DISCOURS

DE MONSIEUR JACQUES CHIRAC PRÉSIDENT DE LA RÉPUBLIQUE

À L'OCCASION DE LA JOURNÉE D'HOMMAGE NATIONAL AUX HARKIS

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PALAIS DE L'ÉLYSÉE - PARIS

MARDI 25 SEPTEMBRE 2001

Mesdames et Messieurs les Présidents d'associations, Mesdames et Messieurs, mes chers compatriotes,

Permettez-moi de vous dire tout le plaisir et toute la fierté que j'éprouve à vous accueillir dans cette maison, qui est aussi la vôtre et celle de tous les Français.

Pour vous, pour moi, pour tous ceux qui ont connu les années tragiques au cours desquelles la France et l'Algérie se sont séparées, la cérémonie d'aujourd'hui est empreinte d'une grande émotion. C'est un rendez-vous avec l'honneur, avec la fierté d'hommes qui se sont battus pour la France et pour les idéaux qu'elle représente.

C'est aussi un rendez-vous avec notre histoire. Une histoire mal connue, une histoire douloureuse et souvent déformée. Une histoire qu'il importe aujourd'hui de rappeler aux Français, parce qu'elle exprime la souffrance d'hommes qui ont aimé notre patrie.

C'est enfin et surtout un rendez-vous avec la République. Avec son unité, qui ne saurait s'accommoder d'aucune forme d'exclusion. Avec la continuité de son histoire, qui ne peut accepter aucune forme d'oubli.

C'est au nom de cette idée de la République que nous rendons aujourd'hui un hommage solennel aux anciens des forces supplétives, ceux que l'on a pris l'habitude d'appeler les Harkis, et que nous affirmons le devoir moral de la Nation envers eux.

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"La République française témoigne de sa reconnaissance envers les rapatriés anciens membres des formations supplétives et assimilés ou victimes de la captivité en Algérie pour les sacrifices qu'ils ont consentis". Ainsi s'ouvre la loi du 11 juin 1994, adoptée à l'unanimité par le Parlement. Ces mots figureront désormais sur la pierre des Invalides, mémoire vivante de la France, ainsi que dans vingt-sept autres lieux de notre territoire, que les Harkis ont marqués de leur présence et de leur souvenir.

Depuis la fin des affrontements qui se sont déroulés en Algérie, le temps a commencé son oeuvre. Sans effacer les moments héroïques, il nous permet aujourd'hui de porter un regard de vérité sur les déchirements et les horreurs qui ont accompagné ce conflit comme sur les drames terribles qui l'ont suivi.

Le travail de deuil, indispensable, ne doit en aucun cas être synonyme d'oubli.

Nous devons hommage et fidélité aux combattants qui ont lutté, et parfois donné leur vie pour la France. Harkis, Moghaznis, tirailleurs, spahis, membres des forces régulières ou des forces supplétives, des groupes mobiles de sécurité, des groupes d'autodéfense et des sections administratives spécialisées : ils sont plus de 200 000 à avoir pris les armes pour la République et pour la France, pour défendre leurs terres et pour protéger leurs familles.

Pour beaucoup de ces soldats, parfois très jeunes, la guerre a été le premier des déchirements de la vie. Tous méritent aujourd'hui de prendre leur place dans notre mémoire militaire, au sein des armées qui ont illustré notre drapeau.

En passant ce matin en revue les régiments héritiers des glorieuses unités de l'armée d'Afrique, je pensais également à l'ensemble des Français musulmans qui ont combattu pour leur pays, aux soldats qui ont sauvé l'honneur du drapeau français dans les heures les plus tragiques de notre histoire et aux nombreux contingents qui, pendant plus d'un siècle, se sont distingués sur tous les continents. Les Harkis ont perpétué leur mémoire, dans l'honneur et le dévouement.

Notre hommage s'adresse aussi aux personnels civils, aux responsables administratifs et politiques, aux nombreux musulmans qui ont tant sacrifié à leur engagement au service de la République, au point d'y avoir parfois trouvé la mort.

Notre souvenir va enfin à l'ensemble des hommes, des femmes, et hélas aussi des enfants qui ont péri en Algérie, victimes de la guerre et de la haine. De ces années tragiques, rien ne peut s'effacer.

Pour les populations civiles, le 19 mars 1962 a marqué la fin des hostilités militaires, mais pas la fin des souffrances. D'autres épreuves, d'autres massacres sont venus s'ajouter aux peines endurées pendant plus de sept ans. Qu'elles soient tombées avant ou après le cessez-le-feu, nous devons à toutes les victimes l'hommage du souvenir. Oublier une partie d'entre elles, ce serait les trahir toutes.

Aux combattants, à ces hommes, à ces femmes, j'exprime la reconnaissance de la Nation.

C'est pour la France une question de dignité et de fidélité. La République ne laissera pas l'injure raviver les douleurs du passé. Elle ne laissera pas l'abandon s'ajouter au sacrifice. Elle ne laissera pas l'oubli recouvrir la mort et la souffrance. Puisse ce 25 septembre témoigner de la gratitude indéfectible de la France envers ses enfants meurtris par l'histoire ! * * * En même temps qu'un hommage, cette journée est l'occasion d'exprimer le devoir moral que notre pays conserve à l'égard de ceux qui l'ont servi.

