Interview de M. Jacques CHIRAC, Président de la République à "Future TV" et à "Radio Orient".

Palais de l'Elysée, mercredi 16 octobre 2002.

QUESTION - Monsieur le Président, je vous remercie de nous recevoir malgré votre emploi du temps très chargé. Si vous le voulez bien, Monsieur le Président, je voudrais commencer cet entretien par le dossier iraquien.

Les États-Unis, Monsieur le Président, veulent faire la guerre en Iraq pour atteindre deux objectifs : désarmer ce pays qu'ils disent surarmé, d'armes chimiques, biologiques, nucléaires, mais également changer de régime, c'est-à-dire éliminer Saddam HUSSEIN. Est-ce que la France, Monsieur le Président, partage ces deux objectifs ?

LE PRESIDENT - La France considère qu'il y a aujourd'hui un danger. En tous les cas, un danger potentiel dans la possession probable ou possible par le régime iraqien d'armes de destruction massive, notamment chimiques et bactériologiques. Et donc, la France s'associe à la volonté exprimée par les Nations Unies d'un contrôle, et le cas échéant d'une destruction de ces armes. Par conséquent, nous sommes favorables au retour des inspecteurs et à la capacité donnée à ces inspecteurs de faire leur travail pour s'assurer qu'il n'y a pas de danger de cette nature.

À partir de là, faut-il faire une nouvelle résolution pour augmenter la capacité d'intervention des inspecteurs ? Nous estimons que c'est, en réalité, d'abord aux responsables des inspecteurs de le dire. Et donc, nous attendons de M. BLIX et de M. EL BARADEI qu'ils nous disent s'il faut une nouvelle résolution pour renforcer leurs moyens.

Et puis, il y a le souhait exprimé par, semble-t-il, nos amis américains de faire figurer dans la même résolution une disposition permettant automatiquement d'engager une action militaire si on, c'est-à-dire les États-Unis, estime que les conditions d'inspection ne sont pas respectées par les autorités de Bagdad. Là, la France y est tout à fait hostile.

L'objectif, c'est de désarmer l'Iraq. Ce n'est pas de changer le régime. C'est cela l'objectif qui a été défini par les Nations Unies. Et seuls les Nations Unies et le Conseil de sécurité ont le pouvoir moral, politique, international, de prendre des mesures dans ce domaine. Et, donc, nous disons que s'il apparaissait sur le rapport de M. BLIX, et non pas sur l'impression des uns ou des autres, que les autorités iraquiennes ne remplissent pas leur part du contrat, alors il faudrait une autre réunion au cours de laquelle le Conseil de sécurité déciderait de ce qu'il faudrait faire, en fonction du rapport de M. BLIX. Cela n'exclut même pas la guerre, évidemment. Mais c'est toujours la dernière des solutions et toutes les autres solutions doivent être d'abord examinées, éventuellement mises en oeuvre, avant de faire une guerre quelle qu'elle soit.

QUESTION - Justement, Monsieur le Président, si l'ONU donnait son aval à une guerre contre l'Iraq, est-ce que la France participerait à cette guerre ?

LE PRESIDENT - Il n'y a pas de réponse à cette question et vous n'attendez pas de la France, membre permanent du Conseil de sécurité, qu'elle dévoile à l'avance la position qu'elle prendra. Je le répète, cela dépendrait de la situation créée par les éventuelles initiatives prises par les autorités iraquiennes.

QUESTION - Monsieur le Président, si jamais les choses n'allaient pas dans le bon sens, seriez-vous disposé à envoyer un émissaire personnel auprès de M. Saddam HUSSEIN, comme ce fut le cas en 1998, afin d'éviter une guerre ?

LE PRESIDENT - Nous avions envoyé le Secrétaire général de l'ONU. C'est au niveau de l'ONU que ces affaires se traitent. C'est donc à lui et, le cas échéant, au Conseil de sécurité, de décider s'il y a lieu d'avoir une médiation, un accord ou un contact supplémentaire. La France soutiendra dans ce domaine toute initiative du Secrétaire général des Nations Unies.

