ENTRETIEN DE MONSIEUR JACQUES CHIRAC, PRÉSIDENT DE LA RÉPUBLIQUE

AVEC LA RADIO DEUTSCHLANDFUNK

ET LA TELEVISION ARD

A L'OCCASION DU 10e ANNIVERSAIRE DE LA CHUTE DU MUR DE BERLIN

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PALAIS DE L'ELYSEE

MARDI 9 NOVEMBRE 1999

QUESTION: – Monsieur le Président, que souhaite la France au peuple allemand pour le futur ?

LE PRESIDENT: - Bonheur et prospérité. D'abord parce que nous aimons beaucoup le peuple allemand et ensuite parce que si le peuple allemand est heureux et prospère, la France le sera aussi.

QUESTION : Que reste-t-il aujourd'hui de la peur d'une grande Allemagne réunie ?

LE PRESIDENT: - Je n'ai jamais partagé cette crainte et j'ai même pendant longtemps été l'un des hommes politiques européens et français qui plaidaient inlassablement pour la réunification allemande, en pensant que l'on ne pouvait pas fonder l'avenir sur un peuple coupé en deux. Et donc je n'ai pas, je n'ai jamais eu cette crainte. Je ne l'ai pas aujourd'hui non plus et je crois que ceux qui l'avaient ont aujourd'hui disparu.

QUESTION : Complètement ?

LE PRESIDENT: - Je le pense, oui. En tous les cas, je ne connais personne qui exprime cette crainte.

QUESTION : Monsieur le Président, quelle a été votre première réaction quand vous avez appris l'ouverture du mur ?

LE PRESIDENT: - - Cela a été une immense joie. Le mur, c'était le 9 novembre et le hasard fait que -je vous raconte cela pour la petite histoire- le hasard fait que la veille, le 8 novembre, j'avais été invité par l'Institut français des relations internationales, l'IFRI, pour faire une conférence. Je l'avais donc faite et j'avais dit à cette occasion, je me permets de me citer, en fait c'est de la petite histoire : "la France doit être sans équivoque pour la réunification de la nation allemande dès lors que celle-ci est souhaitée par les Allemands eux-mêmes". Et après cette conférence, il y avait un certain nombre de journalistes, il y avait notamment une journaliste allemande, une dame, qui m'avait dit : "répondant à un de mes confrères, vous avez dit tout à l'heure que la chute du mur était imminente. Comment pensez-vous que cela va se passer ? Est-ce que cela n'est pas dangereux, est-ce qu'il ne va pas y avoir de drames ? "Et je lui avais répondu : "Madame, je n'ai pas le don de prévoir, mais ou bien les policiers est-allemands réagiront et tireront, et le sang coulera, et à ce moment là il peut y avoir un drame, ou bien, et c'est ma conviction, les choses se passeront normalement, et alors cela ira très vite". Et, le lendemain, cela a été la joie générale, et notamment la mienne, mais je dirais la joie de tous les Français, de tous les Européens, de voir mettre un terme à cette situation honteuse et absurde qui avait marqué si longtemps notre Europe.

QUESTION : Il y avait des réserves en France quant à l'évolution en Allemagne, et votre prédécesseur, le Président François MITTERRAND, a rendu visite en décembre 1989 au régime de PANKOV, comme disait le Général de Gaulle, donc à Berlin Est. Le Président a refusé de passer avec le Chancelier KOHL sous la porte de Brandebourg. Est-ce que la France, à cette époque-là, a manqué une occasion ?

LE PRESIDENT: - - Je ne crois pas. Il ne m'appartient pas, vous le comprenez, d'ouvrir une polémique posthume. Il y a peut-être eu un malentendu à un moment déterminé mais je dirai tout de même deux choses : la première, c'est qu'à cette époque la France a participé de façon extrêmement active à l'évolution et à la solution diplomatique qui a été recherchée à la suite de la chute du mur de Berlin. Et la France a été très active. Et, deuxièmement, j'observe que ce que vous dites n'a en rien altéré les relations excellentes, amicales et d'estime qui existaient entre mon prédécesseur, Monsieur MITTERRAND, et le Chancelier KOHL.

