Rencontre - discussion de M. Jacques CHIRAC Président de la République avec des élèves du lycée Pierre-Mendes-France (Tunis)

Tunis (Tunisie) vendredi 5 décembre 2003.


LE PROVISEUR – Monsieur le Président, au nom des élèves, de leurs familles et de tous nos personnels, je veux vous dire l'immense plaisir que j'ai à vous accueillir au lycée Pierre Mendès-France, l'un des deux lycées français de Tunisie. Je veux vous dire aussi le privilège dont vont bénéficier les élèves de Première, de Terminale, les élèves élus du conseil des délégués pour la vie lycéenne réunis, ici, devant vous, Monsieur le Président, pour participer à cet échange que vous avez souhaité leur accorder.

Ils vont aborder avec vous des thèmes tels que la tolérance, le respect de l'autre, la laïcité, la diversité des cultures, dans un établissement de plus de 1 500 élèves où se côtoient plus de 30 nationalités, les enjeux méditerranéens. Peut-être aborderont-ils aussi l'insertion des étudiants étrangers en métropole. Ils ont réfléchi à ces questions entre eux, en famille certainement, dans les classes avec leurs professeurs ici présents. Ils ont, j'imagine, des questions à vous poser.

Eh bien, Monsieur le Président, je vous les confie et je vous suis infiniment reconnaissant d'avoir voulu leur accorder un instant et de passer ce moment en notre compagnie.

LE PRESIDENT – Monsieur le Proviseur, je voudrais d'abord vous remercier de votre accueil pour l'organisation de ces entretiens, remercier tous les élèves de l'accueil chaleureux qu'ils ont bien voulu nous réserver, et je peux vous dire que j'y suis particulièrement sensible. Je voudrais remercier naturellement toutes celles et tous ceux qui avec vous, Monsieur le Proviseur, participent à cette belle mission et qui est celle de votre lycée, les enseignants et l'ensemble du personnel associés à ce travail. Je voudrais leur dire mon estime et ma reconnaissance.

La France est fière de ces établissements qu'elle a dans le monde. Elle réfléchit à moderniser encore leur action et elle est très sensible au fait qu'ils doivent être porteurs de cultures différentes et qu'il s'agit, au-delà de l'enseignement qui est donné, des valeurs qui sont développées, d'un véritable dialogue des cultures, vous l'avez évoqué à l'instant.

Dans cet esprit, je salue particulièrement les élèves qui ont bien voulu participer à cet entretien. Je ne vais pas vous infliger, ne vous inquiétez pas, un discours. Je vais répondre à vos questions, il faut que cela soit vivant. Je vais le faire avec beaucoup de joie. Auparavant, je vous dirais quelque chose que je répèterai probablement en terminant : c'est de tout coeur qu'à toutes et à tous, quelle que soit votre origine, je souhaite le bonheur, la réussite et une vie aussi bonne que vous pouvez la souhaiter.

Alors, Monsieur le Proviseur, je crois que le mieux c'est de procéder à l'échange de vues.

QUESTION – La devise de la France est la liberté, l'égalité et la fraternité. Pourtant, l'un de ces trois piliers n'est pas respecté. L'inégalité entre les Français se fait fortement sentir. Pourquoi toujours « cataloguer » les gens selon leurs origines ? Dire que c'est une personne issue de « l'immigration maghrébine ». Employer le terme : « immigré de la première, deuxième, troisième génération », etc. Et cela uniquement envers la communauté musulmane arabe alors qu'ils sont Français autant que les immigrés de l'Europe de l'Est ou de l'Europe centrale, du Sud.

LE PRESIDENT – D'abord, on ne peut pas dire que l'on parle de seconde ou troisième génération exclusivement pour les jeunes ou moins jeunes d'ailleurs issus, je dirais, du Maghreb, plus généralement arabes ou musulmans. On le dit aussi bien pour les gens qui sont venus, il est vrai un peu plus tôt, de l'Europe de l'Est, par exemple : les Polonais. On le dit aussi pour les Portugais qui sont la première communauté étrangère en France. La communauté étrangère la plus importante d'une nationalité, ce sont les Portugais. Naturellement, si l'on prend l'ensemble du Maghreb, cela fait plus. On parle aussi bien pour les Portugais, de deuxième ou troisième génération.

Il est vrai que l'on met plus l'accent, aujourd'hui, sur, vous avez raison de le souligner, la deuxième ou troisième génération d'origine arabo-musulmane, parce que c'est la plus récente. Ce sont ceux qui sont arrivés avec la dernière vague et elle est également très importante, puisqu'en France, on compte aujourd'hui entre 5 et 6 millions de musulmans, qu'il s'agisse de gens qui sont Français, généralement intégrés ou de gens qui sont des étrangers résidant en France pour leur travail ou pour toute autre raison.

Nous avons une tradition, en France, qui est en réalité une vocation et qui est celle de l'intégration. Alors, c'est un terme qu'il faut utiliser avec prudence, parce qu'il peut être interprété de façon différente. C'est ainsi que les jeunes aujourd'hui, que vous appelez de la deuxième ou troisième génération, n'aiment pas que l'on parle d'intégration, parce qu'ils se considèrent comme parfaitement intégrés. Et ils le sont. Il n'en reste pas moins qu'il y a un effort à faire pour les nouveaux qui viennent, de façon à leur donner à la fois les valeurs, les droits, les devoirs et les obligations qu'implique la nationalité française.

