être efficace, cet effort doit reposer sur une grande ambition, consacrée par un texte de portée universelle. Quelle que soit la qualité des législations nationales, ceux qui veulent les enfreindre peuvent jouer aisément de leurs lacunes ou de leurs incompatibilités. Il nous faut donc établir les principes de la bioéthique en droit public international.

L'élaboration d'un cadre normatif universel, d'un code éthique reconnu par tous, sera, à l'évidence, une tâche exigeante. Il faudra concilier des conceptions politiques, philosophiques et religieuses différentes. Il faudra concilier la liberté d'expérimentation, condition du progrès, et la protection de la personne dans les protocoles d'investigation. Il faudra respecter les intérêts économiques et commerciaux légitimes dans la mesure notamment où ils soutiennent la recherche.

Chacun mesure ainsi l'esprit de dialogue qu'exige le débat en cours à l'ONU sur l'interdiction universelle du clonage humain reproductif, débat engagé à l'initiative de l'Allemagne et de la France. Sur un tel sujet, l'urgence commande de trouver au plus vite un consensus. J'en appelle à la responsabilité de tous.

L'élaboration de la convention d'Oviedo constitue un modèle. Ce texte est maintenant en vigueur et sert de référence tant pour définir les règles européennes que pour élaborer les normes bioéthiques nationales. La France, pour sa part, achèvera le processus de ratification de ce texte après avoir révisé ses lois bioéthiques, à la fin de cette année.

Ce travail remarquable du Conseil de l'Europe est porteur d'espoir et doit nous inspirer. Dans notre esprit, il ne s'agit pas d'imposer un code moral unique à toutes les nations, énumérant toutes les valeurs et déclinant tous les devoirs. Il s'agit d'encadrer les progrès des sciences de la vie pour préserver en toute circonstance l'intégrité et la dignité humaine. Il s'agit de donner aux Etats, aux scientifiques, aux médecins, aux laboratoires, à tous ceux qui s'engagent dans une réflexion éthique et déontologique, les termes de référence communs à tous les hommes.

Comment élaborer un tel instrument ? La France estime qu'une convention serait le moyen le plus abouti. Une première étape pourrait être franchie en adoptant une déclaration universelle qui consacrerait les principes fondateurs. C'est la recommandation des comités d'éthique de l'UNESCO et de son Directeur général. Cette déclaration pourrait ensuite constituer la base d'une convention-cadre et de protocoles thématiques élaborés au cas par cas en fonction des techniques médicales et de leur évolution.

Beaucoup des principes fondamentaux de la bioéthique découlent de l'application à la recherche en biologie humaine des dispositions de la Déclaration Universelle des Droits de l'Homme. Encore faut-il les avoir identifiés et se mettre d'accord sur les termes de leur adaptation. D'autres seront repris de la Déclaration sur le Génôme Humain adoptée par votre Conférence générale et par l'ONU, déclaration dont chacun reconnaît l'exemplarité.

Dans ce cadre, il faudra sans doute doter la communauté internationale d'un organe d'expertise indépendant et de haute valeur morale chargé d'expliciter ces principes et d'en dégager éventuellement de nouveaux, au vu du progrès scientifique. Une telle instance pourra ainsi aider les Etats qui le souhaitent dans l'élaboration et l'évaluation de leurs propres lois. Par son expérience et la qualité de ses travaux, le Comité international de bioéthique de l'UNESCO préfigure le type d'institution que nous envisageons.

L'UNESCO est l'enceinte appropriée pour élaborer ce texte. Elle le doit à son mandat, qui inclut évidemment l'éthique des sciences. Elle le doit à ses travaux, ayant amplement prouvé qu'elle a la volonté et la capacité de traiter ce sujet. Elle le doit à sa nature particulière, disposant à la fois d'une compétence technique, d'une capacité de réflexion philosophique et d'une légitimité politique.

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En menant à bien ce grand dessein, l'UNESCO sera fidèle à sa double vocation : la protection de la dignité humaine et l'encouragement au progrès scientifique. La science poursuivra ainsi sa quête de savoir d'un pas plus assuré, fondé sur une éthique claire et universellement reconnue, au service de l'homme et de la civilisation.

Je vous remercie.