Point de presse de M. Jacques CHIRAC, Président de la République, à l'occasion du Conseil européen de novembre 2004.

Bruxelles - Belgique, le vendredi 5 novembre 2004.



LE PRESIDENT- Mesdames, Messieurs, je voudrais tout d'abord exprimer des remerciements à la Présidence néerlandaise et au Premier ministre, M. BALKENENDE, pour un très bon déroulement du Conseil européen et en particulier une intéressante réunion, hier soir, informelle, pendant le dîner. Nous avons abordé hier après-midi et également à l'occasion du dîner ce que l'on appelle la stratégie de Lisbonne, c'est-à-dire la stratégie de développement économique, sociale et environnementale de l'Union. Comme vous le savez, ces discussions se sont faites à partir de l'examen du rapport qui a été présenté par M. Wim KOK dont l'objectif est de donner une nouvelle impulsion à cette stratégie de développement économique sociale et environnementale.

Pour ma part, j'ai indiqué que ce rapport était à l'évidence une bonne contribution qui constituerait une base utile pour le Conseil européen de mars 2005 au cours duquel nous allons réviser cette stratégie pour la rendre plus performante, plus actuelle et plus efficace.

J'ai rappelé qu'il faudrait néanmoins compléter et enrichir cette réflexion et ce rapport, en préservant d'abord mieux l'équilibre de ces trois composantes économique, sociale, environnementale. Et sur les deux derniers points, je pense qu'il y a un effort plus important à faire pour affirmer la vocation de l'Europe à être exemplaire dans ces domaines ; exemplaire pour affirmer son pacte social européen et aussi sa responsabilité en matière d'environnement.

D'autre part, j'ai indiqué qu'il fallait mettre davantage l'accent sur de véritables stratégies industrielles qui nous permettent à la fois de défendre l'emploi en Europe et donc de lutter contre les délocalisations et leurs effets que je n'ai pas besoin de souligner et d'autre part, pour affirmer la vocation au développement d'une industrie moderne en Europe qui est indispensable pour préserver et développer l'emploi.

J'ai également indiqué que l'Europe était face à un vrai défi qui est celui du vieillissement de sa population et qu'il fallait donc avoir une beaucoup plus grande orientation vers les jeunes et profiter de cette réflexion pour élaborer un véritable "Pacte européen pour la jeunesse". Les jeunes sont, en effet, en Europe, moins bien traités que dans d'autres parties du monde et notamment aux Etats-Unis ; cela veut dire qu'ils sont davantage au chômage et que le pourcentage des jeunes au chômage ainsi que le coefficient de pauvreté des jeunes par rapport à la population globale sont plus importants. Ces critères font que l'Europe est en retard, notamment par rapport aux Etats-Unis et que c'est là l'une des raisons de son insuffisant dynamisme.

Cette situation n'est pas bonne pour l'Europe et il faut donc qu'elle donne à sa jeunesse des perspectives qui soient à la fois plus enthousiasmantes et plus mobilisatrices. Il faut que l'on s'appuie davantage sur le potentiel d'une jeunesse qui soit à la fois formée et confiante. Il faut que nous nous engagions dans ce domaine, en mobilisant davantage nos moyens d'intervention.

Après en avoir parlé avec le Premier ministre suédois, le Premier ministre espagnol et le Chancelier allemand, nous avons tous les quatre adressé une lettre à l'ensemble de nos partenaires et naturellement à la Présidence néerlandaise et à la Commission, pour proposer cette dimension de mobilisation en faveur de la jeunesse, dans le cadre de l'actualisation de la stratégie de Lisbonne. C'est une initiative importante à laquelle les quatre signataires que je viens de citer attachent le plus grand prix. Nous souhaitons que la Commission et le Conseil engagent les travaux nécessaires pour que des mesures à la fois adaptées, fortes et concrètes soient adoptées en mars prochain, dans le cadre de la révision de la stratégie de développement économique, sociale et environnementale de l'Europe.

Ce matin, nous allons notamment avoir l'adoption d'un nouveau programme pluriannuel dans le domaine de la justice et des affaires intérieures qui fait suite à celui que nous avions, il y a cinq ans, arrêté à Tampere. C'est un programme qui contient toute une série d'objectifs importants, concrets dans les domaines de l'asile, de l immigration, de la coopération judiciaire, de la coopération policière, de la lutte contre le terrorisme, de l'harmonisation du droit pénal et du droit civil. C'est un progrès important pour l'harmonisation de nos législations et l'efficacité de l'Europe dans le domaine de ces affaires.

