INTERVIEW TELEVISEE
DE MONSIEUR JACQUES CHIRAC
PRESIDENT DE LA REPUBLIQUE
A L'OCCASION DE LA FETE NATIONALE
INTERROGE PAR
ELISE LUCET – PATRICK POIVRE D'ARVOR – CLAUDE SERILLON

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PALAIS DE L'ELYSEE

MERCREDI 14 JUILLET 1999

QUESTION - - Monsieur le Président, bonjour.

LE PRESIDENT - Bonjour.

QUESTION - - Nous nous retrouvons pour la traditionnelle interview du 14 juillet avec Patrick POIVRE D'ARVOR et Claude SERILLON. Vous venez de passer en revue les troupes sur les Champs Elysées, mais j'imagine que vous avez beaucoup pensé aux troupes françaises qui sont, actuellement, au Kosovo. Pensez-vous qu'elles le soient pour longtemps, pour plusieurs mois ou pour plusieurs années ?

LE PRESIDENT - Je voudrais d'abord dire que j'étais très impressionné par la qualité de ce défilé et, une fois de plus, par la qualité de notre armée qui se professionnalise. J'ai été aussi très impressionné par la garde royale marocaine qui a ouvert le défilé avec une qualité, une élégance qui m'ont beaucoup touché.

Nos troupes, qui ont eu un comportement exemplaire pendant toutes les opérations militaires liées à l'affaire du Kosovo, sont maintenant sur place pour assurer et garantir la paix dans le secteur qui est le leur. Ce sera long car il va falloir maîtriser les haines -le mot n'est pas trop fort- qui existent entre Serbes et Kosovars et tout faire, sous l'impulsion d'ailleurs d'un Français, le docteur KOUCHNER, pour l'administration civile de l'ensemble de la région, pour permettre à la vie de reprendre et de reprendre pacifiquement.

QUESTION - - Voilà une guerre qui s'est déroulée sur un tout petit territoire à quelques centaines de kilomètres de Paris et, pourtant, les Européens ne l'auraient jamais engagée s'il n'y avait pas eu l'aide des Américains. On a vraiment le sentiment que la défense européenne, dont l'idée est née il y a plus d'un demi-siècle, a beaucoup de mal à se concrétiser et là, on est à l'aube du XXIe siècle.

LE PRESIDENT - C'est vrai. C'est vrai et l'Europe n'existera véritablement que lorsqu'elle aura une capacité d'intervention et de défense même si, naturellement, l'Alliance atlantique reste un élément déterminant, majeur de la paix et de l'équilibre dans le monde.

Il est donc nécessaire, aujourd'hui, de progresser, ce que nous faisons lentement mais, je l'espère, sûrement maintenant pour la mise en place de cette capacité, de cette identité européenne de défense.

QUESTION - - Alors, au bilan, Monsieur le Président, de cette guerre, de ce conflit, même si, pour l'instant, il s'agit surtout de reconstruire, est-ce que l'on ne peut pas vous interroger en disant : "Tout ça pour ça ?", puisque MILOSEVIC est toujours là, qu'il y a eu une sorte de partition de fait du territoire ? Cela valait-il le coup ?

LE PRESIDENT - D'abord, il n'y a pas de partition du territoire, ni de fait ni, naturellement, de droit.

QUESTION - - Et d'administration civile de l'ONU au Kosovo ? Il y a une Serbie réduite...

LE PRESIDENT - Ah ! Oui. Mais je veux dire que le Kosovo n'a pas été partagé. Vous savez il y avait des gens qui disaient : "Il n'y a qu'à partager le Kosovo" et le risque était grand alors d'avoir un phénomène, à nouveau, de tension et d'explosion. Donc, cela n'a pas été fait.

Deuxièmement, je crois qu'on peut dire que c'est, tout de même, une réussite dans la mesure où tous ces Albanais ou albanophones du Kosovo, qui avaient massivement fui et qui avaient été victimes d'atrocités dont on voit tous les jours l'ampleur, sont presque tous revenus avec, vous l'aurez noté, une rapidité qui n'était absolument pas prévue. Tous les commentaires disaient : "Il faudra des années. Ils ne reviendront pas. C'est difficile, etc". Ils sont revenus.

Donc, je crois qu'on peut dire que, pour une fois, une guerre a eu lieu sans affrontement à terre avec un objectif exclusivement moral, pour la défense des Droits de l'homme contre l'épuration ethnique, a été gagnée. Et vous me dites : "MILOSEVIC est toujours en place". Vous avez raison, mais je serais tenté de dire : "Pour combien de temps ?" car vous voyez chaque jour monter en Serbie le mécontentement contre MILOSEVIC et contre ce qu'il a fait subir à son pays.

QUESTION - - Vous ne craignez pas le parallèle avec Saddam HUSSEIN qui est toujours en place ?

LE PRESIDENT - Je crois que les choses ne sont pas du tout comparables. MILOSEVIC, aujourd'hui, est à la fois contesté dans son pays de façon, me semble-t-il, croissante et, deuxièmement, il est inculpé par le Tribunal pénal international. C'est-à-dire qu'il y a tout lieu de penser, comme le disait le Procureur du Tribunal international hier ou avant-hier, qu'il paiera. Il paiera pour les atrocités à l'origine desquelles il s'est trouvé.

QUESTION - - Pour autant, on n'ira pas le chercher à Belgrade.

LE PRESIDENT - C'est impossible matériellement. Mais s'il est rejeté par son peuple et dans l'impossibilité de sortir de Serbie, c'est une situation qui n'est pas très agréable. Je crois qu'il sera sanctionné comme il le faut, comme on doit le faire.

QUESTION - - Que répondez-vous, Monsieur le Président, à ceux qui affirment qu'il y a deux poids et deux mesures ? Qu'on laisse par exemple la Turquie se comporter très durement avec les Kurdes ou les Chinois se comporter très durement avec les Tibétains ?

LE PRESIDENT - Je crois qu'il n'y a pas de comparaison et je ne développerai pas ce thème, qui serait très long à développer avec du pour, du contre. Je dirai simplement qu'il faut toujours un début à quelque chose.

Nous avons vécu un siècle, le XXe siècle, qui a été très fort en émotions de toute nature. Très fort d'abord par l'accélération extraordinaire des progrès scientifiques et techniques qui l'a caractérisé et qui fait que l'homme, aujourd'hui, se demande jusqu'où il peut aller dans ce domaine.