QUESTION : Du point de vue français, quels ont été les changements que l'Allemagne a connus ces dix dernières années ?

LE PRESIDENT: - Je crois que le changement le plus important a été naturellement la conscience du peuple allemand de être retrouvé, l'unité retrouvée, avec tout ce que cela comporte comme bonheur et comme fierté. Par conséquent, l'Allemagne est devenue, au bon sens du terme, plus sûre d'elle même Elle avait réglé une situation anormale, un contentieux, elle se retrouvait elle-même, c'est-à-dire une très grande puissance. J'ajoute qu'elle a retrouvé la place qui est la sienne en Europe.

Le deuxième changement important, ou la deuxième conséquence importante, a été le superbe effort réalisé par les Allemands, et essentiellement les Allemands de l'Ouest, pour permettre de donner aux Allemands de l'est ce qui était nécessaire pour retrouver cette unité. Il y a eu un courage exceptionnel du peuple allemand pour régler les problèmes très nombreux, économiques, sociaux, psychologiques qui existaient, et un magnifique effort fait par le peuple allemand pour surmonter ces difficultés. Il faut rendre hommage au peuple allemand à ce sujet, mais également à ses dirigeants, et en particulier au Chancelier Helmut KOHL, qui restera tout de même dans l'histoire comme l'homme qui a réalisé ce superbe exploit de refaire l'unification allemande.

QUESTION : Monsieur le Président, après l'arrivée au pouvoir du nouveau gouvernement fédéral l'an dernier, on a parlé de différends dans les relations franco-allemandes, on a dit que le courant entre vous et le Chancelier SCHROEDER ne passait pas. Quel est, selon vous, l'état actuel des relations franco-allemandes ?

LE PRESIDENT: - J'ai vu dans la presse, allemande ou française, que l'on soulignait, à l'époque que vous évoquez, quelques difficultés franco-allemandes. Je n'ai jamais vu que le courant ne passait pas entre le Chancelier SCHROEDER et moi, parce que ça, c'est évidemment faux. J'ai eu, dès que je l'ai connu, d'excellentes relations avec le Chancelier SCHROEDER et je dirais des relations spontanément très libres et très amicales. Cela étant dû, peut-être, au caractère des hommes, mais enfin c'est ainsi. Pour ce qui concerne les difficultés, la presse, les observateurs, ont toujours la tentation, je dirais naturelle, d'amplifier les choses ou de les exagérer. C'est dans la nature même des médias. Nous avions un très très grand journaliste en France, qui s'appelait Monsieur Pierre LAZAIEFF, et c'est lui, je crois, qui avait dit : "il faut du sang à la une". Mais c'est vrai qu'il faut du sang à la une pour que la presse soit intéressante et que les journaux soient vendus.

Alors on exagère toujours, mais il n'y a pas de fumée sans feu. Quand on dit quelque chose, il y a toujours une origine. Lorsque le Chancelier SCHROEDER est arrivé nous avions deux problèmes qui se sont présentés et sur lesquels il y avait des divergences de vues entre la France et l'Allemagne. Et ce n'est pas fréquent, les divergences de vues entre la France et l'Allemagne. Alors, quand elles apparaissent, naturellement on les met en exergue. Il y avait l'affaire nucléaire, dont vous vous souvenez, et il y avait surtout, sous Présidence allemande, le règlement du budget européen, ce qu'on appelait l'Agenda 2000. Et là, il y avait une divergence de vues entre la France et l'Allemagne, que nous avons d'ailleurs très tranquillement évoquée ensemble. Et nous avons conduit ces discussions jusqu'à ce que les divergences disparaissent. C'est ce qui explique probablement qu'on avait dit cela, mais cela ne correspond à aucune réalité.