Nous avons encore beaucoup d'efforts à faire, vous avez tout à fait raison de le souligner. Nous souhaitons, derrière ce vocable général d'intégration, essayer de donner un sens plus concret, de l'adapter à ce qu'il doit être. C'est-à-dire de ne pas, à ce titre, froisser ceux qui sont intégrés mais de donner à ceux qui sont les nouveaux venus, c'est-à-dire la première génération, les moyens de s'insérer, de s'intégrer dans la vie française. Non pas que nous voulions imposer notre modèle à qui que ce soit, mais simplement parce que nous avons une tradition culturelle en France qui fait que notre objectif c'est que les Français soient libres et égaux entre eux. C'est un bel objectif et un combat à mener en permanence pour que ce soit une réalité. Mais c'est cela notre ambition. Je souhaite faciliter au maximum cette intégration au sens large du terme.

QUESTION – Vous dites que les jeunes sont intégrés, mais d'une certaine façon, du moins pour les étrangers, il sont intégrés au sens officiel. On leur accorde des droits, des devoirs. On essaye de faciliter l'accès à la nationalité. Mais est-ce que, d'un point de vue culturel, cette intégration, est vraiment possible ? Est-ce que d'une certaine façon, on les perçoit pas toujours comme des étrangers parce que culturellement ils sont différents et ils ne peuvent pas se détacher d'une part de leur culture ?

LE PRESIDENT – La richesse d'une nation, la richesse d'un peuple est pour une partie importante issue du multiculturalisme, c'est-à-dire de la présence de cultures différentes. Cela a toujours été vrai en Europe et notamment, en France. Donc, la première chose qui doit être condamnée, c'est ce qui consisterait à vouloir enlever à quelqu'un sa culture. Car par-là même, on ferait quelque chose d'inhumain, au sens propre du terme, et d'absurde, dans la mesure où on se priverait d'une richesse existante, de ce que cette culture peut apporter à l'ensemble national. Donc, il ne s'agit pas d'empêcher quelqu'un d'avoir et d'être fidèle à sa culture.

En revanche, il y a des limites. C'est le prosélytisme sous une forme ou sous une autre. Nous sommes un pays laïque. Nous sommes très attachés à cette caractéristique de notre pays. Nous respectons ou nous voulons respecter toutes les traditions et notamment les traditions religieuses, à condition qu'elles ne cherchent pas à s'imposer aux autres. C'est la raison pour laquelle nous luttons contre tout prosélytisme. Nous avons actuellement, chacun le sait, des problèmes de ce point de vue et un grand débat national en France. Notre objectif, c'est bien que chaque culture soit chez elle, chez nous, mais aussi qu'elle respecte celles des autres, c'est-à-dire qu'elle n'essaye pas de s'imposer. C'est cela, la véritable finalité de l'intégration.

QUESTION – Le débat aujourd'hui en France sur la laïcité porte sur l'interdiction des signes religieux ostentatoires. Ne faudrait-il pas plutôt centrer les efforts sur les racines du radicalisme et du communautarisme en France et faire un débat plutôt sur cela ? Comment arranger ce problème de communautarisme, de radicalisme religieux ? Est-ce qu'il faut ou il ne faut pas interdire le voile ?

LE PRESIDENT – Le débat qui a lieu aujourd'hui, comme tous les débats publics, est simplificateur. Vous avez raison de le dire. Et on ne regarde qu'un élément de ce débat qu'est le voile. Pourquoi ? Parce que la France, dans sa tradition, s'est sentie en quelque sorte agressée par l'affirmation de signes religieux ostentatoires, comme vous dites. Et c'est bien le terme qui convient, ce qui, je le répète, est tout à fait contraire à sa tradition laïque.

Nous respectons la laïcité. C'est le respect de toutes les religions, sans exception, mais naturellement le refus de tout prosélytisme. Il est un fait que dans notre enseignement public, la présence du voile a quelque chose d'agressif qui, bien qu'étant tout à fait minoritaire, pose un problème de principe. Cela a mobilisé l'opinion publique, les médias, etc., masquant par-là même, un certain nombre d'autres problèmes que vous avez soulignés et qui sont, au total, probablement beaucoup plus importants et qui est le respect que l'on doit avoir. Je prends un exemple : dans les hôpitaux, nous avons un véritable problème aujourd'hui avec des femmes qui ont besoin de soins qui viennent et qui refusent d'être soignées ou examinées par un médecin homme, alors qu'il n'y a pas toujours un médecin femme présent pour cela ou qui refusent certaines obligations, certaines nourritures.

Bref, il y a là une espèce de contestation des règles nationales qui ne peuvent pas être acceptées, parce que c'est, à ce moment là, l'ensemble des bases de notre civilisation qui sont affectées. Nous ne reconnaissons pas le droit de contester la culture de quelqu'un. Mais nous ne voulons pas non plus que notre propre culture soit contestée.

Alors, tout cela s'est crispé autour de l'affaire du voile. Nous avons fait un débat. Nous avons créé des commissions. La commission la plus importante qui est présidée par le médiateur en France, M. STASI, va déposer son rapport dans quelques jours. J'attends, pour prendre une décision, d'avoir pris connaissance de ce rapport. Ce ne serait pas normal d'avoir demandé un rapport et que je prenne des décisions avant même de l'avoir lu, n'est-ce pas ? Mais, il est certain que nous devrons, d'une façon ou d'une autre, faire respecter le principe laïque. Et dans ce principe laïque, s'agissant de l'enseignement, on ne peut pas accepter des signes ostentatoires de prosélytisme religieux quels qu'ils soient, quelle que soit la religion.

QUESTION – Pensez-vous que l'islam est en contradiction avec la laïcité ou pensez-vous au contraire qu'un Etat à majorité musulmane, tel que la Tunisie, peut prétendre devenir laïque ?

LE PRESIDENT – D'abord la laïcité est un principe français. Tous les pays ne sont pas laïques. C'est une tradition et un principe français. Donc, on n'a pas l'intention de l'exporter ailleurs. Je prends un exemple pour vous le dire. Nous avons actuellement en chantier une réforme des institutions de l'Union européenne qui crée bien des débats entre les Quinze aujourd'hui et demain les Vingt-cinq membres de l'Union européenne. Parmi ces débats, il y en a un qui est de savoir si dans la Constitution, on peut faire état des origines judéo-chrétiennes de la civilisation européenne.