Nous évoquerons aussi, en fin de matinée -et j'ai demandé au Chancelier SCHROEDER de bien vouloir, sur ce point, parler en mon nom et au sien-, les relations entre l'Union européenne et la Russie qui sont, à nos yeux, très importantes et qui doivent conduire à la mise en uvre, le plus rapidement possible, des quatre espaces communs que nous avions définis à Saint-Pétersbourg, et des feuilles de route qu'ils impliquent. Il y a deux de ces espaces pour lesquels les problèmes sont réglés, des feuilles de route sont adoptées. Et puis il y en a deux autres qui posent encore des problèmes. Nous souhaitons qu'ils soient examinés et, dans la mesure du possible, résolus le plus rapidement possible.

S'agissant de l'Iraq qui sera développé lors du déjeuner, en présence du Premier ministre, M. ALLAOUI, les messages de la France restent clairs et les mêmes. La solution, à nos yeux, est avant tout une solution de nature politique. Le peuple iraquien a besoin de perspectives claires. La résolution 1546 a fixé des échéances précises, qu'il s'agisse des prochaines étapes de la transition politique ou, au terme de cette transition, qu'il s'agisse du départ des forces étrangères. Ces échéances doivent être à la fois confirmées et respectées. Il est donc tout à fait essentiel que les élections se déroulent à la date prévue, dans les meilleures conditions de transparence et qu'elles associent, autant que faire se peut, toutes les composantes de la société iraquienne.

A cet effet, vous le savez, nous pensons qu'un dialogue doit se développer entre le gouvernement de transition et toutes les composantes de la scène politique iraquienne, composantes ayant naturellement rejeté et renoncé à toute violence, cela va de soi. Ce seront d'ailleurs les messages que la France exprimera également lors de la Conférence interrégionale des 22 et 23 novembre qui se tiendra en Égypte, à Charm el-Cheikh et dont nous espérons qu'elle contribuera à une consolidation du processus politique en Iraq.

Comme vous le savez, c'est le ministre des Affaires étrangères, M. Michel BARNIER qui représentera la France lors de ce déjeuner puisque je dois me rendre avant minuit, date de la fin du deuil et des cérémonies de deuil, à Abou Dhabi, au lendemain du décès de Cheikh ZAYED, qui était un homme pour qui j'avais beaucoup d'estime et d'amitié, qui entretenait avec la France des relations très étroites et fortes. Par conséquent, nous serons représentés par Michel BARNIER à l'occasion de ce déjeuner. Je vous signale, pour répondre à certaines interrogations dont j'ai vu qu'elles se faisaient jour, que notre relation avec les autorités iraquiennes est excellente et que d'ailleurs, je viens d'inviter, -et il a répondu de façon positive ce matin même, je crois, ou hier soir-, le Président d'Iraq à venir s'entretenir avec moi à Paris. Ce qu'il a accepté.
Voilà ce que je voulais dire en introduction. Et avant de reprendre mon avion, je souhaite répondre aux questions que vous pourriez poser.

QUESTION - Monsieur le Président, il s'agit de l'Iraq : que dites-vous, en réponse à l appel du Premier ministre iraquien, M. ALLAOUI, qui demande aux pays spectateurs, comme il l'a dit, de contribuer beaucoup plus activement à la construction démocratique de l'Iraq ?
Et aussi votre réponse, Monsieur le Président, à Tony BLAIR qui a dit, ce matin, que quelques leaders en Europe doivent refaire leur politique vis-à-vis de l'Iraq et aussi vis-à-vis des Etats-Unis après la réélection de George BUSH en Amérique.

LE PRESIDENT - La position de la France est tout à fait simple, elle est tout à fait claire. Je viens de l'évoquer, de la développer de façon qui me paraissait claire. Je n'ai rien à rajouter.

QUESTION - Les Français sont inquiets après la réélection ou l'élection de George BUSH aux Etats-Unis. Est-ce que vous considérez que cette inquiétude est justifiée ? Et est-ce que ça n'est pas la meilleure opportunité pour faire comprendre à des opinions publiques réticentes qu'une Europe économiquement forte et dynamique passe par des réformes structurelles parfois pénibles et ce serait leur meilleure protection contre ce que l'on pourrait considérer comme de l'irresponsabilité américaine dans plusieurs domaines ?