C'est la raison pour laquelle je pense que le XXIe siècle -on se demande toujours ce qu'il sera- sera le siècle de l'éthique, c'est-à-dire le siècle où l'homme devra maîtriser le progrès et savoir jusqu'où il peut aller sans aller trop loin, c'est-à-dire sans remettre en cause la dignité et les Droits de l'homme.

Concernant les Droits de l'homme, ce siècle a été également l'un de ceux où ils ont été le plus durement bafoués. Le XXe siècle a tout de même été le siècle de la guerre la plus meurtrière de l'histoire de l'humanité : la Première Guerre mondiale, le siècle de Nagasaki et Hiroshima, le siècle -pire encore si j'ose dire, il n'y a pas de hiérarchie- de la Shoa, de l'holocauste juif. C'est-à-dire des horreurs qui ne sont même pas imaginables. Et cela a donc provoqué une réaction, qui est la réaction pour les Droits de l'homme. Cela aura été le siècle de la déclaration universelle des Droits de l'homme, le siècle de la création du Tribunal pénal international et aujourd'hui de la Cour pénale internationale. Le siècle où, pour la première fois, à la suite de l'affaire du Kosovo, un dirigeant aura été inculpé par une Cour pénale et probablement puni par une Cour pénale internationale.

Il y a donc une espèce de mouvement dans ce siècle, qui a commencé à Sarajevo et qui se termine au Kosovo, et qui va, probablement, vers un sens et un rôle beaucoup plus essentiels de l'éthique et une promotion beaucoup plus essentielle des Droits de l'homme.

QUESTION - - Vous voulez dire que les chefs d'Etat vont désormais faire beaucoup plus attention parce qu'ils vont se sentir surveillés ?

LE PRESIDENT - Sans aucun doute.

QUESTION - - Mais, Monsieur le Président, pendant la durée de ce conflit est-ce que vous, gaulliste, vous n'avez pas craint d'apparaître comme trop suiveur des Etats-Unis, devenus un peu les gendarmes du monde ?

LE PRESIDENT - Pas du tout. D'abord vous savez que nous ne faisons pas partie de l'organisation militaire intégrée, ce qui fait que c'est de notre propre chef, naturellement, que nous avons pris la décision de nous associer, d'être le deuxième contributeur militaire de cette opération après les Etats-Unis, mais avant tous les autres Européens. Et de le faire en fonction d'une conviction qui était la nôtre, c'est-à-dire qu'on n'a pas le droit de traiter les hommes comme ils étaient traités par le régime serbe et que l'on doit intervenir pour mettre fin à des opérations qui foulent aux pieds les Droits de l'homme, qui font de l'épuration ethnique une technique de gouvernement.

Bref, nous avons considéré que c'était notre devoir et vous dites : "Suivre !". Je me permets de vous faire remarquer que la France, jour après jour, a donné son accord à toutes les opérations militaires qui ont été faites par l'OTAN. Je veux dire qu'il n'y a pas eu une seule cible visée qui n'ait, préalablement, été acceptée par la France...

QUESTION - - Son accord et son veto ?

LE PRESIDENT - Son accord et son veto, cela va de soi. Ce qui veut dire que beaucoup de cibles n'ont pas été retenues et donc n'ont pas été frappées parce que nous nous y sommes opposés. Je prends un exemple : les ponts de Belgrade ; je prends un autre exemple : toute une série d'objectifs qui au Monténégro avaient été programmés pour être détruits et dont nous avons estimé que ce n'était pas utile dans le cadre de la stratégie développée et que cela pouvait nuire ou que ce n'était pas raisonnable, ou que ce n'était pas humain. Nous nous y sommes opposés : ces frappes n'ont pas eu lieu.

Donc la France a gardé dans toute cette affaire sa capacité d'indépendance, mais elle s'est associée à une opération justifiée par la morale.

QUESTION - - Monsieur le Président, pour changer tout à fait de sujet, il y a un mois jour pour jour, l'opposition se réveillait avec un goût amer dans la bouche, celui des lendemains de défaite : 12,5 % des voix pour le parti du Président, un électeur sur quinze, un votant sur huit, jamais le RPR que vous avez fondé en 1976 ne s'est retrouvé aussi bas. Est-ce que vous avez vécu cela comme un échec personnel ?

LE PRESIDENT – Personnel non, mais d'une certaine façon comme un échec pour la démocratie. Les élections européennes n'ont jamais été des élections faciles pour les partis politiques, elles ont toujours, quand vous regardez les élections antérieures, elles ont toujours exprimées une certaine confusion...

QUESTION - - Surtout pour les partis politiques au pouvoir, ce qui n'était pas le cas en l'occurrence.

LE PRESIDENT - Les uns et les autres, en réalité, qu'avons-nous observé au lendemain de ces élections européennes ? Une très grave abstention -si j'y inclus les votes blancs- et un éparpillement très important des voix. Qu'est-ce que cela veut dire ? Cela veut dire, finalement, une certaine crainte de l'aventure européenne par les Français. Et encore, je dis cela avec prudence parce que lorsque vous regardez toutes les enquêtes d'opinion ou lorsque vous écoutez simplement nos compatriotes, vous voyez -lorsque l'Europe fait des choses concrètes, par exemple l'action au Kosovo et que l'on pouvait justifier, et la création de l'euro- une très large adhésion. Lorsque, au contraire, l'Europe est présentée de façon abstraite comme c'est le cas dans une élection au Parlement européen, alors resurgit un certain nombre de craintes non motivées : la peur en réalité de ce qui change et la mobilisation de cette peur. Donc, c'est une première constatation.

La deuxième est intéressante : se sont affirmées un certain nombre de préoccupations relativement nouvelles et notamment la préoccupation relative aux liens entre l'homme et la terre qui s'exprimaient à la fois par des chasseurs ou des écologistes de façon différente, mais fondamentalement de même essence.

Difficulté, également, pour tous les partis politiques à animer véritablement le débat. Le débat européen n'a pas été, honnêtement, très riche, très mobilisateur pour les Français. Il y a eu le mode de scrutin. Il est vrai que nous avons eu tort, et quand je dis " nous ", c'est nous tous. Les gouvernements successifs ont eu tort de maintenir un mode de scrutin dont on savait qu'il était porteur de confusion.

QUESTION - - Vous souhaitez sa modification ?

LE PRESIDENT - Ah oui ! Ce n'est pas un mode de scrutin démocratique dans la mesure où il ne permet pas une expression démocratique de la pensée des gens.