Nous ne contestons pas qu'il y ait des origines judéo-chrétiennes naturellement, mais la France n'accepte pas, au nom de la laïcité, que l'on privilégie une origine plutôt qu'une autre et notamment une origine religieuse. La plupart des pays qui sont nos partenaires mènent une forte campagne contre nous pour que l'on insère cette référence judéo-chrétienne dans la Constitution. Comme on a un droit de veto, nous nous y opposerons, pour des questions de principe liées à la laïcité. Mais c'est pour vous dire que nous avons un système. Nous y tenons. Nous le respectons et nous le défendons. Ce n'est pas le système de tous les autres pays.

Alors vous me dites : « est-ce que l'islam est compatible ? » Naturellement, l'islam est compatible ! Il y a certaines lectures de l'islam qui ne sont pas compatibles. Je n'ai aucune compétence pour parler de l'islam mais j'ai le plus grand respect pour la religion musulmane. Je constate, comme dans toutes les religions et dans toute l'histoire des religions, qu'il y a des moments où tout d'un coup, il y a des déviations, des dérives qui se traduisent en général par des excès et qui viennent alimenter des combats inutiles et totalement opposés à ce dont une religion est porteuse, l'islam comme les autres, c'est-à-dire l'amour, le respect de l'autre.

Je pense donc que l'islam est parfaitement compatible avec tous les objectifs de la laïcité française, il n'y a aucun problème. D'ailleurs, avec l'immense majorité des musulmans, il n'y a strictement aucun problème. Mais nous avons eu, nous, les guerres de religion, on connaît ces choses. Il y a une certaine lecture ou une certaine interprétation de l'islam que ne j'ai pas ni à commenter, ni à fortiori à condamner mais dont je constate qu'elle devient alors incompatible avec le respect de la laïcité. La limite est ne pas vouloir imposer aux autres ce qu'ils doivent dire ou penser. Chacun est libre, ceux qui veulent croire en Dieu ou ceux qui veulent ne pas croire en Dieu, chacun est libre et chacun doit être respecté, à condition de ne pas vouloir, je dirais d'une certaine façon par la force, directe ou indirecte, imposer sa croyance aux autres. Voilà ce qu'est la laïcité et j'observe, de ce point de vue, puisque vous avez cité la Tunisie, qu'on ne peut pas dire que la Tunisie est un pays laïque ou pas laïque. C'est un pays où, de ce point de vue, les droits sont les plus respectés et notamment le droit des femmes.

QUESTION – On remarque, lorsqu'on regarde le Maghreb 20 ans en arrière que la langue française est beaucoup plus utilisée aujourd'hui. Quelles mesures pensez-vous prendre pour le développement de la Francophonie dans le Maghreb, dans le cadre de l'ouverture de ces pays à la culture européenne ?

LE PRESIDENT – Je ne défends pas le français. Le français est une langue que nous avons en partage avec un certain nombre d'autres pays, d'autres peuples. Donc ce n'est plus le bien de la France, c'est un bien commun, c'est une langue importante, pas parmi les plus importantes mais c'est une langue importante. Et à ce titre, c'est un véhicule de pensée qui doit être respecté.

Je crois que le fait d'être bilingue pour quelqu'un et notamment pour un jeune, c'est un grand atout. C'est d'abord un enrichissement culturel : quand on est bilingue, on fait un peu la synthèse de deux cultures, d'une façon ou d'une autre. Deuxièmement, c'est un grand avantage dans le monde moderne, pour ce qui concerne à la fois la culture et l'économie. Il est certain que celui qui est bilingue part avec un atout supérieur, tant par l'ouverture d'esprit qu'il a que par sa capacité à communiquer. Il a une espèce de richesse supplémentaire.

C'est la raison pour laquelle les autorités des pays du Maghreb n'ont jamais rejeté le français, ce qu'elles auraient pu faire pour des raisons idéologiques ou politiques. Elles ont compris dès le départ l'intérêt qu'il y avait pour leur jeunesse à cultiver ce bilinguisme qui était un atout supplémentaire. Pour les Français qui parlent difficilement les langues étrangères, ils ont de ce point de vue un handicap indiscutable. On le voit dans le monde, pour le développement des affaires, pour la culture etc. Les Français qui ont du mal à apprendre une langue étrangère ont un handicap.

Au Maghreb on est, pour beaucoup, bilingues, c'est un avantage, il faut le cultiver. C'est dans cet esprit que je suis favorable à l'action de la Francophonie. Vous savez, dans nos écoles, en Tunisie, il y a une dizaine d'établissements français, je ne sais pas, 5 000 élèves ou quelque chose comme cela, il y a du monde. Rien qu'ici, vous êtes plus de 1 500. Ce à quoi nous sommes très attachés, c'est que la langue arabe soit également enseignée et maintenant on a tout un cursus avec l'arabe dans les établissements français. Ce qui prouve bien que le problème n'est pas la défense du français en tant que langue de la France, c'est la défense d'une culture qui fait la synthèse, la symbiose entre deux langues, deux façons de voir, deux approches qui enrichissent en réalité les gens. Voilà pourquoi je suis un fervent défenseur de la Francophonie.

QUESTION – Ne pensez-vous pas que la discrimination positive va entraîner un racisme et une montée de la xénophobie vis-à-vis des personnes favorisées justement ?

