Valeurs Actuelles, n° 3123, 11 octobre 1996

Entretien Exclusif : " Jacques Chirac : Pour faire repartir la France "

Propos recueillis par François d'Orcival, Philippe Durupt et David Victoroff.

En recevant " Valeurs Actuelles " à l'Elysée, le président de la République se rappelait que c'est très exactement au mois d'octobre 1966, il y a trente ans, qu'il avait entrepris sa première campagne électorale. Celle qui allait le conduire à l'élection, au printemps 1967, dans sa circonscription de Corrèze, et de là jusqu'au sommet. Il n'était encore qu'un jeune fonctionnaire membre du cabinet de Georges Pompidou. Ces " années Pompidou " (d'abord Premier ministre puis président) devaient le marquer pour toujours. Elles furent des années d'expansion et d'industrie. Nous leur devons aujourd'hui, dans la plupart des domaines de pointe, les succès qui sont les nôtres dans le monde : l'avion Airbus, la fusée Ariane, la puissance de l'industrie automobile ont bâti leurs fondations durant ces années-là. Mais dans vingt ans, dans trente ans, les " années Chirac " auront-elles jeté à leur tour les bases d'une nouvelle puissance industrielle française ? C'est son ambition, qu'il décrit ici comme il ne l'a jamais fait, face aux défis de la compétition mondiale.

VALEURS ACTUELLES : Vous avez commencé votre carrière auprès de Georges Pompidou. Il fut l'homme de l'expansion de notre industrie. Trente ans plus tard, à la place qui fut la sienne, que voulez-vous faire ?

LE PRESIDENT : Georges Pompidou m'a, entre autres, appris une chose qui demeure vraie : on ne dissocie pas un pays de sa puissance industrielle. Pas de grand pays sans industrie puissante.

La France a ici de nombreux points forts : le spatial, le nucléaire, l'électronique, l'armement, l'aéronautique, l'automobile, l'agroalimentaire, et bien d'autres. Mais dans un monde de plus en plus concurrentiel et ouvert, il n'y a plus de rente de situation. Il faut donc mettre en permanence l'accent sur la compétitivité de notre outil industriel. Pour l'adapter et le moderniser.

VALEURS ACTUELLES : Que peut faire l'Etat dans ce domaine ?

LE PRESIDENT : Dans le monde d'aujourd'hui, avec la croissance formidable de l'Asie et de l'Amérique latine, avec l'ouverture aux échanges de l'Europe de l'Est, nous devons partout chercher à conquérir des positions dominantes - notamment dans les technologies les plus avancées, celles de l'information, des sciences de la santé et du vivant.

VALEURS ACTUELLES : L'Etat donnerait-il l'impulsion ?

LE PRESIDENT : Sauf le cas particulier des services publics, l'Etat n'a plus à jouer le rôle de producteur. Sa responsabilité, c'est d'éclairer l'avenir, de faire respecter les règles du jeu sur le marché national, de défendre nos intérêts dans le monde, en particulier devant l'Organisation mondiale du commerce, d'améliorer l'environnement économique de nos entreprises, de garantir un modèle social face aux effets de la mondialisation.

Les gestions publiques se sont, hélas, révélées trop souvent mauvaises. On en a vu le résultat dans l'accumulation de déficits publics considérables, longtemps masqués par la croissance et l'inflation, mais qui pèsent aujourd'hui directement sur le contribuable. Mon premier objectif est donc de rendre à l'initiative privée ce qui relève de l'initiative privée. Et mon deuxième objectif, d'élargir et de consolider notre base industrielle.

VALEURS ACTUELLES : Tout en privatisant certaines de ses entreprises, l'Etat en restructure d'autres : en particulier dans l'armement ...

LE PRESIDENT : Même si la guerre froide a pris fin, les incertitudes demeurent, et une grande nation comme la nôtre doit être en mesure de produire les armements les plus modernes. Ne nous y trompons pas : il ne s'agit pas de constater la baisse des plans de charge et d'en tirer passivement les conséquences. Notre logique est offensive. Je veux que la France reste un pays capable de construire un avion de combat, des lanceurs, des sous-marins et des bateaux de surface, des chars, des systèmes modernes d'information et de communication, et tout ce qui conditionne notre sécurité.

VALEURS ACTUELLES : Mais pourquoi fallait-il " restructurer " ?

