Tribune de M. Jacques CHIRAC, Président de la République.

LES ENJEUX DU SOMMET EUROPE-ASIE DE LONDRES DANS LE CONTEXTE DE LA CRISE ASIATIQUE

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(Tribune publiée dans plusieurs journaux asiatiques)

Palais de l'Elysée - Mercredi 1er avril 1998

Cette semaine, à Londres, se déroulera le deuxième Sommet de l'Histoire entre l'Asie et l'Europe.

Cette construction originale, proposée par Singapour et par la France, partait d'un constat. Dans le grand triangle mondial, économique et politique, que forment l'Asie, l'Amérique et l'Europe, les relations entre nos deux continents manquaient de force et de visibilité. Elles n'étaient pas suffisamment denses et organisées. Nous devions inventer une approche nouvelle, pragmatique et informelle, pour mieux nous comprendre et mieux coopérer. Pour mieux nous épauler.

Ce dialogue entre l'Asie et l'Europe doit son succès à deux règles simples, adoptées lors du premier sommet il y a deux ans à Bangkok : des réunions restreintes entre chefs d'État et de Gouvernement, qui se parlent librement, sans ordre du jour rigide ; une approche globale de notre coopération permettant à la concertation politique et au dialogue des cultures de compléter l'affirmation de nos convergences économiques.

Nous pouvons être fiers de ce que nous avons réalisé depuis deux ans.

Fondé sur la confiance et le respect mutuels, notre concertation politique s'est approfondie et élargie. Elle porte désormais sur tous les sujets, même les plus sensibles : sécurité et désarmement, questions régionales, réforme des Nations Unies, droits de l'Homme et progrès social.

Bien dialoguer et coopérer, c'est d'abord mieux se comprendre. Sous l'impulsion de la Fondation Europe-Asie inaugurée il y a un an à Singapour, de nombreux projets culturels ont été lancés. Notre coopération universitaire et technologique s'intensifie. De nouveaux champs s'ouvrent aujourd'hui à nous : la formation des hommes, la valorisation du patrimoine, la préservation de l'environnement face à des fléaux tels que les feux de foret, la pollution de l'eau ou de l'air.

Mais aujourd'hui le Sommet de Londres intervient dans le contexte très difficile créé par la crise financière en Asie. Il revêt donc une importance spéciale. Il sera d'abord, pour la France comme pour l'Europe, l'occasion de réaffirmer avec force notre confiance dans l'Asie.

Je suis convaincu que les économies asiatiques, dès que seront accomplies les réformes nécessaires, rebondiront et entraîneront les peuples de la région vers de nouveaux horizons de prospérité et de progrès partagé. Cette confiance dans l'avenir doit inciter tous les Européens, chefs d'État et chefs d'entreprise, à renforcer encore l'engagement de l'Europe en Asie, dans notre intérêt mutuel. Le deuxième Sommet de l'ASEM doit rendre plus forte et plus visible la solidarité active qui unit nos pays, en soulignant une évidence : aujourd'hui, nos destins sont liés.

Nous ne partons pas de rien. Lorsque la crise est apparue, cette solidarité s'est immédiatement manifestée. L'Europe a pris toute sa part dans les plans de soutien, sans précédent, élaborés sous l'égide du FMI. Les pays de l'Union européenne représentent 30 % du capital du Fonds et plusieurs États européens, la France en particulier, y ont ajouté des contributions bilatérales considérables. Les grandes banques européennes, notamment françaises, ont joué un rôle essentiel pour éviter une crise de liquidité majeure en Asie.

Avec ses partenaires du G7 et de l'Europe, la France a décidé de maintenir une politique d'assurance crédit ouverte à l'égard de tous les pays qui ont engagé les réformes convenues avec le FMI, pour que nos liens commerciaux soient préservés.

Oui, l'Europe est au premier rang des partenaires de l'Asie pour surmonter la crise. À Londres elle doit aller plus loin encore dans sa volonté de solidarité concrète. Nous parlerons ensemble des initiatives qui la traduiront en actes.