LE PRESIDENT– Je ne crois pas que la discrimination ait été positive. On a évoqué ce problème à la suite d'un propos tenu par notre ministre de l'Intérieur concernant la nomination d'un préfet. Nous avions en France, il y a 30 ans, beaucoup plus de hauts fonctionnaires civils et militaires, notamment préfets, qui étaient d'origine arabe et musulmane que nous n'en avons aujourd'hui alors que la population musulmane a considérablement augmenté. Aujourd'hui, comme vous le disiez tout à l'heure, il y a des enfants et même des enfants d'enfants qui sont totalement intégrés, qui ont fait des études, qui ont souvent brillamment réussi. Et curieusement, ils ont aujourd'hui le sentiment qu'ils n'ont pas la place qui devrait être la leur, je dirais même proportionnellement, compte tenu de leur mérite, sans en demander plus que d'autres, aussi bien dans l'administration au sens général du terme que dans le monde économique et social. C'est vrai, de ce point de vue, il y a eu un recul.

Alors à partir de là, faut-il parler de discrimination ? Oui, mais elle est négative et elle n'a pas été volontaire, cela n'a pas été du tout une politique. Cela a été une espèce de constatation à laquelle je m'efforce de répondre aujourd'hui, non pas en prétendant qu'il faut une discrimination positive, c'est-à-dire de nommer des gens en raison de leur origine parce que cela n'est pas convenable.

Mais en revanche, il faut donner à tous les mêmes droits et aujourd'hui, je considère pour ma part que ce n'est pas le cas et je le répète, ce n'est pas une volonté, c'est une situation. Dans les nominations civiles ou militaires, il y a une espèce de système qui tout naturellement s'auto-protège. Il n'exclut personne mais il s'auto-protège, il s'auto-alimente, il s'auto-nomme. Et donc il y a là quelque chose contre quoi il faut réagir, il faut que toutes celles et tous ceux qui ont les mêmes compétences puissent avoir accès aux mêmes responsabilités dans la vie civile ou la vie administrative. Je le répète, ce n'est pas le cas aujourd'hui et nous avons reculé. Il est donc essentiel aujourd'hui de rendre à ces hommes, ces femmes, ces garçons, ces filles, à la fois les titres auxquels ils peuvent tout naturellement prétendre par leurs qualités et puis tout simplement la justice.

QUESTION – Vous êtes ici pour le Sommet et le but de ce Sommet c'est d'améliorer les relations entre l'Afrique du Nord et l'Europe. Mais est-ce que le fait que l'Europe s'ouvre à dix nouveaux pays, qu'on accueille dix nouveaux pays dans l'Union européenne ne va retarder le processus ?

LE PRESIDENT– C'est une question importante. D'ailleurs, elles étaient toutes importantes. Aujourd'hui, on voit bien dans le monde, compte tenu de la nature des échanges, des relations entre les peuples qu'il y a tout intérêt à s'intégrer. L'Europe l'a compris depuis longtemps et elle a fait les efforts nécessaires pour s'organiser. Pourquoi ? Parce que quelques hommes, au lendemain de la dernière guerre mondiale, ont eu l'idée que si on s'intégrait, on atteindrait deux objectifs que l'histoire nous avait contestés jusque là qui étaient la paix et la démocratie. Et on ne pourrait assurer la paix et la démocratie en Europe qu'à condition de créer des liens qu'on ne pourrait pas trancher. Cela a été le début. On a commencé à six, neuf, quinze, maintenant on va être vingt-cinq. L'intérêt essentiel de cette intégration je le répète, c'est d'abord d'assurer la paix. On n'imagine pas aujourd'hui une guerre entre la France et l'Allemagne. Je dirais, même si on voulait, même s'il y avait des fous qui arrivaient au gouvernement ici ou là, ce serait techniquement impossible parce qu'on est intégré, cela ne marcherait pas.

C'est un immense progrès par rapport à ce que nous avons connu dans le passé, la paix et puis la démocratie. La démocratie, on peut la sauvegarder ensemble. De façon isolée, les aventures sont toujours possibles. Ce qui est vrai pour l'Europe est vrai pour le reste du monde. En Amérique latine est engagé un processus, un effort important qui s'appelle le MERCOSUR, pour aller sur la voie de l'intégration, pour les mêmes raisons. Ces pays où on allait de coup d'Etat en autocratie commencent à comprendre que la paix, la démocratie supposent une organisation collective. Le développement économique aussi, naturellement, en plus. On le voit en Afrique où commencent les premiers pas vers un peu d'intégration, cela va doucement mais cela commence. C'est une exigence pour le Maghreb. Le Maghreb doit progresser vers son unité, je ne sous-estime pas les difficultés, les problèmes je les connais et je les respecte. Mais il faut essayer de créer un mouvement.

Deuxièmement, la géographie étant ce qu'elle est, il est évident qu'il y a une communauté de pensée, de culture et d'intérêt entre les deux rives de la Méditerranée et notamment entre le Maghreb et les pays européens qui lui font face. Il y a donc tout intérêt à développer là aussi ces liens politiques, économiques, culturels, humains et on ne peut le faire qu'ensemble. D'où l'idée du développement de cet ensemble euro-méditerranéen. Le mérite du Président BEN ALI aujourd'hui c'est d'avoir réussi, et ce n'était pas si facile, à mettre ensemble, pour la première fois et autour de la même table, l'Europe du Sud, l'Europe méditerranéenne et le Maghreb, l'Afrique méditerranéenne.

Cela ne va pas faire une révolution, tout ne va pas être transformé comme avec une baguette magique mais il y a l'affirmation d'une volonté d'aller dans ce sens, c'est-à-dire du renforcement de l'intégration européenne, de l'intégration du Maghreb et d'un lien très fort, privilégié, pour des raisons politiques, culturelles, économiques, sociales entre les deux rives de la Méditerranée. C'est un grand dessein et j'appelle tous les jeunes qui sont là à en prendre conscience et à comprendre que leur avenir, ce n'est pas d'être isolé dans un petit coin. Leur avenir c'est d'appartenir à un grand ensemble qui respecte la paix, la démocratie et le développement, le progrès social. Alors vous dites, c'était la fin de votre question, l'Europe s'élargit. Il y a tout d'un coup dix nouveaux membres et il y en aura peut-être encore quelques-uns uns après, notamment dans les Balkans qui font passer le centre de gravité de l'Europe beaucoup plus à l'est.