Puis, il y a l'opposition, comme vous le disiez. Une opposition qui, lorsque je regarde cette campagne, je m'aperçois -et c'est vrai d'ailleurs plus largement- que si l'on exclut les itinéraires personnels qui s'affirment -ce que je peux comprendre- on voit que ce qui la rassemble est infiniment plus important que ce qui la divise. Et si je devais donc lui donner un conseil -parce que dans une démocratie il faut une opposition forte qui ait pour vocation, pour ambition de reprendre le pouvoir, c'est cela le jeu de la démocratie-, je lui dirais de faire un vrai effort de réconciliation, de dialogue, d'élaboration d'un projet commun fondé sur une vision commune de l'avenir et qui n'est pas celle de la gauche. Elle peut le faire, si elle règle ce problème, je dirais un peu de " querelles personnelles ", des querelles qui, si vous voulez le fond de ma pensée, sont vraiment, aujourd'hui, insupportables.

QUESTION - - Cela veut dire quoi ? Un parti unique, Monsieur le Président ?

LE PRESIDENT - Non, c'est à l'opposition de voir ce qu'elle veut. L'opposition est diverse, elle a des sensibilités différentes, de même, d'ailleurs que la majorité.

QUESTION - - Mais elle doit écouter le Président quand même ?

LE PRESIDENT - Je pense qu'il est dans la nature des choses qu'une opposition ou une majorité soutienne un Président issu de ses rangs, parce que c'est le bon fonctionnement des institutions qui le suppose. Mais ce qui est capital aujourd'hui pour l'opposition, c'est de se rendre compte, je le répète, que ce qui la divise est très peu de chose par rapport à ce qui la rassemble. Et je comprends que c'est une vérité ressentie par les électeurs, les citoyens, plus encore par les militants qui, à juste titre, sont tristes de voir cette situation.

QUESTION - - Monsieur le Président, revenons-en, si vous le voulez bien, au RPR. Depuis que vous avez été élu à la présidence de la République, on a vraiment le sentiment que personne ne se détache vraiment. Est-ce parce que vous êtes trop présent encore dans la tête des militants ?

LE PRESIDENT - J'espère n'avoir pas totalement disparu du coeur des militants du Rassemblement pour la République. J'ai été l'un des leurs pendant très longtemps et j'ai pour eux beaucoup d'affection et beaucoup d'estime. Ils sont véritablement le sel de la terre ; c'est sur eux, sur leur désintéressement, sur leur dévouement qu'un parti politique doit compter.

QUESTION - - Et vous vous sentez encore RPR comme François MITTERRAND se sentait encore socialiste ?

LE PRESIDENT - Je suis issu d'une famille politique et je ne renie pas ma famille bien entendu. Je reste proche de ma famille. Mais dans les fonctions qui sont les miennes aujourd'hui, j'ai, tout naturellement, coupé les liens qui pouvaient m'unir avec tel ou tel parti politique. J'ai vocation à être le Président de tous les Français et c'est ce que je veux être. Cela n'enlève rien de l'affection et de l'estime que j'ai pour les militants du RPR.

QUESTION - - Philippe SEGUIN dit que le RPR ne doit pas être le club des supporters de Jacques CHIRAC, vous croyez qu'il a raison ?

LE PRESIDENT - Je crois qu'un parti ne doit pas être un club, effectivement, de supporters.

QUESTION - - D'après un sondage BVA qui va paraître demain dans l'Express, 65 % des Français pensent que le gaullisme est dépassé, seulement 30 % affirment que ses idées sont d'actualité. Avez-vous le sentiment que le RPR est dépassé ?

LE PRESIDENT - Non, vous savez c'est comme tous les sondages. Tout est dans l'art de poser une question. Lorsque vous dites : "Le gaullisme est-il dépassé ?", vous vous adressez à des gens qui majoritairement, très majoritairement, n'ont pas connu le général de GAULLE et qui se disent : "Qu'est ce que c'est ?". Et de ce point de vue, effectivement, c'est dépassé. Alors ils répondent : "Oui c'est dépassé". Le gaullisme, en réalité, ce n'est pas une fraction de l'histoire. C'est naturellement l'action d'un homme, mais aussi une exigence, un comportement et cela doit être quelque chose de permanent. Même si cela s'adapte naturellement aux situations. C'est une capacité de dire non. C'est une capacité d'avoir une certaine idée, comme disait le Général, d'ailleurs, de l'homme, de son pays, de l'ensemble de son environnement. Et à ce titre, c'est un comportement permanent.

QUESTION - - Alors, dans ce même sondage, une courte majorité, 53 %, mais une majorité plus importante que l'année dernière, souhaite que vous vous représentiez pour un deuxième mandat. Y songez-vous déjà ?

QUESTION - - Vous faites partie des 53 %...

LE PRESIDENT - Si j'y songeais d'une façon ou d'une autre, vous comprendrez bien qu'avec trois ans d'avance je ne vous en ferais pas la confidence.

QUESTION - - Les militants du RPR vous reprochent au fond d'avoir dissous l'Assemblée nationale. Est-ce qu'avec le recul vous regrettez de l'avoir fait ?

LE PRESIDENT - ça c'est un long débat.

QUESTION - - On vous le reproche, vous le savez ?

LE PRESIDENT - Oui, cela ne m'a pas échappé. Néanmoins, je suis à une place où j'essaie de réfléchir, naturellement. C'est un long débat. Je crois que la France s'est trouvée, au moment où j'ai dissous, dans une situation un peu particulière, où la majorité d'alors, qui était très importante -vous vous en souvenez peut-être-, trop importante, avait beaucoup de mal à trouver une synergie, à porter un projet. Et les élections devaient arriver un an après. J'ai pensé qu'on prenait un très grand risque. Le risque qu'avaient pris les socialistes 5 ans avant, lorsqu'ils ont été, en quelque sorte, laminés aux élections législatives. J'ai pensé que c'était un très grand risque.

Et deuxièmement, nous nous trouvions dans une situation très particulière, puisque le problème à l'époque, était : serons-nous ou non capables de faire l'euro ? Et donc serons-nous ou non capables de maîtriser nos déficits et donc nos dépenses et nos recettes publiques pour entrer dans " le club des gens sérieux " qui pouvaient prétendre à l'euro ? Et bien entendu, je considérais qu'il était essentiel pour la France de le faire mais qu'on ne pouvait le faire qu'à condition d'imposer aux Français, qui l'ont d'ailleurs fait finalement, des contraintes qui ne pouvaient pas ne pas avoir de contrepartie politique. D'ailleurs vous observerez, qu'à peine élue, la nouvelle majorité a fait la même politique.