LE PRESIDENT : Si nous voulons rester dans le peloton de tête, notre industrie ne peut pas se permettre être constituée de pôles dispersés. Les opérations qui ont été décidées, la fusion Dassault-Aerospatiale, la cession de Thomson, la réorganisation des constructions navales ou des armements terrestres, visent plusieurs objectifs. Maintenir notre compétence technologique, industrielle et humaine. Développer les synergies qui s'imposent pour acquérir de nouveaux marchés à l'extérieur. Pratiquer une politique d'alliance, voire de rapprochements, avec de grands industriels européens. Enfin, il s'agit de renforcer les capacités d'innovation de notre réseau d'entreprises petites et moyennes à haute technologie.

Mais j'ajoute que cette politique est indissociable de la réforme de nos armées : il eût été inconcevable de vouloir une armée plus efficace sans disposer des industries d'armement, françaises ou européennes, capables de l'équiper.

VALEURS ACTUELLES : Lorsque vous regardez nos autres grandes affaires, n'êtes-vous pas inquiet de les voir éventuellement menacées par la puissance des capitaux étrangers ? Sont-elles assez solides ?

LE PRESIDENT : C'est vrai, la structure financière de nos entreprises n'est pas assez solide. Moins capitalisées que leurs concurrentes, nos grandes entreprises sont donc plus vulnérables que d'autres à des prises de contrôle par des étrangers. Phénomène que l'on n'imagine ni en Allemagne ni au Japon. Pourquoi ? Parce que les fonds propres comme la stabilité de l'actionnariat de nos grandes entreprises ne sont pas à la dimension de ceux de leurs concurrentes...

VALEURS ACTUELLES : Autrement dit, les " noyaux durs " ne suffisent pas ...

LE PRESIDENT : Non, les " noyaux durs " qui ont eu et conservent leur intérêt, ne constituent pas des moyens de défense suffisants pour prévenir les OPA inamicales. Et ce, d'autant plus que certains de ces " noyaux durs " qui réunissent des intérêts parfois divergents ... Ce qui importe donc, c'est de faire émerger dans nos grands groupes industriels ou financiers des blocs de contrôle ou des actionnaires de référence qui garantissent la stabilité du capital et permettent de financer les investissements nécessaires.

Cela dit, la meilleure protection de nos entreprises, c'est leur rentabilité, qui leur permet de consolider leurs fonds propres pour investir, financer leur recherche-développement, prendre des participations, en un mot se développer. Nous avons incontestablement des progrès à faire dans ce domaine. C'est pour moi un vrai souci.

VALEURS ACTUELLES : Notre réglementation en matière d'OPA n'est-elle pas trop " laxiste " ?

LE PRESIDENT : Par rapport à nos principaux concurrents, nous sommes en effet parfois trop " ouverts " et, s'il ne s'agit pas de revenir à un quelconque protectionnisme, nous ne devons pas être pour autant " offerts ". J'ai donc demandé au gouvernement d'envisager certains aménagements dans notre législation en matière d'OPA.

VALEURS ACTUELLES : C'est-à-dire ?

LE PRESIDENT : On peut imaginer différents procédés. En commençant par mieux anticiper, mieux détecter les attaques. En fournissant aux entreprises plus de temps pour procéder à leur augmentation de capital en cas de menace. Bref, il nous faut trouver un équilibre entre les évolutions normales du capital et la nécessité de se prémunir contre les attaques sauvages.

VALEURS ACTUELLES : Cela vaut pour les grandes entreprises, mais pour les plus petites, comment les stimuler, les protéger ?

LE PRESIDENT : Cela est d'autant plus important qu'il ne faut pas attendre de grands groupes industriels une augmentation de leurs effectifs. C'est dans le tissu des petites et moyennes entreprises que sera créé l'essentiel des emplois qui nous manquent. Ces entreprises sont également un facteur déterminant de l'équilibre et de l'aménagement de notre territoire. Elles conditionnent souvent nos performances en matière d'innovation et d'exportation.

Or nous avons là une faiblesse. Nous comptons vingt-trois mille PME de vingt à cinq cents salariés, ce qui est beaucoup moins qu'en Allemagne, et notre chaînon le plus faible concerne les entreprises de deux cents à cinq cents salariés. C'est donc ce chaînon qu'il faut renforcer.

VALEURS ACTUELLES : Le gouvernement a lancé un plan PME ...

LE PRESIDENT : Oui, pour alléger toutes les contraintes administratives, libérer les initiatives, faciliter les transmissions, soutenir l'exportation, réduire la fiscalité sur les bénéfices réinvestis, faciliter l'accès au crédit, organiser une concurrence économique plus loyale.

VALEURS ACTUELLES : Les PME françaises ont particulièrement souffert des dévaluations compétitives de la livre, de la lire.