Est-ce que cette dérive vers l'est ne va pas se faire au détriment du sud, tant en ce qui concerne l'objectif euro-méditerranéen dont je parlais que les moyens que l'Europe peut mettre à la disposition du Maghreb dans le domaine des accords de développement ? Je vous dis non. Ce danger qui a été évoqué par un certain nombre de gens et à juste titre, ce que je comprends, à mon avis n'est pas sérieux. Pourquoi ? Parce qu'il y a, en Europe, au sud, des pays comme l'Espagne, le Portugal, l'Italie, la France qui ne permettront pas cette dérive. Nous avons eu, il y a deux ans, un très grand débat. Quand on a préparé l'ouverture, il s'est agi de prévoir en ce qui concerne nos budgets futurs, nos cadres financiers futurs, ce qui serait affecté au développement du sud et ce qui serait affecté au développement de l'est.

Je ne vous cache pas que les pays de l'Est, ou plutôt tournés vers l'est, souhaitaient qu'on développe fortement la coopération et les aides financières pour l'est, les pays du sud défendant naturellement le sud. Cela a été un grand débat car nous sommes partis à partir de propositions qui prévoyaient que plus de 60% des crédits seraient dorénavant affectés à l'est et moins de 40% au sud. Nous nous sommes battus et la décision finale de l'Union européenne a été 50/50, 50% à l'est et 50% au sud. Nous avons maintenu cette décision qui est maintenant officielle.

Je vous dis donc, tant en ce qui concerne les structures prévisibles sur le plan de la coopération financière, qu'en ce qui concerne la volonté politique, en raison notamment de la position très, très ferme des pays du sud de l'Europe, je ne pense pas qu'il y ait un danger de dérive de l'Union européenne vers l'est au détriment du sud. C'est ma conviction profonde.

QUESTION – Je voudrais savoir quel est le rôle de la France dans la résolution du conflit ivoirien ?

LE PROVISEUR – Il faut dire, Monsieur le Président, que nous avons accueilli pendant l'été, suite au transfert de la Banque africaine de développement à Tunis, une centaine d'élèves arrivant de Côte d'Ivoire et des pays voisins.

LE PRESIDENT– Je vais vous dire. D'abord pour moi, la situation en Côte d'Ivoire c'est une immense tristesse et je pense que le "Vieux" qui avait réussi à faire de son pays l'un des plus prestigieux de l'Afrique, là où il est, doit avoir une larme dans l'oeil. Les choses sont ce qu'elles sont et les hommes aussi. La France a été sollicitée pour intervenir militairement afin d'éviter une guerre civile. Elle a été sollicitée par la CEDEAO à l'unanimité, elle a été sollicitée par l'Union africaine qui était à l'époque, c'était l'année dernière, présidée par le Président MBEKI d'Afrique du Sud. Elle a été sollicitée par l'ONU et le Conseil de sécurité, à l'unanimité, a demandé à la France d'intervenir.

Je dis cela pour qu'on n'imagine pas que la France est intervenue comme ça parce que cela l'arrangeait. Cela ne l'arrangeait pas du tout d'envoyer 5 000 soldats en Côte d'Ivoire. Je tiens à vous le dire. Enfin elle l'a fait, elle l'a fait porteuse d'un mandat international total. On ne pouvait pas demander plus d'approbation, il n'y en avait pas. Nous avons tenté, dans un premier temps, de séparer les forces en présence ; d'une part, les forces dites "rebelles" et les forces dites "loyalistes". On a réussi, ce qui a permis d'éviter la guerre civile, c'était déjà quelque chose d'important.

Ensuite, on a fait un grand effort de réflexion collective qui s'est traduit par un accord dit de Marcoussis qui, honnêtement, était un accord convenable et acceptable par tout le monde. Il a été très long à se mettre en place et je ne peux pas dire que les différentes forces politiques aient fait assaut de bonne volonté, ce serait excessif. Mais enfin, petit à petit, les choses ont l'air de vouloir se mettre en place. Les dernières déclarations du Président GBAGBO à la suite de la réunion qui vient de se tenir à Yamoussoukro sont positives, de même d'ailleurs que les forces de M. SORO. Alors j'espère qu'on va rentrer dans une période d'application de l'accord de Marcoussis qui est la seule possibilité d'assurer la paix en Côte d'Ivoire. Je l'espère mais les hommes sont les hommes et parfois leurs pulsions ou leurs arrière-pensées apportent bien des déboires. Alors, j'espère que nous sommes sur la bonne voie mais je ne peux pas vous le garantir. En tous les cas, la France fera tout pour éviter les affrontements en Côte d'Ivoire.

QUESTION – Vous avez exprimé, il y a quelques jours, votre désir de maintenir la France au premier rang des alliés de la Tunisie. Est-ce que la politique d'immigration qui s'est durcie n'est pas contradictoire à vos propos ?