QUESTION - - Oui, alors un de vos prédécesseurs dans cette maison, Valéry GISCARD d'ESTAING a eu samedi, dans Le Monde, des sollicitudes qui, j'imagine, ont dû vous toucher. D'abord, il a cité un auteur que vous aimez bien, Confucius, en disant "Celui qui a commis une erreur et qui ne la corrige pas commet une autre erreur". Ensuite il vous a proposé de reprendre la main en instaurant le quinquennat, qu'avait souhaité d'ailleurs avant vous Georges POMPIDOU. Est-ce que dans votre intérêt, dans celui de la Ve République, vous avez envie d'offrir ces deux ans au Président GISCARD d'ESTAING ?

LE PRESIDENT - C'est un sujet important et d'actualité, me donnez-vous quand même deux minutes pour répondre ?

D'abord je voudrais noter qu'il y a en France une espèce de goût naturel lorsque l'on n'est pas capable de maîtriser les choses, de changer les textes. Et on s'imagine que quand on a changé un texte, on a réglé un problème, notamment dans la Constitution, ce qui fait d'ailleurs que la France est le pays, la grande démocratie, qui a eu le plus grand nombre de constitutions, la plus grande instabilité constitutionnelle. Je ne crois pas qu'elle ait à en tirer gloire ou profit. Donc il faut faire attention. Alors quel est le problème actuel ? Le problème actuel n'est pas un problème constitutionnel ou un problème d'institution. C'est un problème d'évolution des choses, d'évolution du monde qui va très vite et un problème de capacités à s'adapter, à adapter la société française à cette évolution. Autrement dit c'est le problème, c'est la capacité du politique à s'ériger en force de proposition, qui soit à la fois visionnaire et cohérent. C'est la capacité du politique à traiter les problèmes et non pas les textes relatifs à l'environnement des problèmes.

QUESTION - - Oui, mais singulièrement dans une période de longue cohabitation où chacun se neutralise un peu.

LE PRESIDENT - Alors c'est la première question. On dira que si l'on faisait le quinquennat on pourrait éliminer la cohabitation. Mais pas du tout. Les Français sont des gens qui aujourd'hui décident et votent de façon très différente d'il y a vingt ou trente ans. Ils décident et ils votent non seulement avec la raison, mais aussi avec le coeur et surtout avec une connaissance, due d'ailleurs au développement des médias, des choses qui est beaucoup plus grande qu'avant. Ils pèsent leur décision et rien ne vous permet de dire que, votant le même jour pour un Président de la République et pour une majorité parlementaire, ils voteraient pour un Président et une majorité de la même famille politique, parce que le candidat leur fait plaisir, ou qu'ils le trouvent séduisant, parce qu'ils ne veulent pas mettre, comme on dit, "leurs oeufs dans le même panier", pour toutes sortes de raisons.

Regardez d'ailleurs, l'approbation générale pour la cohabitation de l'opinion publique française. Si vous avez un régime de quinquennat, vous prenez un autre risque qui est celui d'institutionnaliser la cohabitation. Rien ne nous dit, je le répète, que vous aurez un Président de droite et un Parlement de droite ou de gauche.

QUESTION - - Donc, vous n'êtes plutôt pas pour...

QUESTION - - J'allais vous demander si cette cohabitation vous pèse aujourd'hui ?

LE PRESIDENT - Avant d'arriver à la cohabitation, j'avais demandé deux minutes pour m'exprimer sur ce sujet important sur lequel je voudrais conclure : alors tout de même se rendant compte de cette réalité politique, d'autres disent, dans le même esprit, et bien dans ce cas-là, il faut faire un régime présidentiel, comme ça, il n'y aura pas de cohabitation, comme aux Etats-Unis. C'est vrai que la mode a importé beaucoup de choses des Etats-Unis, on n'avait pas encore importé la Constitution, on peut peut-être remédier à cette carence !

Je n'y suis pas non plus favorable. La constitution, c'est un costume sur mesure, ce n'est pas quelque chose que l'on emprunte. Aux Etats-Unis, le pouvoir est essentiellement aux niveaux des Etats, beaucoup plus qu'au niveau de l'Etat fédéral et les Etats-Unis n'ont jamais été marqués par les grandes idéologies. Il y a aux Etats-Unis une culture du dialogue très importante qui n'existe pas dans notre pays. Avec un régime qui n'aurait qu'un Président et un Parlement, si vous avez, comme je vous l'ai indiqué tout à l'heure, un Président d'une couleur politique et un Parlement de l'autre et qu'il n'y ait plus d'amortisseur qui existe aujourd'hui avec le gouvernement, vous avez un système qui peut se bloquer et, je dirai même, dans un pays comme la France, ouvrir la porte à toutes ces aventures, c'est donc une grave erreur de croire cela.

Alors pour conclure en vous répondant, chère Madame, je vous dirai que, pour ma part, c'est un sujet auquel j'ai beaucoup réfléchi, naturellement. J'ai occupé des postes ministériels, de Premier ministre, je suis Président, j'ai réfléchi avec l'expérience.

Et bien, j'estime que ce que l'on nous propose aujourd'hui serait une erreur. Le quinquennat sous une forme ou sous une autre, serait une erreur et donc je ne l'approuverai pas. J'assumerai par conséquent ma mission jusqu'à son terme et alors les Français jugeront et en tireront toutes les conséquences.

QUESTION - - Comment la qualifiez-vous cette cohabitation ?

LE PRESIDENT - Cette cohabitation, je la qualifie, je l'ai qualifiée l'année dernière de constructive et je garde exactement le même terme, pourquoi ? La cohabitation, ce n'est naturellement pas moi qui l'ai voulue, ce sont les Français qui l'ont voulue, les Français ont voté, ont considéré qu'il fallait voter ainsi. Ils ont voulu la cohabitation, mais ils n'ont pas voulu pour autant que les responsables de l'exécutif se disputent comme des chiffonniers.

QUESTION - - Mais vous ne la trouvez pas émolliente comme dit Philippe SEGUIN, sclérosante ?

LE PRESIDENT - Vous savez, la caricature est facile, mais, il y a un temps pour la caricature, et il y a un temps pour les choses sérieuses. La cohabitation est un moment de la démocratie, on est démocrate ou on ne l'est pas. Les Français l'ont voulue, et bien il faut l'assumer et l'assumer le plus efficacement possible et dans la dignité. Je peux vous dire que telle que je conçois la cohabitation et telle qu'elle est aujourd'hui, conduite par un Premier ministre et un Président de la République qui n'ont pas les mêmes convictions, ce qui est tout à fait évident, la cohabitation est conduite dans des conditions qui, je le vois presque tous les jours, à l'extérieur, ne sont pas contraires aux intérêts fondamentaux.