LE PRESIDENT : Pas seulement les françaises, les allemandes aussi. Regardez, en France, il subsiste des entreprises textiles pour lesquelles le gouvernement a d'ailleurs lancé un Plan de Soutien. En Allemagne, il n'y a pratiquement plus d'entreprises textiles. Elles ont disparu. Ces difficultés plaident pour la mise en place, le plus rapidement possible, d'une monnaie unique européenne. Et pendant la période de transition, pour l'établissement de règles de fonctionnement entre les pays régis par la monnaie unique et les pays de l'Union européenne qui ne l'auront pas encore rejointe. Ce sera fait.

VALEURS ACTUELLES : Et par rapport au dollar ?

LE PRESIDENT : Il est certain que le dollar est aujourd'hui vraiment sous-évalué, ce qui porte un grave préjudice à nos productions. Il faut une meilleure concertation entre les grandes banques, y compris la Réserve fédérale américaine, pour faire en sorte que le dollar se situe à un niveau qui reflète mieux la compétitivité de l'économie américaine.

VALEURS ACTUELLES : Les PME, ce sont d'abord des entrepreneurs personnels : que peuvent-ils attendre de la réforme fiscale que votre gouvernement vient de lancer ?

LE PRESIDENT : Quand on regarde les choses dans une perspective longue, qu'observe-t-on ? Nous avons connu une période de croissance et d'inflation : les Trente Glorieuses. On pouvait être à la fois généreux et faire des erreurs. Tout était financé par la croissance et l'inflation. La croissance, hélas, s'est tassée, l'inflation a disparu, mais les mauvais réflexes sont restés.

VALEURS ACTUELLES : Et les prélèvements ont continué à augmenter ...

LE PRESIDENT : Nous avions pris l'habitude de financer nos ambitions à crédit. Ainsi, nous avons créé un cercle vicieux de déficits et de dettes faisant peser sur le travail des charges excessives, et pour tout dire paralysantes. Il ne faut pas s'étonner qu'il y ait chez nous davantage de chômeurs que dans bien d'autres pays comparables. Nous avons fait courir un marathon à nos entreprises avec des semelles de plomb. C'est pourquoi le gouvernement a dû, dans un premier temps, donner un coup d'arrêt brutal aux déficits.

VALEURS ACTUELLES : En augmentant les charges ...

LE PRESIDENT : C'était inévitable, car on était en situation d'extrême urgence. Mais dans un deuxième temps, le gouvernement a réduit sensiblement les dépenses publiques pour permettre, ce qui est notre objectif essentiel, la baisse des impôts.

VALEURS ACTUELLES : A gauche, on vous a reproché votre choix de baisser l'impôt sur le revenu plutôt que la TVA ...

LE PRESIDENT : Je suis convaincu que le gouvernement a eu raison de commencer par l'impôt sur le revenu. C'est pour les ménages l'élément le plus sensible. Dans une période d'inflation quasiment nulle, une réduction d'un point de TVA n'aurait eu strictement aucun effet, ni sur la consommation ni sur le dynamisme de l'économie. Elle aurait été absorbée par le système.

VALEURS ACTUELLES : Dans votre discours de Poitiers, vous avez évoqué ces chefs d'entreprise qui s'expatrient parce qu'ils sont " mieux traités à l'étranger ". Ne pensez-vous pas que le déplafonnement de l'ISF peut inciter d'importants détenteurs de capitaux à s'expatrier ?

LE PRESIDENT : L'ISF est un impôt dont les effets sont positifs sur la cohésion nationale. Cela étant, si le Parlement considère que certaines dispositions de la loi entraînent des effets pervers, il y a lieu d'ouvrir un débat et, le cas échéant d'apporter les modifications nécessaires.

VALEURS ACTUELLES : Pour éviter les comportements de fuite et de délocalisation ?

LE PRESIDENT : Les Etats, c'est un fait, sont désormais engagés dans une course à la compétitivité fiscale à laquelle il faut être extrêmement attentif, faute de quoi on risque de voir notre substance attirée ailleurs. Les phénomènes de fuite, de vagabondage fiscal, peuvent se traduire par des délocalisations d'activités et des transferts de centres de décision préjudiciables à l'emploi. On a vu des phénomènes de ce genre commencer à se développer dans notre pays. Il était donc grand temps de maîtriser notre dépense publique, au sens large du terme, et d'engager une diminution des prélèvements obligatoires Pour avoir une économie forte, il faut aussi être fiscalement compétitif.

VALEURS ACTUELLES : Que faire pour que cette réforme fiscale, étalée sur cinq ans, soit crédible auprès de l'opinion ?