LE PRESIDENT – La France est le premier partenaire de la Tunisie dans tous les domaines et elle souhaite beaucoup le rester. Je veux donner un exemple : hier nous avons signé un accord pour ce qui concerne l'intervention de l'Agence française de développement, l'agence financière qui intervient en Tunisie et cet accord prévoyait un montant d'investissement de 72 millions d'euros. Le Président BEN ALI me dit : « mais avant, c'était 110, alors vous avez décroché, ça s'est pas bien ». Il m'a pris un peu par surprise naturellement, je ne connaissais pas le détail, je lui ai dit : « Ecoutez, cela m'étonne beaucoup, c'est tout à fait contraire aux orientations du gouvernement français ; si vous l'affirmez, vous avez peut-être raison mais je voudrais quand même vérifier ». Nous avons actuellement, c'est vrai, des difficultés financières que chacun connaît qui nous conduisent avec l'Allemagne à être critiqués et même condamnés, enfin condamnés non pas juridiquement mais critiqués par l'Union européenne. Nous sommes obligés de faire un énorme effort. Je lui dis que j'avais demandé en tous les cas que notre effort en Tunisie ne soit pas diminué. En fait, il s'agissait d'un accord sur l'AFD qui était normalement complété par un deuxième accord. En réalité, le chiffre était bien maintenu. L'inquiétude du Président était donc fondée sur une mauvaise information, la mienne aussi d'ailleurs. Si je vous dis cela, c'est simplement pour vous dire qu'aujourd'hui la France est obligée de réduire au maximum ses dépenses et elle le fait un peu partout mais pas en Tunisie. C'est bien un témoignage de cette volonté qui est la nôtre d'accompagner la Tunisie.

Alors pourquoi ? Il y a beaucoup de raisons à cela mais il y a surtout le fait que la Tunisie a réussi quelque chose de tout à fait exemplaire sur le plan économique, une croissance permanente, c'est le pays émergent où la pauvreté a le plus diminué, où l'éducation a été la plus généralisée, où l'action sociale et notamment le logement ont leurs exemples les plus caractéristiques. Tunis est la seule ville d'un pays émergent au Maghreb, en Afrique, en Asie et en Amérique latine où il n'y a pas de bidonvilles, il n'y en a pas. C'est l'un des pays où le pourcentage de propriétaires de leur logement est le plus élevé, de très loin. Il y a donc eu un effort considérable de la Tunisie dans le domaine social et dans le domaine économique qui en fait un pays, de ce point de vue, qui a eu des résultats particulièrement bons.

Dans ce contexte, il est normal qu'on ait une priorité de coopération. Vous dites maintenant : « oui, mais l'immigration ? » Nous avons un problème, nous, en France d'immigration. Nous n'avons pas de problème pour l'immigration organisée. Nous sommes tout à fait disposés à avoir des accords, nous en avons d'ailleurs avec un certain nombre de pays, notamment les pays du Maghreb. Nous les discutons. On les améliore. Nous sommes ouverts, à partir du moment où l'immigration est organisée et officielle, on sait qui vient. Il n'y a pas de problème. Nous sommes tout à fait disponibles pour ouvrir davantage nos portes.

En revanche, nous avons un vrai problème avec l'immigration clandestine laquelle d'ailleurs est très largement alimentée par des mafias scandaleuses qui, dans des conditions que la morale ne peut que réprouver, abusent des gens d'un peu partout. Elles les font venir en Europe en général et en France en particulier, en leur promettant la lune alors qu'ils ne peuvent rien leur donner, quand ils ont la chance d'arriver, ce qui n'est pas toujours le cas parce qu'il y en a qui meurent en route. Ce sont des épaves que l'on retrouve.

Ce n'est pas possible d'alimenter cela. Tout se sait très, très vite dans ces milieux. Si on laisse l'immigration clandestine se développer, on ne la maîtrisera plus et un jour ou l'autre, forcément au détriment des immigrés, si j'ose dire, normaux, c'est-à-dire de ceux qui sont là, qui travaillent, qui vivent ou qui se soignent, peu importe, qui ont des raisons particulières d'être là. L'immigration n'est donc pas un problème pour la France. C'est l'immigration clandestine qui est un problème contre lequel nous sommes déterminés à lutter, pour des raisons aussi bien humaines, sociales qu'économiques.

QUESTION – Pensez-vous que tous les pays du monde doivent suivre l'exemple français du point de vue de laïcité, c'est-à-dire s'ouvrir aux autres peuples et aux autres cultures ce qui mènerait ainsi à une mondialisation culturelle ?

LE PRESIDENT– D'abord, je n'ai pas du tout la prétention d'exporter le modèle français. Il nous convient. Nous y sommes attachés. Nous le défendons mais nous n'avons pas du tout l'intention de l'imposer. Le modèle français, c'est précisément un modèle qui est fondé sur l'idée qu'il ne faut pas imposer quelque chose aux autres, que chacun doit être respecté pour ce qu'il est. Alors, ce n'est pas au nom de ce principe que je vais essayer d'imposer à d'autres pays le modèle français.

La mondialisation culturelle, c'est un immense danger, en réalité, parce que cela veut dire l'uniformisation. La richesse du monde, c'est sa diversité culturelle. Tous ces peuples, parfois tout petits, apportent quelque chose qui est leur génie propre, leur histoire, leurs réflexions, quelque chose de fort, de positif, même si c'est modeste sur le plan quantitatif. Il est désespérant de voir que nous avons tous les ans 2/300 langues qui disparaissent dans le monde. C'est navrant de voir que nous avons des peuples qui disparaissent, parce qu'en même temps, c'est une culture qui disparaît et qui est souvent riche même si nous la connaissons mal ou pas du tout. C'est encore plus vrai pour les peuples les plus importants, pour les cultures plus importantes. Plus importantes, notamment sur le plan quantitatif. Donc, il faut les sauvegarder.

C'est la raison pour laquelle nous avons un combat pour la diversité culturelle en France. Nous nous battons aujourd'hui pour qu'il y ait un grand acte solennel de l'UNESCO, reconnaissant la diversité culturelle, parce que nous voulons que chaque pays puisse continuer d'affirmer sa propre culture et puisse lui donner les moyens de s'exprimer. Autrement dit, nous ne voulons pas de l'uniculturalisme. En clair, nous ne voulons pas être envahis par une seule langue et une seule culture qui effacerait toutes les cultures. Ce serait un énorme appauvrissement pour le monde que de voir s'effacer les cultures.