QUESTION - - C'est là que naissent beaucoup de reproches à votre égard, on a l'impression que vous êtes plus à l'aise avec un gouvernement de gauche qu'avec vos amis de droite.

LE PRESIDENT - Vous savez, je voudrais vous dire d'abord, on ne va pas rentrer dans l'histoire constitutionnelle de la France, mais tous les régimes ont été des régimes de cohabitation.

QUESTION - - Vous cohabitiez avec Monsieur GISCARD d'ESTAING, par exemple ?

LE PRESIDENT - D'autres ont cohabité avec Monsieur ROCARD... Cela a toujours été un régime de cohabitation. Il ne faut pas croire que la cohabitation était forcément plus facile lorsqu'elle était plus voilée. Ce qu'il faut, c'est avoir des hommes qui aient bien la conviction qu'ils sont là pour défendre leurs convictions, pour convaincre le peuple, parce que c'est en convainquant le peuple qu'on crée les conditions de rapport de force, mais certainement pas là pour se disputer.

QUESTION - - Où se situent vos différences, vos principales différences avec Lionel JOSPIN ?

LE PRESIDENT - Ce ne sont pas mes différences avec Lionel JOSPIN, ce sont les différences entre, je dirais, la gauche et la droite. La gauche s'est construite autour d'une idéologie qui a évolué. La droite s'est construite autour d'une culture, ce qui est différent. Ce qui fait que dans la réaction spontanée de la gauche, il y a l'idée que la priorité doit être donnée d'une façon ou d'une autre à la réglementation.

QUESTION - - Et dans la culture de la droite ?

LE PRESIDENT - Dans la culture de la droite, la priorité n'est pas donnée à la réglementation, mais à la responsabilité. Tout cela est un peu caricatural, mais c'est cela la racine des choses.

QUESTION - - Cela a beaucoup changé quand vous voyez les privatisations que fait ce gouvernement.

LE PRESIDENT - C'est pour cela que je vous dis que les choses ont évolué.

QUESTION - - Vous vous rapprochez les uns des autres.

LE PRESIDENT - Mais il y a d'autres domaines. J'en prendrai un tout à fait caractéristique qui est celui des trente-cinq heures. Il y a deux approches. On peut être tout à fait contre le principe même de réduction du temps de travail. J'évacue cette idée-là. Mais, à partir du moment où l'on admet que la réduction du temps de travail s'inscrit dans une certaine évolution, il y a deux manières de l'approcher. Il y a la manière qui consiste à ouvrir le dialogue social, à rechercher la négociation collective, à voir ce qui est possible ici et ce qui ne l'est pas là, à étudier les choses entreprises branche par branche. Et il y a la manière qui a été retenue par la gauche, parce que c'est la gauche, qui est de dire : "Tout le monde sous la même toise et on fait une loi qui impose". Je ne parlerai pas vraiment du problème, si vous voulez, des trente-cinq heures, encore que je sois prêt à le faire, je donnais cela comme illustration d'un esprit différent entre la gauche et la droite : d'un côté la réglementation, de l'autre la responsabilité.

Moi, je suis convaincu que, plus on avance dans le monde moderne, plus la responsabilité est essentielle. Vous parliez tout à l'heure de la façon de gouverner, des pouvoirs des uns ou des autres. Le pouvoir n'est plus aujourd'hui ce qu'il était il y a vingt ans. Il y a vingt ans, il y avait un chef qui dirigeait et puis une base qui appliquait tant bien que mal. Aujourd'hui, ce n'est plus du tout la même chose. Nous sommes dans une période de pouvoir partagé. Les responsables doivent convaincre, doivent rassembler, doivent donner les grandes orientations, mais doivent laisser le maximum de liberté à la base. Quand j'évoquais, dans le discours que j'ai fait à Rennes, la nécessité de la démocratie locale -et que j'ai répété bien souvent-, c'est bien pour marquer cela. C'est une démarche que la gauche ne peut pas faire. L'essentiel aujourd'hui, selon moi, se trouve dans la capacité à donner aux hommes et aux femmes, notamment aux jeunes, la liberté nécessaire. Nous sommes, et cela c'est ma conviction, et elle n'est pas de gauche, dans une société où aujourd'hui doit être promue la liberté responsable.

QUESTION - - Justement, puisqu'on parle de Rennes, les rares moments, ces derniers temps, où l'on vous a vu vous opposer au gouvernement, c'est sur la ratification de la charte des langues régionales. Là on s'est dit : c'est bizarre, il s'est déclaré pour à Quimper, c'était en 1996, il laisse signer le texte (comme d'ailleurs dix-huit autres pays européens), il s'oppose à ce que, constitutionnellement, cette ratification rentre dans les moeurs. Est-ce que c'est parce que vous êtes redevenu jacobin ? Est-ce que c'est pour faire plaisir à Monsieur PASQUA ? Ou est-ce que c'est vraiment le fond de votre pensée ?

LE PRESIDENT - J'ai toujours été favorable aux langues minoritaires. Je suis depuis très très longtemps un militant du développement des langues amérindiennes. J'ai toujours été favorable au développement des langues minoritaires en France. Je n'ai pas changé d'avis. Pourquoi ? Simplement parce que je considère que c'est un apport culturel et que nous ne pouvons pas nous permettre de refuser un apport culturel. Et c'est pourquoi j'ai dit qu'il faut faire ce qui peut l'être, et ce qui doit l'être, pour aider nos langues régionales non seulement à survivre, mais à se développer. Alors, le gouvernement a engagé un processus pour signer la Charte des langues régionales, comme bien d'autres d'ailleurs.

QUESTION - - Il y a quand même eu 18 signatures et 8 ratifications.

LE PRESIDENT - Oui, sur 180 pays. Cela n'a pas été un très grand succès, honnêtement, notamment dans l'Union européenne, peu importe. Moi j'étais pour. J'ai dit que si l'on veut faire des choses, on peut les faire. Dans l'accord du gouvernement, il y a 39 mesures ; j'ai dit que ces 39 mesures, dont certaines d'ailleurs sont absurdes, mais enfin ces mesures sont parfaitement applicables. Il suffit de faire une loi qui programme le développement des langues régionales et de retenir les 39, ou 38 d'entre elles ; peu importe. Et, à ce moment-là, on aura vraiment fait quelque chose de positif. Pas du tout. On dira : "Ah non, il faut modifier la Constitution. Toujours la même chose en France, toujours modifier la Constitution...".