L'approche des choses entre la France et l'Allemagne est, en règle générale, et au-delà des détails, profondément la même Ceci était vrai avant l'arrivée du Chancelier SCHROEDER et après. Prenez les grands problèmes d'aujourd'hui, auxquels nous sommes confrontés : la réforme institutionnelle de l'Union européenne, l'élargissement de l'Union, la défense européenne, ce nouveau concept -nous voulons faire aujourd'hui, après avoir fait l'euro, nous voulons faire la défense européenne-, notre approche de la négociation pour l'Organisation mondiale du commerce qui va commencer très prochainement à Seattle. Sur tous ces grands sujets, l'approche franco-allemande est identique. Identique. Et si vous prenez les problèmes plus courants, mais également essentiels, comme la coopération économique et industrielle, le récent accord, qui n'était pas évident, le récent accord entre DASA et Aérospatiale Matra marque bien que, au-delà même des problèmes économiques, il y a une volonté profonde entre nos deux pays, entre les responsables économiques et pas seulement les responsables politiques, pour qu'il y ait une vraie entente, une vraie solidarité franco-allemande. Et après l'Europe de la défense dont je viens de vous parler, après l'Europe monétaire, avec l'euro, nous sommes tombés d'accord tout de suite avec le Chancelier Schroeder, pour dire : il faut un nouveau pas, il faudrait trouver les modalités d'une Europe des citoyens, qui concerne davantage les hommes, la culture, le social, etc.

QUESTION : Il reste un problème entre les deux peuples : le nombre des Français qui apprennent l'allemand et des Allemands qui apprennent le français diminue de plus en plus. Comment peut-on susciter l'intérêt pour la langue du voisin ?

LE PRESIDENT: - Cela, c'est un vrai problème. Alors, je crois que cela tient à plusieurs raisons. D'abord, les Français trouvent que l'allemand est difficile, ils trouvent que l'espagnol ou l'italien sont plus faciles. Ce qui est probablement vrai.

J'ai interrogé beaucoup de jeunes allemands qui me disent que le français, pour eux, ce n'est pas facile non plus. Et puis, il y a l'anglais qui s'est développé, avec une espèce de facilité naturelle à parler un mauvais anglais. Il faut faire un effort. Les deux parties, c'est à dire aussi bien les autorités allemandes que les autorités françaises, en sont conscientes. Nous en avons longuement parlé, j'en ai parlé avec le Chancelier SCHROEDER. Et nous sommes bien décidés à engager une action permettant de relancer l'étude de l'allemand en France et l'étude du français en Allemagne. Je pense que nous réussirons. Quand il y a une volonté...

QUESTION : Images symboliques : le Général de Gaulle et le Chancelier ADENAUER à Reims, François Mitterrand et Helmut KOHL à Verdun. M. Hubert VEDRINE, ministre des Affaires étrangères, a déclaré que le temps des gestes était passé. Quelles sont, maintenant, les priorités de la coopération franco-allemande et sous quelles formes devrait s'exprimer l'amitié franco-allemande ?

LE PRESIDENT: - Il y a eu des gestes très forts naturellement et qui tenaient, si vous voulez, à une évolution par rapport à notre passé, qui avait été un passé de violence et d'incompréhension, parfois de haine. On ne s'en rend pas compte aujourd'hui. Les jeunes ne s'en rendent pas compte. Nous avions atteint des hauts niveaux d'absurdité dans nos comportements réciproques entre Français et Allemands depuis le début du siècle. Or tout cela a tout de même disparu. Ce qui est important.

Je crois que pour demain nous devons, ensemble, continuer à faire des gestes, naturellement qui n'ont plus le même caractère spectaculaire mais qui sont importants pour bien marquer cette solidarité, cette fraternité. C'est cela le mot qui convient, cette fraternité. Alors, ce sont des gestes qui doivent être modernes, plus modernes.

Par exemple, lorsque le Chancelier SCHROEDER est arrivé, je lui ai dit que nos traditions commençaient un peu à être dépassées. Il fallait essayer de revivifier, de moderniser nos systèmes de relations et nous avons engagé une réflexion commune, qui commence d'ailleurs à donner des fruits, et qui nous permettra, je pense, d'avoir des relations plus modernes, notamment en ce qui concerne les écoles, la jeunesse, les échanges entre les jeunes, les contacts entre nos deux peuples.