LE PRESIDENT - Je n'ai naturellement pas de jugement à porter sur l'élection américaine. J'ai, vous le savez, adressé mes plus cordiales félicitations au Président BUSH. La France est l'amie, elle est l'alliée des Etats-Unis depuis longtemps. Les liens entre nos deux peuples sont anciens, ils sont profonds, ils sont fondés sur le partage de valeurs communes.

Et si nous avons pu avoir ou si nous aurons telle ou telle divergence de vues, les champs d'accord entre nous sont évidemment infiniment plus importants que les champs de désaccord, que nous ne sommes pas naturellement disposés à ignorer car il s'agit de l'idée que se fait la France des choses dans le monde. Alors la question plus précise que vous posez, à juste titre : je ne sais pas si les Français doivent être inquiets ou non, je ne pense pas, pour dire la vérité, qu'ils aient sujet à inquiétude.

En revanche, il est évident que l'affirmation d'une politique américaine forte conduit à la nécessité de renforcer une Europe sur le plan politique comme sur le plan économique. Je crois que la cohésion européenne est tout naturellement dans le droit fil de ce qui peut être, pour certains, des inquiétudes et pour d'autres, simplement une réalité internationale. Il est évident que l'Europe, aujourd'hui, a plus que jamais le besoin, la nécessité de se renforcer et de renforcer son unité, son dynamisme. C'est l'objectif de la Constitution dont elle va se doter, je l'espère, qui permettra de faciliter sur le plan institutionnel ce renforcement de l'unité européenne face aux grandes puissances dans le monde, existantes ou en devenir, dans un monde qui est plus multipolaire que jamais.

QUESTION - Monsieur le Président, je voudrais revenir sur l'Iraq. Vous invitez le Président iraquien mais vous refusez de rencontrer le Premier ministre. Y a-t-il incompatibilité d'humeur ?

LE PRESIDENT - Je n'ai jamais refusé de rencontrer le Premier ministre ALLAOUI. Je l'ai d'ailleurs rencontré aux Etats-Unis, au moment du G8. Je n'ai jamais refusé de rencontrer le Premier ministre ALLAOUI. Le Premier ministre ALLAOUI a sa personnalité, il a parfois des propos qui peuvent séduire plus ou moins, mais je n'ai aucun problème avec les autorités iraquiennes. Le Président iraquien souhaite me voir, et c'est avec plaisir que je le recevrai.

QUESTION - M. le Président, êtes-vous inquiet pour la baisse du dollar qui va sûrement nuire aux exportations européennes et mettre en péril le développement économique dont vous parliez ?

LE PRESIDENT - Oui, oui je suis un peu inquiet d'une tendance à la baisse du dollar. Je crois que l'Europe serait bien inspirée de prendre en considération les conséquences que cette baisse pourrait comporter, notamment pour son activité économique et en particulier pour ses exportations et en tirer éventuellement les conséquences. Cela, c'est à examiner avec la Banque centrale européenne. Mais je crois que c'est un élément important qu'il faut intégrer dans notre esprit et qui devrait provoquer de notre part certaines réactions.

QUESTION - La Présidence néerlandaise fait un énorme effort en ce moment pour construire un compromis acceptable pour tous les pays concernant la Turquie. Le Ministre néerlandais des Affaires étrangères, M. BOT, a dit qu'il y a encore quelques grands obstacles sur le chemin vers une décision sur la Turquie, le 17 décembre. Est-ce que vous pouvez imaginer que la France serait un de ces obstacles en décembre ?

LE PRESIDENT - Vous connaissez ma position sur la Turquie : je considère que l'évolution du monde implique la création de grands ensembles, capables de s'affirmer sur le plan économique mais aussi politique. Dans ce contexte, il est certain que, dans la mesure où la Turquie, qui est demanderesse, adopterait toutes les valeurs et les pratiques de l'Union européenne, dans cet esprit, il est évident que l'Europe serait renforcée par la présence d'une Turquie, je dirais, totalement assimilée aux valeurs européennes, aux valeurs qui sont notre lot commun. Naturellement, ça n'est pas facile, c'est la raison pour laquelle j'ai eu à maintes reprises l'occasion de dire qu'il est souhaitable que cela soit possible. Les problèmes sont nombreux et difficiles à résoudre, par conséquent il y faudra du temps.