QUESTION - En 1998, Monsieur le Président, vous avez envoyé le Secrétaire général du quai d'Orsay, je crois, dans une mission similaire, c'était à l'époque des problèmes des sites présidentiels iraquiens. Est-ce qu'une telle initiative est envisageable si nécessaire ?

LE PRESIDENT - Je crois qu'elle n'est pas d'actualité, aujourd'hui. C'est au Conseil de sécurité, maintenant, de prendre les décisions.

QUESTION - Monsieur le Président, si vous le permettez, nous voudrions passer au problème du Proche-Orient. La situation en Palestine est dramatique. Où en est aujourd'hui l'idée de la conférence internationale que la France avait lancée ?

LE PRESIDENT - La situation, vous l'avez qualifiée, elle est dramatique. Et nous ne pouvons pas indéfiniment rester dans un système d'affrontement permanent, de danger, d'usage de la force, de terrorisme. C'est pourquoi nous pensons qu'une réunion internationale serait aujourd'hui la bienvenue. Non pas qu'elle soit susceptible de trouver, comme par miracle, une solution à tous les problèmes, mais déjà parce qu'elle permettrait de ramener tout le monde autour de la table et de parler.

Je suis très inquiet de la situation et je souhaite par conséquent que cette initiative puisse être prise.

QUESTION - Vu la tragédie qui règne dans les territoires palestiniens, Monsieur le Président, n'estimez-vous pas que l'envoi d'une force d'interposition est nécessaire plus que jamais, aujourd'hui ?

LE PRESIDENT - La France s'est déclarée favorable à l'envoi d'une telle force ou, au moins, à défaut de force d'interposition, d'une force d'observation. Nous ne sommes pas contre une force d'interposition. Mais au moins une force d'observation. Pour qu'une force d'observation puisse se déployer, il faut l'accord des deux parties. Et, dans l'état actuel des choses, il n'y a pas l'accord d'Israël et, par conséquent, il n'y a pas l'accord des États-Unis. Donc, nous sommes toujours favorables, mais la mise en oeuvre ne peut pas se faire aujourd'hui et je le regrette.

QUESTION - En 1998, lorsque vous êtes venu à Beyrouth, vous avez dit que, pour la Francophonie, le Liban c'est cette porte d'entrée vers le Proche-Orient que vous avez qualifié de grande et belle région. Justement, le sommet de la Francophonie est le neuvième sommet, qui se tient à Beyrouth, et le premier à se tenir en terre arabe. Est-ce que vous espérez que des résolutions pratiques seront prises lors de ce sommet concernant la région ?

LE PRESIDENT - Vous l'avez dit, c'est le premier sommet de la Francophonie en terre arabe et, je dirais, pas dans n'importe quelle terre arabe, si j'ose m'exprimer ainsi. Dans une terre qui incarne depuis toujours la culture, l'histoire de l'homme, le dialogue des civilisations et une terre qui a été marquée, hélas, par des drames, par des guerres, mais qui, vraiment, j'en suis sûr, est destinée à retrouver sa place, une place éminente de pôle entre l'Orient et l'Occident.

Alors, pour cela, naturellement, il faut d'abord et avant tout redonner au Liban la notion du respect de l'autre. Et je suis frappé par cela quand je vois les jeunes Libanais, qui sont très loin de toutes les guerres du passé et qui souhaitent aujourd'hui que l'on oublie tout cela, que l'on se respecte, que l'on retrouve une capacité du Liban à s'exprimer, à se développer, ce dont il a tous les moyens, dans le respect de l'autre, dans le respect de sa tradition et de sa culture. C'est ce que doivent comprendre aujourd'hui, je crois, tous les responsables du Liban.

Alors, nous essaierons d'y participer par ce sommet, en étant fiers qu'il ait lieu à Beyrouth, à Beyrouth où s'est déjà tenu, il y a peu de temps, un sommet arabe extrêmement important et essentiel par les propositions qu'il a faites. Nous sommes fiers et heureux qu'il ait lieu à Beyrouth. Beyrouth retrouve, petit à petit, la place importante qu'elle a dans le monde d'aujourd'hui et qu'elle doit avoir demain dans le monde actuel.