Mais la crise peut aussi nous conduire à partager certaines réflexions lors du Sommet. Je voudrais, ici, en évoquer quelques unes.

D'abord, j'y insiste, la crise ne marque pas la fin du miracle asiatique. Avec le recul, il apparaît que le fonctionnement des systèmes bancaires et financiers de certains pays a permis des excès spéculatifs. Il faut y porter remède. Mais tous les éléments des succès exceptionnels enregistrés par l'Asie depuis vingt ans demeurent réunis : des taux d'épargne élevés ; des budgets en équilibre ; une inflation maîtrisée, facilitant l'absorption du choc des dévaluations ; un effort d'éducation et de formation remarquable ; une jeunesse ardente au travail et exceptionnellement qualifiée. Après une inévitable période d'ajustement, la croissance repartira. Elle devrait demeurer forte.

Cette crise a également souligné toute l'importance de la coopération internationale. Dans une économie globalisée, aucun pays ne peut se protéger des chocs qui frappent ses partenaires, qu'ils soient proches ou lointains. Les solutions doivent donc être recherchées et mises en oeuvre en commun.

Les pays de la région l'ont compris et ont agi en conséquence. Un Japon fort, une Chine puissante, une ASEAN solidaire, une Corée prospère, sont nécessaires à l'équilibre et à la stabilité de l'Asie et du monde.

Nous avons tous besoin aujourd'hui d'une plus forte croissance au Japon, deuxième puissance économique de la planète. Le Premier ministre Hashimoto a assuré la communauté internationale que la politique japonaise contribuerait à résoudre la crise. Je lui fais confiance. Je veux aussi saluer la sagesse et le courage des dirigeants chinois. En maintenant, comme Hong-Kong, son taux de change, la Chine a joué un rôle majeur, à un moment crucial, pour aider à stabiliser la situation. Elle a donné l'exemple d'une grande puissance qui assume ses responsabilités mondiales.

Les pays asiatiques renforcent leur coopération régionale. Ils ont raison, car c'est un facteur de stabilité. Les pays de l'Union européenne, qui se sont engagés depuis longtemps dans cette voie, sont prêts à partager leur expérience à ce sujet.

Soutenant et accompagnant les efforts des États, le FMI joue aujourd'hui un rôle central. Son intervention a été déterminante. Elle est parfois critiquée. Mais quelle serait la situation aujourd'hui s'il n'y avait eu l'action du Fonds monétaire? Le FMI ne crée pas les crises, il aide à les résoudre. Nous avons tous besoin d'un FMI fort. L'augmentation de ses moyens financiers est nécessaire et urgente.

Venant après celle du Mexique, la crise qui secoue l'Asie impose une vraie réflexion sur l'architecture du système financier international. Lors du Sommet du G7 de Lyon en 1996, j'avais insisté sur la nécessité d'en renforcer la stabilité. Malgré de réels progrès, le système reste fragile car les règles du jeu demeurent insuffisantes dans un monde où la liberté de mouvement des capitaux s'est imposée. Il faut aller plus loin. C'est une tâche difficile mais nécessaire. Elle concerne tous les pays, développés ou émergents. Elle doit être menée en commun.

À Londres, je souhaite également que nous décidions tous ensemble de résister à la tentation du repli. Depuis dix ans, l'ouverture réciproque de nos économies a été bénéfique pour tous nos pays. Ne compromettons pas ces progrès ! Après un traumatisme, la tentation de la fermeture et de la réglementation est naturelle et forte. Mais tout retour en arrière serait dommageable pour tous. Malgré son taux d'épargne élevé, l'Asie a besoin des capitaux étrangers. Notre objectif doit être de rendre plus stables leurs mouvements en organisant la transparence de l'information et en renforçant les règles prudentielles.

Autant de questions à traiter dans le cadre de ce dialogue informel et amical qui doit marquer nos rencontres au sommet. Autant de défis à relever ensemble.

Je suis convaincu que nous saurons transformer en actions concrètes notre volonté commune de tisser entre l'Asie et l'Europe les liens qui nous uniront dans une vision partagée du monde de demain.

Jacques CHIRAC