LE PRESIDENT : Pour qu'elle soit crédible, il faut que les contribuables aient eux-mêmes constaté, sur leur feuille d'impôt, la diminution que le gouvernement a décidée. Nous sommes dans la plus mauvaise période, celle où des diminutions d'impôt ont été annoncées alors que les contribuables n'ont encore rien vu venir. Ils n'y croient donc pas. " Chat échaudé craint l'eau froide "Tout changera lorsqu'ils auront constaté une baisse de leur impôt ...

VALEURS ACTUELLES : Mais pour que la réforme continue, il faut que les dépenses soient encore réduites ...

LE PRESIDENT : Pour la première fois dans notre histoire, le gouvernement présente un budget où les dépenses n'augmentent pas en francs courants. Cela marque un coup arrêt très fort par rapport à la dérive naturelle. Et ce coup arrêt n'est pas affaire de circonstance. Il sera confirmé. Je le répète sans cesse, une nation, c'est comme une famille ou une entreprise, elle ne peut pas indéfiniment dépenser plus qu'elle ne gagne et elle doit être attentive à la manière dont elle dépense son argent, d'autant plus attentive que c'est celui des contribuables.

VALEURS ACTUELLES : Le but de cet effort d'assainissement est d'enclencher un cercle vertueux qui conduise à la croissance. Sommes-nous condamnés durablement à avoir 2 % ou moins par an ? Qu'est-ce qui nous empêche de retourner aux forts taux de croissance que vous avez connus du temps de Georges Pompidou ?

LE PRESIDENT : Notre souci principal, c'est l'emploi. Il n'y a pas d'emplois sans croissance et, j'insiste, pas de croissance sans finances publiques saines.

Si la croissance a été faible, c'est d'abord parce que la conjoncture internationale n'était pas favorable. Mais le monde est à la veille d'une augmentation durable de la demande de biens et de services, en particulier dans l'ensemble des pays émergents. Encore faudra-t-il être prêt et s'adapter aux besoins nouveaux.

VALEURS ACTUELLES : Mais en attendant ?

LE PRESIDENT : Il faut faire en sorte que la croissance reparte par une politique qui privilégie la libération des initiatives, et encourage les innovations et la recherche, encore insuffisante en France, notamment dans les PME. Il faut aussi développer systématiquement nos efforts dans les domaine de l'information, de l'intelligence économique, de la connaissance des marchés.

VALEURS ACTUELLES : Cela suffira-t-il ?

LE PRESIDENT : Non. Il faut aller plus loin. Et, c'est tout le sens des réformes de fond qui sont entreprises. La réforme fiscale pour encourager l'initiative, moins taxer le travail et favoriser l'argent qui s'investit dans les entreprises. La réforme de notre système éducatif pour mieux préparer les jeunes aux métiers de demain. La modernisation de nos infrastructures de télécommunications et de transports. Bref. C'est un état d'esprit différent qu'il faut créer chez tous les acteurs de la croissance pour redonner du dynamisme à notre économie.

VALEURS ACTUELLES : Vous n'avez pas cité tout ce qui relève de la politique monétaire ...

LE PRESIDENT : La politique des taux intérêt relève, comme dans tous les pays modernes, de l'appréciation de la banque centrale.

VALEURS ACTUELLES : Vous rencontrez souvent le chancelier Helmul Kohl. Que peut-on attendre de l'alliance franco-allemande pour la relance de nos économies ?

LE PRESIDENT : La paix, la stabilité et le progrès en Europe passent par un renforcement constant des liens entre les différentes nations qui composent notre continent.

Il n'y a pas de progrès possible sans le renforcement de nos liens de solidarité et pas d'élargissement possible de l'Union européenne sans une entente parfaite franco-allemande.

VALEURS ACTUELLES : Certes, mais du point de vue de la relance de l'économie ?

LE PRESIDENT : En France comme en Allemagne, le choix a été fait d'assainir et de réformer en profondeur pour créer les conditions d'une reprise durable de la croissance.

VALEURS ACTUELLES : En 1966, quand vous êtes entré en politique, quels étaient les grands thèmes de la campagne ?

LE PRESIDENT : Eh bien, c'était le chômage ! Pourtant il n'y avait dans notre pays que trois cent cinquante mille demandeurs d'emploi. M. Pompidou m'avait dit alors: " La France ne supportera jamais cinq cent mille chômeurs. "

Et la première chose qu'il a faite après les élections de 1967 a été de créer un secrétariat d'Etat à l'Emploi, qu'il m'a confié.

Ma mission était de faire en sorte que les chômeurs soient pris en charge, d'où la généralisation de l'assurance chômage et l'amélioration de leurs indemnités. Il m'avait demandé aussi de veiller au reclassement des chômeurs, d'où la création de l'ANPE.