Je suis persuadé que le problème de l'adhésion de la Turquie, s'il se pose, ce que je souhaite, ne pourra pas être tranché avant dix ou quinze ans et par conséquent, les débats actuels ont un côté polémique évident et un peu irresponsable -il faut dire les choses comme elles sont-, au regard d'une certaine vision des équilibres du monde de demain et des intérêts de l'Europe. Alors, à partir de là, si c'est possible, c'est très bien ; si la Turquie accepte de faire les réformes qui s'imposent, c'est très bien. Si elle ne l'accepte pas parce qu'elle ne le peut pas ou ne le veut pas, alors, naturellement, il y aura rupture des négociations. C'est d'ailleurs très exactement le sens des conclusions du rapport de la Commission.

Et on ne peut pas sous-estimer une autre hypothèse où, au bout de quelques années, on s'apercevrait que c'est difficile mais pas impossible, que le chemin que peut faire la Turquie ne lui permet pas d'adhérer à l'ensemble des valeurs de l'Europe et que, dans ce cas là, ce qu'il faut trouver, c'est le moyen de créer un lien suffisamment fort pour qu'il n'y ait pas séparation entre l'Europe et la Turquie tout en n'ayant pas d'intégration. Il faut examiner ces problèmes avec beaucoup de sérénité, de sang-froid et un peu de vision historique et de perspective du monde, et non pas en se battant de façon purement polémique et parfois politicienne.

QUESTION - M. le Président, vous avez rendu hier visite au Président de l'Autorité palestinienne, comment voyez-vous les relations entre la France, l'Union européenne et l'Autorité palestinienne après ARAFAT ?

LE PRESIDENT - Je me garderai bien d'évoquer un "après" ou un "avant" ARAFAT. J'ai effectivement été, hier à quatre heures de l'après-midi, saluer le Président ARAFAT. J'ai été lui serrer la main et je n'ai pas de commentaire à faire. D'ailleurs, pour qu'il n'y ait pas de question inutile sur son état de santé compte tenu, d'une part, du secret médical et surtout de mon incompétence complète pour porter un jugement quelconque de cette nature, tout ce que je peux vous dire, c'est que le Président ARAFAT est entre les mains d'excellents médecins qui font le maximum pour sa santé. Et je le répète, je n'ai aucun jugement à porter au-delà de cette affirmation.

Bien entendu, je souhaite que, quelles que soient les circonstances, la négociation, la réforme, la paix s'établissent et se renforcent en Palestine, pour que nos objectifs, qui sont d'avoir deux pays, l'Etat d'Israël et l'Etat palestinien en bonne harmonie et dans le respect de leurs intérêts et de leur sécurité réciproques, puissent se développer le plus rapidement possible.

QUESTION - C'était aussi un Sommet sur fond de crise de la Commission BARROSO. Est-ce qu'aujourd'hui, les trois changements annoncés vous paraissent convenir, et suffisants en tous cas, pour que cette Commission se représente sans crainte devant le Parlement européen ?

LE PRESIDENT - J'ai toujours dit qu'il appartenait, dans l'esprit même des institutions, au Président désigné de présenter une Commission qui ait le maximum de chances d'être investie par le Parlement européen, et dont je ne conteste naturellement pas les pouvoirs dans ce domaine, ni dans d'autres. Je crois que les dernières décisions prises par M. BARROSO, qu'il a évoquées hier soir au Conseil et qu'il a confirmées ce matin, me paraissent, si j'ai bien compris notamment ce qu'a dit le Président du Parlement européen, de nature à permettre une investiture de la Commission, à l'occasion de la prochaine réunion du Parlement, c'est-à-dire à la fin du mois de novembre.

QUESTION - Pardon de revenir d'un mot sur l'Iraq : la France a toujours su faire entendre sa différence sur l'Iraq, mais la France a aussi ,depuis 78 jours, deux otages français, deux journalistes, est-ce que vous avez toujours bon espoir qu'ils soient libérés ?

LE PRESIDENT - Comment pourrait-on ne pas avoir bon espoir ? C'est une tragédie, c'est une tragédie en soi, c'est une tragédie pour nos otages et leurs familles, de même que pour l'otage syrien qui les accompagnait. Je le répète, d'une part, nous n'avons aucune raison de ne pas espérer et d'autre part, je suis extrêmement prudent pour bien des raisons car j'ai observé depuis longtemps que les commentaires dans ce domaine sont toujours dangereux.
Je voudrais dans tous les cas rendre un hommage tout particulier au caractère exemplaire et dans l'intérêt de ces otages, des comportements de leurs familles et de leurs collègues, qui ont su préserver au mieux les intérêts des otages. Et je tiens, parce que la situation est forcément difficile, à leur rendre un hommage particulier, à leurs familles et à leurs collègues. Je vous remercie.