J'ai donc dit au Premier ministre, quand il me l'a proposé, que, sur le fond, j'étais tout à fait d'accord, mais que je considérais que les principes exposés au début de la Charte étaient incompatibles avec la Constitution française, et que je considérais qu'il était tout à fait inutile d'ouvrir une polémique sans intérêt par rapport au problème auquel nous sommes confrontés, puisqu'on pouvait résoudre le problème des langues régionales de façon tout à fait positive si le gouvernement le voulait, et alors avec mon appui. C'est la raison pour laquelle j'ai saisi le Conseil constitutionnel et, ce qui devait se passer s'est passé, c'est-à-dire que le Conseil constitutionnel a dit : "Faites ce que vous voulez sur les langues régionales, mais vous ne pouvez pas accepter, signer la Charte, sans modifier la Constitution". On a suffisamment de raisons sérieuses de modifier la Constitution sans ouvrir, de surcroît, un débat de cette nature, alors que l'on peut atteindre l'objectif, sans modifier la Constitution, sans la toucher.

QUESTION - - Monsieur le Président, je voudrais évoquer la situation économique et sociale. Vous avez vous-même relevé que le chômage baissait lentement, que ça allait mieux, qu'il y avait une croissance. Vous avez dit qu'on devrait en profiter. Est-ce que, par là, vous voulez marquer votre différence, notamment sur les retraites, sur un certain nombre de points très précis de la gestion sociale du gouvernement ? Et quelles seraient les recettes que vous appliqueriez si vous aviez un gouvernement de votre camp ?

LE PRESIDENT - Si j'avais un gouvernement de mon camp, je lui donnerais un conseil, ce qui ne veut pas dire qu'il appliquerait intégralement les recettes, ma longue expérience de différentes formes de cohabitation me permet de faire cette nuance. Nous avons depuis deux ans de la croissance. Tant mieux. Une croissance, je dirais, pratiquement inespérée, et qui fait que nous avons, aujourd'hui -l'expression est un peu triviale- énormément d'argent qui rentre dans les caisses, comme toujours en période de croissance.

QUESTION - - Mais, c'est de la chance, ou parce que le gouvernement a bien travaillé ?

LE PRESIDENT - C'est l'effet mécanique de la croissance. Je ne critique pas du tout, dans cette affaire, le gouvernement. Je dis simplement que l'effet mécanique de la croissance fait que les caisses se remplissent de façon exceptionnelle, et qu'il faut tout le talent des services du ministère des Finances pour masquer ce phénomène. Les services sont toujours très attentifs à ce que l'on ne sache pas ce genre de choses, ou pas trop.

Quand on est dans cette situation, je dirais qu'il faut avoir trois objectifs prioritaires. Il faut d'abord réduire les dettes. Réduire les dettes qui pèseront sur ceux qui nous suivent. Nous venons, pour la première fois, cette année, de franchir le cap des 60 % de la richesse nationale en dettes. C'est malsain, et c'est un mauvais signe. Il faut réduire les dettes. Deuxièmement, il faut rendre aux Français une part de ce que l'on leur a pris. Baisser les impôts, la fiscalité et les charges.

QUESTION - - Mais comment ?

LE PRESIDENT - En baissant les impôts.

QUESTION - - Mais comment ? Par le biais de la TVA, par exemple ?

LE PRESIDENT - Je ne veux pas entrer dans le détail, parce que là ce serait un peu long. Mais le principe, c'est que nous devons diminuer les charges, notamment fiscales, qui pèsent sur les Français, puisque nous avons les moyens de le faire. Et troisièmement, il faut en profiter pour nous adapter, pour faire les adaptations nécessaires parce que, quand on a beaucoup d'argent, on peut s'adapter sans trop de douleur. Et je pense à ce que vous disiez à l'instant, à un problème prioritaire qui est celui des retraites, par exemple. Je pourrais en citer d'autres.

QUESTION - - Est-ce qu'il faut allonger la durée des cotisations, notamment pour les régimes spéciaux ?

LE PRESIDENT - Je crois que c'est là l'un des problèmes les plus importants auxquels la France ait à faire face. Nous avons de plus en plus de retraités, pour des raisons purement démographiques, et de moins en moins d'actifs. Et cela devient dramatique. Nous avons réussi, dans le secteur privé, entre 1993 et 1994, jusqu'en 1996, à maîtriser le problème. Si on l'a maîtrisé pour le secteur privé, on peut le maîtriser pour le secteur public. Donc, il faut prendre les mesures qui s'imposent, elles ont été très, très bien évoquées dans le rapport de M. CHARPIN.

QUESTION - - Monsieur le Président, pourquoi Lionel JOSPIN, d'après vous, n'engage pas ces réformes ? Est-ce que c'est parce qu'il pense, peut-être d'après vous, à la future présidentielle ?

LE PRESIDENT - Mais je ne veux pas croire qu'un responsable politique puisse se déterminer sur un sujet aussi capital en fonction d'échéances politiques ou personnelles.

Je crois qu'il est urgent d'engager cette réforme. Je ferai simplement deux observations. La première c'est que, notamment à ce titre, il est essentiel de créer une épargne retraite, qui s'ajoute à la retraite normale, pour ceux qui le désirent, et surtout qui permettrait à la France de reprendre le contrôle de ses grandes entreprises. Vous avez vu ce qu'il s'est passé à Alcatel. En 24 heures, les retraités californiens ont tout d'un coup décidé qu'ils quittaient Alcatel, et Alcatel a perdu 40 % de sa valeur.

QUESTION - - Ce n'est pas une retraite, ces fonds de pension, à votre idée, à l'américaine ?

LE PRESIDENT - Il faut faire un système de fonds de pension, c'est capital. D'abord pour que les gens puissent améliorer leur retraite et ensuite pour que les pensionnés et les travailleurs français puissent retrouver la propriété de leurs entreprises, que leurs entreprises ne soient plus la propriété d'étrangers. Savez-vous que nos grandes entreprises françaises, aujourd'hui, sont à 40 % environ entre les mains de retraités étrangers. Alors, la veuve ou le retraité écossais ou américain peut être propriétaire d'une entreprise française et pas le retraité français ? Qu'est-ce que cela veut dire ? Cela, c'est une première chose. Et je vais vous dire, pour conclure sur ce point, que je suis sûr qu'aujourd'hui les Français ont beaucoup plus peur de ce qui va se passer dans ce secteur, si l'on ne fait rien, que des conséquences des mesures qui doivent être prises pour redresser la situation.