Nous avions des drames permanents avec les enfants de couples mixtes divorcés. Problème particulier, mais qui peut être très douloureux. Eh bien, nous sommes en train de le régler, nous avons quasiment réglé ce problème. Et nous l'avons réglé, tout simplement, dans l'intérêt des enfants. C'est un geste fort.

Je vais au mois de juin prochain, et je m'en réjouis beaucoup, faire une visite d'Etat. Alors, une visite entre la France et l'Allemagne, nous sommes sans arrêt les uns chez les autres, cela n'a pas l'air de quelque chose d'important. Mais quand même, une visite d'Etat, c'est un peu symbolique, ça crée des images qui montrent bien la fraternité. Et je compte beaucoup sur cette visite que je me réjouis de faire.

QUESTION : La chute du régime de la R.D.A. a été suivie par la disparition du bloc de l'Est et de l'Union soviétique. Le vainqueur idéologique, à la fin de ce siècle, ce sont les Etats-Unis d'Amérique. Sur le plan culturel, économique et politique. Y a-t-il encore un espace libre pour l'Europe ? Ou bien les Etats-Unis ne sont-ils pas déjà depuis longtemps le modèle mondial prédominant, qui dicte les règles de la mondialisation ?

LE PRESIDENT: - Non, aucun peuple, quels que soient sa puissance, son dynamisme, sa modernité, ne peut prétendre dicter sa loi à l'ensemble du monde. Et si un peuple voulait le faire, il provoquerait des réactions qui seraient extrêmement dangereuses pour la paix et la sérénité de la planète.

Pour éviter, par conséquent, qu'il y ait des tentations de ce genre, ou qu'il y ait une dérive de cette nature, nous avons, aussi bien les Allemands que les Français, une autre idée, qui est notre volonté de participer à un monde multipolaire. Et il va de soi que l'Union européenne représente un pôle extrêmement important de ce monde multipolaire de demain. Mais on voit que ces phénomènes d'intégration régionale comme l'Europe existent ailleurs. C'est vrai pour le MERCOSUR, qui a pour vocation de rassembler toute l'Amérique Latine, c'est vrai pour l'ASEAN, en Asie, et d'autres encore, c'est vrai pour les grandes unités, comme la Chine et l'Inde, qui évolueront naturellement vers la constitution de grands pôles qui seront des pôles démocratiques et modernes.

Donc, le monde qui se prépare est en réalité un monde multipolaire et l'Europe doit y avoir une place tout à fait éminente, avec la volonté de défendre son modèle social, économique et politique, démocratique et culturel. Et c'est ce qu'elle fera. Donc, je ne crois pas du tout que la mondialisation nous conduira vers l'uniformisation, parce que l'uniformisation ce n'est pas une réaction naturelle des hommes. Les hommes veulent bien se regrouper, se constituer en familles, en ensembles, en fonction de leurs affinités. Ils veulent bien échanger leurs biens mais ils veulent garder leur âme. Alors, ils veulent bien la partager avec ceux qui ont les mêmes réactions, les mêmes réflexes qu'eux, mais ils ne veulent pas la dissoudre dans un ensemble où ils seraient perdus.

QUESTION : Monsieur le Président, les manifestants de l'automne 1989 sont les héros du 9 novembre, ils ont provoqué l'ouverture et la chute du mur. Quel est votre message à leur adresse ?

LE PRESIDENT: - Oh, c'est simplement un message d'estime, d'abord, naturellement, car ils ont eu du courage et de la vision. Et puis, c'est un message de reconnaissance car ils ont participé à un mouvement vers la liberté, vers la conquête de la liberté par le peuple et ils ont ainsi apporté un élément essentiel à la disparition de ce qui fut une honte. Le mur de la honte pour l'Europe, avec tout ce qu'elle représente d'humanisme, de culture et de civilisation.