Ce devoir de vérité et de reconnaissance est pour le Président de la République et pour le chef des armées une obligation impérieuse, une dette d'honneur. Engagé comme vous dans le conflit algérien, je sais l'aide que vous avez apportée à la France. Je comprends le sentiment d'abandon et d'injustice que vous avez pu éprouver. Et je partage votre amertume devant certaines attitudes et certains propos. Sachez que je les condamne fermement.

Notre premier devoir, c'est la vérité. Les anciens des forces supplétives, les Harkis et leurs familles, ont été les victimes d'une terrible tragédie. Les massacres commis en 1962, frappant les militaires comme les civils, les femmes comme les enfants, laisseront pour toujours l'empreinte irréparable de la barbarie. Ils doivent être reconnus.

La France, en quittant le sol algérien, n'a pas su les empêcher. Elle n'a pas su sauver ses enfants.

Les Harkis ne sauraient demeurer les oubliés d'une histoire enfouie. Ils doivent désormais prendre toute leur place dans notre mémoire.

La mission des historiens doit se poursuivre. Elle doit être menée avec conscience et impartialité. La connaissance du passé, parce qu'elle permet de rendre justice aux victimes de l'histoire ne peut que servir l'approfondissement de notre concorde nationale.

Ce devoir de vérité trouve son prolongement naturel dans un devoir de reconnaissance.

Malgré l'intervention de l'État, des collectivités locales et l'action généreuse de nombreuses associations, les difficultés de l'accueil initial, marqué par le confinement dans des camps ou le regroupement dans des quartiers isolés, ont conduit à des situations de précarité et parfois d'extrême détresse. Les conséquences en sont encore visibles aujourd'hui.

Sans doute une France profondément marquée et divisée par le conflit algérien n'était-elle pas préparée à l'accueil des rapatriés. Mais il faut aujourd'hui réparer les erreurs qui ont été commises. Alors que tout dans notre tradition républicaine refuse le système des communautés, on a fait à l'époque, dans l'urgence, le choix de la séparation et de l'isolement.

Les jeunes ont également souffert, victimes de l'installation trop précaire de leurs parents. Leur scolarité, leur formation se sont déroulées dans des conditions particulièrement difficiles, qui sont encore à l'origine de handicaps importants.

Pour eux comme pour la France, tout cela représente une perte de chances intolérable. Nous devons y remédier, par fidélité à notre tradition d'accueil et par respect pour ce que les Français musulmans rapatriés apportent à notre pays, à son équilibre social, à sa culture et à son ouverture sur le reste du monde.

La communauté nationale a commencé à prendre en compte cette situation, notamment à travers les lois de 1987 et de 1994. En réparant une partie du préjudice subi. En aidant les veuves des anciens combattants. En créant un véritable statut pour les captifs. En favorisant aussi l'accès à la propriété, afin que les Harkis s'enracinent dans la patrie qu'ils ont contribuée à défendre.

Ces mesures n'ont pas répondu à toutes les difficultés, tant le retard accumulé était important. Mais elles ont permis d'améliorer la situation des rapatriés. Elles doivent être poursuivies et prolongées.

Au-delà de l'approfondissement des actions déjà entreprises, cela nécessite de lutter plus efficacement contre toutes les discriminations, quels que soient le lieu où elles s'expriment et la forme qu'elles revêtent. Cela veut dire aussi encourager la formation et favoriser l'accès à l'emploi des plus jeunes générations, qui restent encore indûment pénalisées dans leur recherche de travail.

Comme je l'ai toujours fait, je veillerai à ce que les Harkis et leurs enfants aient toute leur place dans notre communauté nationale.

C'est un devoir républicain. La force d'une Nation tient d'abord à son unité, à une histoire partagée, à la solidarité qui l'anime, à la fierté que chacun retire de son appartenance à une collectivité humaine vivante et fraternelle. Nous avons le devoir d'agir pour que tous les Français, d'où qu'ils viennent, puissent se retrouver dans la République.

Les anciens des forces supplétives ont fait, il y a quarante ans, le choix de la France. Ils ont quitté leur terre natale et leurs proches pour reconstruire leur vie en France et continuer à participer à l'histoire de notre pays. Ce choix, ils le renouvellent, eux et leurs enfants, tous les jours. Il est juste qu'ils trouvent partout les moyens d'exercer leurs droits de citoyens et d'exprimer leur fierté d'être français.

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Mesdames et Messieurs,

La France se veut avant tout une communauté de destin. L'appartenance à la Nation ne vient pas seulement chez nous du sol, ni de la naissance, mais aussi et surtout de l'adhésion aux valeurs de la République et de la volonté de vivre ensemble.

Cela crée des obligations particulières envers ceux pour qui la citoyenneté française a été un choix et, plus encore qu'un choix, un combat. Ce combat, celui de vos pères, le vôtre, est aussi celui de tous les Français.

Je me réjouis que l'ensemble de nos concitoyens se montre de plus en plus sensible à l'histoire des Harkis, aux tragédies qui ont marqué leur destin, aux difficultés qu'ils rencontrent. Chacun s'accorde aujourd'hui à reconnaître leur engagement, l'aide qu'ils ont apportée à la France et le devoir que la République garde envers eux.

Au nom de l'ensemble de nos concitoyens, je suis heureux d'adresser aux Harkis et à leur famille ce message solennel de respect, d'amitié et de reconnaissance, en leur faisant part de toute la gratitude de la France pour les sacrifices qu'ils ont consentis.

Je vous remercie.