QUESTION - - Vous évoquiez la mondialisation. On est impressionné par toutes ces fusions, méga-fusions, ces OPE, OPA qui passent au fond par dessus la tête des dirigeants de l'Etat. Est-ce qu'à votre avis le rôle de l'Etat c'est d'intervenir, ou c'est de laisser aller le marché ?

LE PRESIDENT - L'Etat, d'abord, ne peut plus faire ce qu'il faisait avant. L'économie de marché s'est imposée pour des raisons internationales, pour des raisons d'efficacité économique qui ne sont contestées par personne, et puis pour des raisons simplement techniques. Aujourd'hui, les capitaux passent d'un côté à l'autre des frontières sans se préoccuper de l'Etat, naturellement. Je disais tout à l'heure que les retraités californiens se sont désengagés d'Alcatel et que notre entreprise a perdu 40 % de sa valeur. Donc l'Etat ne peut plus faire ce qu'il veut. Alors, néanmoins, il ne peut pas se désintéresser des choses et je l'engage fort, notamment, à être extrêmement attentif dans tous les domaines, à ce que les centres de décision, je pense à ce qui se passe aujourd'hui dans la banque ou ailleurs, restent bien en France.

QUESTION - - Lorsqu'en 1995, lors de votre campagne électorale, vous évoquiez la fracture sociale, vous dénonciez l'ultra-libéralisme, vous aviez un discours assez volontariste pour essayer d'empêcher cette dérégulation générale qui frappe les plus pauvres. Est-ce que vous faites toujours la même analyse, est-ce que vous pensez que depuis 1995 la fracture sociale, notamment française, s'est réduite ?

LE PRESIDENT - Non, elle ne s'est pas réduite. Premièrement, je fais toujours la même analyse et je la fais, je dirai, avec encore plus d'inquiétude parce que la mondialisation comporte en elle-même un risque considérable d'exclusion pour les individus mais aussi pour les pays. On voit les pays les plus pauvres qui deviennent de plus en plus pauvres et les plus riches de plus en plus riches. Et l'on voit un phénomène atténué, mais de même nature, dans nos démocraties, y compris en France. Et comme en France nous sommes, je le disais tout à l'heure, beaucoup plus attachés à la réglementation qu'au développement de la responsabilité de l'homme, alors, on a tendance à confondre solidarité et assistance et à croire qu'à partir du moment où l'on a apporté de quoi vivre à un exclu -eh bien on l'a installé, en quelque sorte, dans un statut de l'exclusion- il n'y a plus rien à faire. Vous savez on en sort très difficilement d'un statut de l'exclusion. C'est la raison pour laquelle j'ai d'autres idées de la lutte contre l'exclusion. Il n'en reste pas moins, je le dis au passage, car c'est une loi à laquelle je m'étais intéressé, que je serai très attentif, et je pense que les parlementaires devront être très attentifs, au sort qui sera réservé aux moyens qui avaient été promis pour la mise en oeuvre de la loi contre l'exclusion qui avait été votée l'année dernière.

QUESTION - - Une question encore, Monsieur le Président, sur la mondialisation parce que c'est aussi les problèmes de dioxine, les problèmes de boeuf aux hormones qui arrivent des Etats-Unis. Dans ce genre de sujets pour vous, à qui incombe la responsabilité, justement, de bloquer ou de laisser venir ? Est-ce que c'est à l'Europe, est-ce que c'est à la France, ou est-ce que c'est très difficile de s'opposer au marché commercial américain ?

LE PRESIDENT - Nous avons une Organisation mondiale du commerce qui, curieusement, prend ses décisions pendant que d'autres organisations internationales, également fondées à dire le droit, affirment des principes que l'Organisation mondiale du commerce ne respecte pas. L'Organisation mondiale de la santé dit "principe de précaution". L'Organisation mondiale du commerce, pour ce qui concerne le boeuf aux hormones -que nous n'importons pas et que nous n'importerons pas en Europe, et c'est une décision d'ailleurs communautaire-, dit : "Vous êtes obligés de l'importer parce que, commercialement, vous n'avez pas le droit de vous y opposer. Le principe de précaution ne nous regarde pas". C'est l'un des grands défis de ce prochain siècle, il faut en avoir conscience. Je parlais tout à l'heure du siècle de l'éthique et du siècle des Droits de l'homme, il y a un autre grand défi.

Je ne voudrais pas parler d'un gouvernement mondial, d'abord je serais probablement critiqué par beaucoup, par beaucoup de gens, et classé parmi les idéalistes, mais nous sommes dans un monde où chaque fois qu'il y a une guerre, maintenant c'est l'ensemble de la communauté internationale qui est concernée, ne serait-ce que pour la lutte contre les atrocités. Nous sommes dans un monde où on voit bien que les Droits de l'homme, la justice internationale sont en train de s'imposer, dans un monde où on voit se développer, dans des conditions qui n'ont jamais existé, la puissance des mafias de toute nature, qui sont à l'origine de la drogue, du terrorisme, de la grande criminalité, etc. Nous sommes dans un monde où les menaces de pollution deviennent planétaires et ne peuvent être maîtrisées qu'à condition qu'il y ait une règle planétaire : je pense aux forets, je pense aux gaz à effet de serre, etc.

Nous parlions de l'Organisation mondiale du commerce, qui est une nécessité. On ne peut pas laisser tout le monde vendre n'importe quoi au motif qu'il y a un profit. Depuis que je vais aux réunions du G7, j'en ai fait beaucoup, je vois l'effort que l'on fait, les progrès que l'on fait pour essayer de maîtriser les flux financiers internationaux et le système financier international et le rôle croissant, notamment dans les crises qui se développent, des organisations internationales. Nous sommes dans un monde où, je le disais, le nombre des pays pauvres qui deviennent de plus en plus pauvres s'accroît et où, donc, l'aide au développement de ces pays est capitale. Cela veut dire quoi, tout ça ? Cela veut dire qu'au-delà des problèmes de mondialisation et d'économie ouverte, une économie nécessaire, si l'on veut progresser, ne peut plus être fermée car techniquement cela n'existe plus. Mais si nous voulons que les choses se passent, je dirais, convenablement, il faut des règles de bonne gouvernance mondiale. Et quand vous avez parlé du Kosovo, tout à l'heure, j'aurais pu vous dire que, ce qui pour nous a été essentiel dans l'affaire du Kosovo, naturellement, c'est la lutte pour les Droits de l'homme au Kosovo, mais c'était aussi un grand problème, plus important encore si j'ose dire, la reconnaissance qu'une intervention devait avoir un fondement universel. C'est l'ONU, c'est le Conseil de sécurité, c'est le refus d'accepter que certains s'érigent, comme l'OTAN, en gendarmes du monde. Qu'il y ait une règle, un droit, un Etat de droit international qui soit l'expression démocratique de la communauté des nations, c'est-à-dire une communauté incarnée par l'ONU et le Conseil de sécurité, tout cela est lié.

