TRIBUNE DE MONSIEUR JACQUES CHIRAC, PRESIDENT DE LA REPUBLIQUE, PARUE DANS LE BILD ZEITUNG

(Francfort, 24 janvier 1998)

"Pourquoi j'ai soutenu l'unité allemande"

Nous célébrons le trente-cinquième anniversaire du Traité franco-allemand, signé à l'Elysée le 22 janvier 1963 par le chancelier Adenauer et le général de Gaulle. Cette date restera comme l'une des plus importantes de l'histoire européenne : la rivalité et la méfiance entre nos deux pays, qui les avaient poussés à la guerre trois fois en un siècle, faisaient place non seulement à une entente entre gouvernements, mais à une réconciliation profonde et durable entre les peuples. Les Allemands et les Français doivent se remémorer cette date avec fierté, comme le symbole de leur contribution la plus décisive à la paix et à l'unité de l'Europe.

C'est la communauté de vision et d'objectifs entre l'Allemagne et la France qui a rendu possible la construction européenne. A chaque étape, c'est la volonté commune de nos deux pays qui a réalisé cet édifice. Sans elle, il n'y aurait eu ni le marché unique, ni la politique étrangère et de sécurité commune, ni l'union économique et monétaire. Demain, c'est elle qui rendra possible l'élargissement, qui est, pour l'Union européenne, l'accomplissement d'un devoir historique et moral, un défi et une change.

A la base de tout cela, répétons-le, il y a la réconciliation franco-allemande.

La réconciliation n'est pas une formalité, une page que l'on tournerait pour passer à autre chose. C'est un état d'esprit qui doit être constamment entretenu et développé et qui repose non sur le refus de l'histoire, mais sur l'aptitude à en tirer les leçons et à la dépasser ; non sur la négation des sentiments et des intérêts nationaux, mais sur la volonté de les rassembler dans un projet commun. La réconciliation, pour être durable, suppose, de part et d'autre, des consciences nationales fortes.

C'est pour cette raison que j'ai clairement soutenu l'unité allemande. M'exprimant notamment le 8 novembre 1989 devant l'Institut français des Relations internationales, j'estimais que " France doit être sans équivoque pour la réunification de la nation allemande, dès lors que celle-ci est souhaitée par les Allemands eux-mêmes. Nous ne saurions être Européens si nous prétendions ne construire l'Europe qu'avec une partie de l'Allemagne, ou partisans de l'entente franco-allemande, si celle-ci devait exclure à jamais l'autre partie du peuple allemand ".

J'ai toujours considéré et j'ai toujours affirmé que la division de l'Allemagne était une blessure infligée non seulement à la conscience allemande, mais à l'Europe entière. Le droit et la morale commandaient de la guérir, mais aussi l'intérêt bien compris de la France : faire dépendre l'entente franco-allemande d'une conscience allemande amoindrie et d'une puissance allemande artificiellement réfrénée aurait été une illusion dangereuse, en même temps qu'un aveu de faiblesse de la part de la France.

Même s'il y a pu avoir en Allemagne le sentiment que les Français n'y mettaient pas la chaleur qu'exigeaient notre amitié et la grandeur de l'événement, en fait la France a accompagné l'unité allemande et a activement contribué au règlement international qui l'a rendue possible.

En vérité, la réconciliation franco-allemande suppose d'abord que chacun des deux peuples soit réconcilié avec lui-même. Comme le disait Winston Churchill en 1948, au Congrès de la Haye, l'Europe a besoin d'une France et d'une Allemagne spirituellement fortes. C'est pourquoi la France avait intérêt à l'unification allemande.

C'est cette conviction qui m'a poussé à soutenir résolument l'unité allemande à la veille de la chute du mur de Berlin. Ce faisant, j'étais certain d'exprimer les sentiments profonds du peuple français, qui a toujours spontanément pris le parti des autres peuples lorsqu'il s'agissait de leur liberté.

C'est cette même conviction qui me fait penser que la mission historique de la réconciliation franco-allemande ne s'est pas épuisée avec la fin de la guerre froide.

Cette mission est double : la première est d'achever la tâche engagée le 9 novembre 1989 avec la chute du mur de Berlin, qui est l'unité de l'Europe élargie. La seconde est le renforcement moral, politique et institutionnel de la construction européenne. Cette double mission, l'Allemagne et la France doivent l'accomplir ensemble.

C'est, aujourd'hui, la responsabilité que le chancelier Helmut Kohl et moi-même entendons assumer devant l'Histoire.