C'est la raison pour laquelle nous revendiquons contre beaucoup de gens à l'Organisation mondiale du commerce, le droit pour chaque pays de défendre ses créateurs, son cinéma, sa chanson, ses artistes, etc. Car c'est cela qui est en cause. Il y a beaucoup de gens qui disent : « eh bien, cela ne sert à rien tout cela. Que les meilleurs gagnent et que ceux qui gagnent le plus d'argent aient le plus d'initiatives ». Non. Nous voulons que chacun puisse cultiver sa propre différence, non pas pour agresser les autres mais pour enrichir l'ensemble. D'où notre combat permanent pour la diversité culturelle.

QUESTION – Vous êtes, Monsieur le Président, très attaché à la notion de respect de l'autre. Que signifie-t-elle concrètement pour vous à l'échelle scolaire, particulièrement ?

LE PRESIDENT– Elle signifie plusieurs choses. Elle signifie d'abord, mais cela je n'en parlerais pas longuement, le respect que l'on doit avoir pour les élèves. Dans les méthodes d'enseignement et de ce point de vue les choses ont beaucoup évolué, est intégré le respect que l'on doit avoir pour les élèves, dans tous les domaines. Il y en a qui sont plus intelligents que d'autres, qui ont plus de facilités que d'autres. Tout le monde doit être respecté. Il ne faut pas avoir de préférence. Autrement dit, cela va de soi et c'est presque un détail maintenant.

Ce qui doit être également respecté plus largement, ce sont les convictions des élèves. Ce sont leurs cultures. Si j'évoquais tout à l'heure l'importance qu'il y avait dans nos écoles en Tunisie –c'est vrai d'ailleurs en Algérie ou au Maroc-, d'enseigner l'arabe dès le début, Monsieur le Proviseur, et jusqu'au baccalauréat, c'est précisément parce que c'est important pour les jeunes d'avoir cette double formation et ensuite par respect pour ceux qui sont d'origine, il y en a la moitié à peu près, tunisienne, d'origine arabe et qui doivent être respectés pour ce qu'ils sont.

Enfin, dernier point qui est évidemment capital, s'il y a quelque chose de dramatique, ce sont toutes les formes de racisme quelle qu'en soit l'origine ou la nature, qui frappent notamment les jeunes et qu'un certain nombre de jeunes cultivent aussi d'ailleurs, car les jeunes n'ont pas toujours raison naturellement. Le racisme et la xénophobie, c'est-à-dire l'agression contre l'autre qui vient jaillir généralement de la peur de l'autre, d'une façon ou d'une autre, n'est pas obligatoirement la peur physique, elle peut être la peur psychologique.. C'est dramatique parce que rien n'est aussi contraire à la nature. La nature, par définition, quand les enfants naissent, ils sont tous pareils, en gros, plus ou moins grands. Ils sont tous pareils. La nature implique en réalité l'égalité de tous. Après, il y a naturellement des vies plus ou moins faciles, etc. Mais enfin, la nature implique le respect de tous. Quand un enfant naît, quelle que soit son origine, il est par définition le même que l'autre et donc il doit avoir le même respect que l'autre.

Nous avons et nous connaissons pour des raisons qui sont souvent liées à des tensions internationales, hélas, actuellement de plus en plus, je pense à la France en particulier, de dérives, d'affrontements qui relèvent du racisme ou de la xénophobie contre lesquels il faut lutter de façon extrêmement forte par l'éducation et par la répression, si c'est nécessaire. Car, je le répète, la xénophobie, le racisme sont totalement opposés à l'idée que nous nous faisons de notre pays.

QUESTION – En juillet 2000, un bilan, à propos du partenariat euro-méditerranéen, a révélé des résultats maigres. Où résident alors les difficultés, sont-elles avant tout d'ordre politique et démocratique ?

LE PRESIDENT– Sur le partenariat euro-méditerranéen ? Oui, c'est vrai que nous avons eu des ambitions, que ces ambitions ont été modestement assumées, très modestement, vous avez entièrement raison. Raison de plus, pour relancer les choses et l'objectif du Président BEN ALI, aujourd'hui, c'est précisément la relance, parce que l'on a été déçu du processus euro-méditerranéen et c'est parce qu'il y a cette volonté de relance que la France le soutient sans réserve.

QUESTION – Il a été décidé officiellement, vous l'avez dit tout à l'heure, qu'il y aura 50/50 en ce qui concerne les relations Europe de l'Est et Maghreb. Mais l'Europe s'élargit, elle va être à Vingt-cinq alors qu'elle est déjà difficile à gérer à Quinze en ce qui concerne les décisions. A Vingt-cinq, cela va-t-il être plus centré vers l'Europe de l'Est ?

LE PRESIDENT– Je connais l'inquiétude d'un certain nombre de responsables du Sud dans ce domaine. Je vous ai dit tout à l'heure ma conviction que cette inquiétude n'était pas fondée. En revanche, ce qui est vrai dans ce que vous dites et incontestable, c'est que ce sera de plus en plus difficile et on le voit bien en ce moment où l'on essaye de réformer les institutions. On se dispute comme des chiffonniers, ça c'est sûr. Mais l'Europe n'a jamais été un long chemin tranquille. L'Europe, cela a toujours été un effort permanent. L'Europe c'est le résultat d'une série permanente de crises surmontées.

QUESTION – Je voudrais avoir votre opinion sur le port du foulard, en tant que citoyen français : est-ce que cela empêche de s'intégrer ? Vous ne voyez pas alors une forme d'intolérance ?