QUESTION - - Alors, puisqu'on parle de gendarmes, là je vais vous ramener sur un tout autre niveau. Une affaire qui paraît dérisoire et qui est en même temps très grave. Vous savez que la France a été secouée pendant tout un trimestre par l'affaire dite des paillotes corses. Qu'est-ce qui vous paraît le plus grave à vous : le fait qu'un préfet ait incité, ou aurait incité au besoin par des sous-entendus, à la destruction de paillotes illégalement construites, ou bien le fait qu'un préfet se retrouve pendant deux mois en détention provisoire ?

LE PRESIDENT - Monsieur POIVRE D'ARVOR, le préfet BONNET a été nommé en Corse dans un moment dramatique, au lendemain de l'assassinat de son prédécesseur, et dans des conditions extrêmement difficiles. A partir de là, une instruction judiciaire est ouverte. Vous comprendrez que je n'ai aucun commentaire à faire.

QUESTION - - La présomption d'innocence ?

LE PRESIDENT - Je n'ai aucun commentaire à faire, à partir du moment où la justice a été saisie de cette affaire.

QUESTION - - Justement on parle beaucoup de justice. Est-ce que vous craignez le pouvoir des juges ? Est-ce que vous craignez, par exemple, qu'un jour quelqu'un arrive à la porte de l'Elysée et vous considère comme un citoyen comme les autres, comme l'a dit le Garde des sceaux à un moment donné. Est-ce que vous êtes un citoyen comme les autres ou est-ce que vous pensez qu'il faut que vous soyez protégé d'une certaine manière ?

LE PRESIDENT - Je suis protégé, et vous posez là, en évoquant un propos probablement un peu rapide du Garde des sceaux, le problème de la séparation des pouvoirs. D'abord, j'ai entendu dire qu'il y a une immunité pour le Président de la République. Il n'y a aucune immunité pénale pour le Président de la République, naturellement. Il y a simplement le fait que la séparation des pouvoirs conduit à ce que la responsabilité pénale du Président de la République ne peut être évoquée que devant la Haute Cour de justice, c'est tout.

QUESTION - - Dans le cadre de ses fonctions de Président ?

LE PRESIDENT - Naturellement. Et pour la durée de son mandat, cela va de soi. Le Conseil constitutionnel n'a rien dit d'autre. Et c'est tout à fait normal.

QUESTION - - Et pour ce qui est maintenant de ses responsabilités d'avant. Est-ce que d'abord vous donneriez un conseil...

LE PRESIDENT - Je trouve que votre question dérape vers une certaine insolence•••

QUESTION - - Mais non, parce que vous ne savez pas encore la question que je vais vous poser...

LE PRESIDENT - Alors, allons-y.

QUESTION - - Je voulais vous demander si vous souhaitez que Jean TIBERI se représente à la mairie de Paris, en 2001.

LE PRESIDENT - Monsieur POIVRE D'ARVOR, je comprends très bien que Paris suscite des passions, d'ailleurs à droite comme à gauche. Et mon expérience parisienne fait que je comprends cela car c'est fascinant d'être maire de Paris. Mais Paris est une ville comme une autre. Ce qui veut dire que, le moment venu, vous aurez les candidats, la volonté exprimée par les candidats, vous aurez l'action conduite par les partis politiques et puis vous aurez surtout les bulletins de vote des électeurs.

QUESTION - - Mais vous, quand même, qui avez été à cette place, vous n'imaginez pas...

LE PRESIDENT - Vous n'imaginez pas que je vais entrer dans une campagne électorale, prématurée en plus, à deux ans des élections.

QUESTION - - Non.

LE PRESIDENT - Je vous dis, les Parisiens feront ce qu'ils estimeront devoir faire.

QUESTION - - Monsieur le Président, juste une question. Je reviens sur les européennes, puisqu'on ne vous l'a pas posée. Vous n'avez fait aucun commentaire sur le score qui a été réalisé par la liste de Charles PASQUA qui était l'un de vos compagnons. Quelle a été votre réaction le soir des élections ?

LE PRESIDENT - Je vous ai dit ce que je pensais des résultats des élections européennes.

QUESTION - - Vous ne vous êtes pas prononcé sur la liste de Charles PASQUA•••

LE PRESIDENT - Je n'ai pas d'autre commentaire à faire.

QUESTION - - Alors, juste, puisque nous arrivons, Patrick et Elise, à la fin du temps de notre entretien, je crois que vous souhaitiez dire quelque chose sur la présence de jeunes, ici, à l'Elysée. Est-ce que vous les avez spécialement invités ? Alors, ce n'est pas une question, c'est une sorte de renseignement.

LE PRESIDENT - Tous les ans, j'invite un certain nombre de jeunes pour cette garden party. J'ai un peu voulu changer les traditions. Nous avions toujours des personnalités figurant sur des listes, alors j'ai voulu changer un peu cela. Je ne me suis pas fait que des amis dans cette affaire, je n'ai pas besoin de vous le dire.

Vous avez ici, aujourd'hui, 2 500 lycéens qui ont été sélectionnés par un jury présidé par Thierry LHERMITTE, avec une dizaine de jeunes spécialistes des technologies de l'information.

QUESTION - - Et lui, c'est un fana...

LE PRESIDENT - Oui. Parce qu'ils avaient créé un site internet dans leur lycée. Ils ont tout regardé -ce jury a été extraordinaire-, ils ont tout regardé. Thierry LHERMITTE et le jury ont choisi un lycée par département de France métropolitaine et d'outre-mer pour la qualité des résultats de son site internet, créé par les lycéens. Et du coup cela a donné 2 500 lycéens qui ont été invités ici. J'ai voulu leur rendre hommage.

QUESTION - - Vous surfez, vous-même, sur internet ?

LE PRESIDENT - Je surfe pour bien des raisons et avec toujours de l'intérêt.

QUESTION - - Vous vous êtes adapté, finalement...

LE PRESIDENT - Je me suis tout à fait adapté.

QUESTION - - Bien, Monsieur le Président, je vous remercie au nom d'Elise, de Claude, de nos chaînes respectives. Et puis je rappelle, justement, que notre entretien a également été diffusé sur internet. Merci beaucoup, Monsieur le Président.

LE PRESIDENT - Merci.