QUESTION - Et donc des résolutions pratiques pourraient émerger de ce sommet ?

LE PRESIDENT - Je l'espère. Nous aurons en particulier une matinée complète qui est, je dirais, à huis clos entre chefs d'État et de gouvernement pour nous permettre précisément de parler très librement, en dehors de tout effet médiatique ou politique. Parler entre nous. Et parmi les sujets qui vont être évoqués, bien entendu, il y a ceux dont nous venons de parler, c'est-à-dire le Moyen-Orient en général, l'affaire iraquienne en particulier, la question israélo-palestinienne d'une part et israélo-syro-libanaise d'autre part. Tout ceci pourra être évoqué. Et si on l'évoque, eh bien, d'une façon ou d'une autre, on l'évoquera en termes non pas d'affrontement mais de compréhension. Et c'est positif.

QUESTION - Monsieur le Président, l'Organisation internationale de la Francophonie comprend à l'heure actuelle sept pays arabes. Est-ce qu'il est envisageable de l'ouvrir à d'autres pays arabes ? Notamment, par exemple, à l'Algérie ? Et on s'étonne que l'Algérie n'en fasse pas partie ...

LE PRESIDENT - L'Algérie est chez elle dans l'organisation francophone. Pour des raisons que je comprends parfaitement et qui tiennent à l'histoire et qui tiennent à l'idée qu'elle se fait de sa place dans le monde d'aujourd'hui, elle n'est pas officiellement adhérente à la Francophonie. Mais, je le répète, elle y est chez elle. Et nous sommes particulièrement heureux que le Président BOUTEFLIKA vienne à Beyrouth et participe notamment à notre échange de vues à huis clos.

QUESTION - Revenons-en à "Paris II", la conférence des donateurs pour venir en aide à l'économie libanaise. Est-ce que vous pensez que les conditions de sa tenue sont prêtes, sont remplies ?

LE PRESIDENT - Le Liban est un pays qui est très riche par son potentiel mais qui a été ruiné par l'histoire récente et un peu par les erreurs des hommes. Il y a eu la guerre. Aujourd'hui, le Liban a une situation économique et financière difficile et il est légitime de l'aider à retrouver toute sa capacité de développement, qui est très grande. À l'aider à mettre en oeuvre ses potentiels qui sont très grands, notamment humains, potentiels d'intelligence, de coeur, de dynamisme qui est celui de la population libanaise que je remarque particulièrement chez les jeunes aujourd'hui.

Pour cela, chacun doit faire un effort. La communauté internationale doit faire un effort pour aider le Liban, tendre la main à un ami qui passe par un chemin difficile pour l'aider. C'est dans cet esprit qu'en accord avec le Président du Conseil des ministres du Liban, M. HARIRI, et avec l'approbation de l'ensemble des amis du Liban -qu'il s'agisse de l'Union européenne, des États-Unis, du Japon, où M. HARIRI vient de faire un voyage extrêmement positif, je l'ai su par le Premier ministre japonais, mais également des autres pays, notamment arabes-, ces amis doivent s'associer avec les Institutions financières internationales et les grands fonds financiers internationaux pour marquer, je ne dirais pas, une aide, mais leur confiance au Liban. Cela, c'est capital. Et c'est dans cet esprit que nous avons nommé M. CAMDESSUS pour organiser cette réunion dite "Paris II" qui se tiendra, je l'espère, avant la fin de l'année, dans des conditions qui sont actuellement mises au point par M. CAMDESSUS, chargé par tout le monde de cette mission.

La réussite de cette mission suppose l'accord des organisations financières internationales et notamment du Fonds monétaire international. Et c'est là que je viens à la deuxième exigence, ce sont les exigences de la part des Libanais eux-mêmes. Il faut qu'ils fassent également un effort, un effort de rigueur et de réformes car la longue crise qu'a connue le Liban fait qu'aujourd'hui il a besoin de réformes et de rigueur.