LE PRESIDENT– Par nature, je ne suis pas particulièrement intolérant. On m'a reproché beaucoup de choses, pas cela encore, cela viendra peut-être. Je vais vous dire ma réflexion personnelle dont je ne tire pas de conséquences, je vous l'ai dit tout à l'heure, sur les décisions à prendre car j'attends d'avoir les conclusions du rapport de M. STASI sur ce sujet. Mais je considère que les Français étant ce qu'ils sont, le port du voile, qu'on le veuille ou non, est une sorte d'agression qu'il leur est difficile d'accepter, comme si on voulait avoir un signe ostentatoire juif ou catholique ou protestant ou bouddhiste.

QUESTION – Pour revenir aux conflits internationaux, pensez-vous que les différentes attitudes adoptées aujourd'hui par les pays européens face aux pays en guerre pourraient engendrer un obstacle pour garantir la paix et la tolérance ? Je fais ici allusion au problème de la politique de deux poids et deux mesures, de la situation du peuple israélien, iraquien ou palestinien ?

LE PRESIDENT– Vous avez évoqué le problème des divergences dans l'Union européenne. Ces divergences ont été claires et fortes s'agissant de l'Iraq. Il y avait ceux qui étaient pour la guerre et ceux qui étaient contre la guerre. C'est vrai qu'il y a eu une divergence forte au sein de l'Union européenne. S'agissant du conflit israélo-palestinien, ce n'est pas le cas. Il y a une position unie et cohérente qui a été encore rappelée à Naples ces derniers jours et qui a tenu, malgré toutes les difficultés, tous les pessimismes, tous les drames qui se sont développés. Il y a une position unique et cohérente de l'Europe pour réengager le processus de paix, ramener tout le monde autour de la table, faire dès maintenant la réunion internationale, la conférence internationale prévue dans la Lettre de mission, pour le début de la deuxième phase, éventuellement pour la mise en place de forces civiles ou militaires d'interposition, etc. pour l'arrêt du mur. Bref, on a une position commune dans l'Union européenne. Le problème c'est que cette position peut avoir son intérêt si, au sein du quartet, elle est soutenue par les Etats-Unis et d'une certaine façon, imposée aux belligérants, ce qui n'est pas le cas aujourd'hui.

QUESTION – La position des Etats-Unis face à la décision de l'ONU montre bien que la position de force est quand même majoritaire et je voulais savoir quelle était la position de la France et du monde en général pour y remédier et pour montrer plus de "légalité" dans les décisions ?

LE PRESIDENT– C'est la question à laquelle je viens de répondre. Nous voulons tout faire et nous avons peu de moyens tant que nous sommes uniquement les Européens pour ramener tout le monde autour d'une table et discuter des modalités d'un accord de paix. Dans l'état actuel des choses, nous avons une grande bonne volonté et pratiquement aucun moyen.

QUESTION – J'admire beaucoup la France pour son principe de laïcité mais je remarque qu'au nom de la laïcité, la religion est devenue un problème central en France, comment expliquez-vous cette contradiction ?

LE PRESIDENT– Je crois que certains, d'ailleurs tout à fait minoritaires, ont voulu s'engager dans une affirmation parfois un peu agressive de la religion, contraire à nos principes de laïcité, qu'ils ont ainsi fait naître un problème. Il nous appartient aujourd'hui de le maîtriser.

QUESTION – Je voulais centrer le débat sur l'éducation nationale en France. On a vu qu'il y avait beaucoup de problèmes, les grèves l'année dernière des professeurs et on voit aussi la violence des jeunes et le manque d'autorité des adultes envers les élèves. J'aimerais savoir, est-ce que vous avez une vision optimiste de l'avenir de l'éducation nationale et quelles sont vraiment les mesures que vous allez prendre?

LE PRESIDENT– Cela serait un peu long mais je vous répondrais brièvement que j'ai une vision optimiste qui est fondée sur l'expérience. J'ai vu depuis très longtemps, depuis l'époque où j'étais moi-même étudiant, les contestations qui sont dans la nature même de l'esprit français. C'est comme ça, cela fait partie de notre esprit, c'est le côté gaulois probablement, peu importe. On conteste, c'est-à-dire que quand il y a un problème, on commence par manifester avant de discuter, cela fait partie de nos faiblesses ou de nos charmes, peut-être de nos forces, je n'en sais rien mais c'est comme ça. Et cela a toujours été comme ça et ça n'a jamais empêché l'éducation française de fonctionner, au total, de façon satisfaisante. Les progrès qui doivent être faits en permanence sont liés à l'ajustement de l'éducation et non pas à des problèmes. Nous sommes comme ça, il faut bien le savoir.

Nous avons encore des agitations étudiantes sur un sujet tout à fait surprenant qui est l'harmonisation européenne des diplômes. C'est favorable par définition à tous les étudiants, eh bien cela a réussi à faire l'objet d'une contestation, incompréhensible mais c'est comme ça. Eh bien il faut la laisser faire et puis voilà, cela fait aussi partie de nos charmes, cette capacité à se mobiliser.

LE PROVISEUR – Monsieur le Président, il me reste au nom du lycée Pierre Mendès-France à vous remercier de ce long moment que vous avez passé avec nous. En guise de témoignage, tout de suite avant votre départ, je vous demanderais peut-être d'apposer quelques mots sur le livre d'or de l'établissement.

LE PRESIDENT – Avec plaisir et je voudrais simplement remercier d'abord le Proviseur, ensuite tous ses collaborateurs, enseignants, techniciens, professionnels, etc. et surtout je termine par où j'ai commencé, je voudrais dire à chacune et à chacun d'entre vous mes voeux très très sincères, très chaleureux qui viennent du fond du coeur, de réussite personnelle, de bonheur personnel dans la vie. Je vous le dis vraiment du fond du coeur à chacune et à chacun d'entre vous, et aussi que ce bonheur, et d'ailleurs il ne peut pas en être autrement, soit partagé, c'est-à-dire fondé sur le respect des autres et sur la tolérance à l'égard de ce qu'ils pensent et de ce qu'ils font.

Je vous remercie.