Alors, le gouvernement, l'actuel gouvernement libanais a fait des propositions qui ont été approuvées par l'ensemble de la communauté internationale, et notamment par les institutions financières internationales, comme étant des propositions raisonnables, nécessaires et conformes à l'intérêt du Liban. Ces décisions, ces réformes, impliquent d'être mises en oeuvre, dans le cadre d'un budget. Cela, c'est tout à fait essentiel. Un budget de réformes, ce n'est jamais un budget facile, par définition. Ce qui est important, donc, c'est que la communauté internationale ait conscience que le Liban, je dirais, unanime, au-delà des polémiques, au-delà de la petite politique, s'associe pour soutenir un effort de réformes qui, par ailleurs, est jugé par tout le monde comme l'effort nécessaire. C'est-à-dire que le budget soit voté tel qu'il est et dans les délais les plus courts possible pour que l'on puisse tenir, de façon valable, avec l'aval du Fonds monétaire international, la réunion de "Paris II" où pourront alors se mobiliser, à juste titre, les éléments de la solidarité de la communauté internationale.

QUESTION - Monsieur le Président, le contentieux israélo-libanais autour de la rivière de Ouazzani envenime la situation sur la frontière du sud-Liban. Quelle est la position de la France à ce sujet ?

LE PRESIDENT - Quand il y a un contentieux, la France considère qu'il faut d'abord dialoguer. En matière d'eau, il y a des règles internationales. Des experts vont venir au Liban, européens, américains et français. Ils vont regarder la chose. Ils diront quelle est la règle internationale. Il n'y aura plus qu'à appliquer la règle internationale. Alors, ce que je souhaite surtout, c'est que personne, ni d'un côté ni de l'autre, n'ait de geste inutile en attendant que l'on connaisse la règle internationale et que tout le monde s'accorde à l'appliquer. Ce qui ne posera, d'ailleurs, aucune difficulté.

QUESTION - Est-ce que le Liban et Israël ont fait part de leur volonté d'avoir des experts également français, Monsieur le Président ?

LE PRESIDENT - Oui. On a demandé un expert français. Donc, nous enverrons notre expert avec ceux de l'Union européenne. Nous sommes aussi en relation avec les États-Unis. Cela se passe normalement. Ce que je souhaite, c'est que cette affaire, qui est importante pour tout le monde, soit gérée dans le calme et non pas dans l'agressivité, naturellement.

QUESTION - Outre le Liban, vous visitez l'Égypte, la Syrie et la Jordanie. Une tournée, donc, proche-orientale. De GAULLE disait : "je suis venu en l'Orient complexe avec des idées simples". Vous-même, Monsieur le Président, votre message, c'est quoi pour cette tournée-là ?

LE PRESIDENT - La première fois où je suis allé dans cette région, j'avais des idées simples. Je dois dire que, petit à petit, elles se sont complexifiées. Mais enfin, j'essaie néanmoins de comprendre. Pour cela, je crois qu'il faut y aller moins avec le cerveau qu'avec le coeur ou plus avec le coeur qu'avec le cerveau. Alors, on comprend mieux.

QUESTION - Le message pour le Liban, cette fois. Est-ce qu'il y a un message comme cela que l'on pourrait obtenir ?

LE PRESIDENT - Pour le Liban, c'est ma confiance. Pour les Libanais, c'est mon encouragement à dépasser des querelles stériles et qui les appauvrissent et à se rassembler autour d'un effort pour un Liban indépendant, démocratique, sûr et fier de lui-même, ce qu'il a vocation à être et, surtout, je l'évoquais tout à l'heure, pour les jeunes Libanais, la confiance dans l'avenir de leur pays. Leur pays mérite leur confiance. Naturellement, il appartient aux responsables d'en tenir compte, mais les jeunes Libanais doivent mettre leur coeur, leur intelligence, leur culture, leur instruction au service d'abord, autant que faire se peut, du Liban. Et le message que je leur adresse, c'est : ayez confiance et restez au Liban !

QUESTION - Merci beaucoup, Monsieur le Président, pour cette entrevue et le temps que vous nous avez consacré. Nous vous retrouverons bientôt à Beyrouth pour le IXe Sommet de la francophonie.

LE PRÉSIDENT - Je m'en réjouis.