Interview de M. Jacques CHIRAC, résident de la République au quotidien "La Dépêche de Tahiti".

Papeete (Polynésie), le mardi 22 juillet 2003.

QUESTION – Monsieur le Président, vous allez entreprendre une visite officielle dans le Pacifique Sud. Quel rôle la France veut-elle et peut-elle jouer dans cette région du monde notamment en matière de sécurité ?

LE PRESIDENT– Dans quelques jours, je serai en effet au milieu des Français du Pacifique Sud. Par leur dynamisme, ils contribuent à affirmer la vocation universelle de la France, à illustrer ses valeurs et ses idéaux, à défendre ses intérêts et ses ambitions. A la joie de les retrouver s'ajoutera la fierté de voir le travail qu'ils accomplissent et de partager leurs projets. Je leur dirai de vive voix que la République est avec eux pour les aider à imaginer l'avenir et à réaliser leurs ambitions.

Grâce aux collectivités françaises du Pacifique, la France est membre de la grande famille océanienne. Elle partage naturellement les préoccupations des Etats de la région. Elle entend engager avec eux un partenariat exemplaire pour construire un Pacifique écologiquement préservé, économiquement efficace et socialement équitable.

Par le niveau de notre coopération, par notre présence militaire, par notre engagement en Europe, par notre influence au sein du Conseil de sécurité des Nations Unies, nous participons activement au maintien de la sécurité dans le Pacifique Sud. Nous oeuvrons ainsi pour que cette région contribue à la paix et à la stabilité du monde.

La France inscrit son action dans un cadre régional, en coopération notamment avec le "Forum des Iles du Pacifique" et la "Communauté du Pacifique", ainsi qu'avec l'Australie et la Nouvelle Zélande. Avec ces deux grands pays amis, nous pouvons élaborer de nombreux projets conjoints, à l'image de ceux qui existent dans le domaine de l'action humanitaire et de l'aide d'urgence. Dans le même esprit, les forces armées françaises travaillent, avec les Australiens et Néo-zélandais, à renforcer les actions qui concourent au développement des Etats insulaires, à la surveillance des zones économiques, et à une action efficace et rapide face aux situations de catastrophe naturelle.

QUESTION – Vous allez rencontrer en Polynésie de nombreux chefs d'Etat des pays indépendants de la région. Comptez-vous remettre en selle "le marché commun du Pacifique Sud", cher au coeur de votre ancien Secrétaire d'Etat, Gaston FLOSSE en 1986 ?

LE PRESIDENT– Cette rencontre va être l'occasion de souligner la volonté de la France de développer un partenariat exemplaire avec les pays de la région et de faire évoluer sa présence dans le Pacifique. Les Collectivités françaises du Pacifique, notamment la Polynésie française, acquièrent en effet davantage de compétences et de responsabilités au sein de la République. J'informerai nos partenaires du Pacifique de ces évolutions. Elles plaident pour l'intégration la plus large possible de nos collectivités dans leur environnement régional. Je souhaite que la Polynésie française puisse devenir, comme la Nouvelle-Calédonie, observateur au Forum des îles du Pacifique.

La QUESTION de l'intégration économique du Pacifique Sud est essentielle. Elle se pose aujourd'hui sous un jour nouveau. Les Etats de la région se sont dotés, à travers le Forum des Iles du Pacifique, de plusieurs instruments, comme le PICTA, auquel je souhaite que les Territoires français et américains du Pacifique puissent bientôt adhérer. Je veux faire progresser les relations économiques entre les territoires français du Pacifique et leurs voisins. La rencontre internationale de Papeete en sera l'occasion.

QUESTION – A ce propos, une fois la question du statut réglée, pensez-vous confier une responsabilité particulière dans la région au Président FLOSSE ?

LE PRESIDENT– La première présidence du "Fonds de coopération économique, sociale et culturelle pour le Pacifique" reviendra au Président de la Polynésie française. Le Président FLOSSE aura ainsi une responsabilité nouvelle dans la coopération régionale et je m'en réjouis. Il l'exercera au nom de la France.

QUESTION – Jamais la Polynésie n'est allée aussi loin dans sa quête de l'autonomie avec le statut qui vient d'être délibéré par l'Assemblée territoriale. Pensez-vous qu'il puisse encore évoluer ?

LE PRESIDENT– L'autonomie de la Polynésie française est dorénavant garantie et confortée par la Constitution.

Le projet de loi statutaire, que votre assemblée a récemment approuvé, concrétise pleinement et totalement les nouvelles possibilités offertes par l'article 74 de la Constitution. Aucune autre collectivité de la République ne dispose à ce jour de compétences aussi étendues.

Ce projet de loi est le fruit du dialogue entre le Gouvernement de la République et les autorités de la Polynésie française. Le champ des compétences transférées est étendu à des domaines aussi sensibles et innovants que le droit civil et le droit commercial. Pour autant, les principes d'unité et d'indivisibilité de la République, de même que les pouvoirs régaliens de l'Etat, demeurent et ne sauraient être mis en cause.

La loi organique statutaire fixe un cadre. Il en résultera nécessairement des évolutions concrètes. C'est à la Polynésie française, notamment par les lois du pays, que reviendra la responsabilité de fixer progressivement de nouvelles règles dans ses domaines de compétences.

QUESTION – A votre avis, ce statut tout à fait exceptionnel pourrait-il un jour servir de modèle à d'autres collectivités de la République ?

LE PRESIDENT– Conformément à l'engagement que j'avais pris, la Constitution a été révisée pour permettre aux collectivités d'outre-mer d'évoluer de façon différenciée, d'obtenir, si elles le souhaitent, un statut et des institutions propres. Dans le même temps, la Constitution réaffirme leur ancrage dans la République, afin d'éviter toute ambiguïté ou tout risque de dérive.

L'autonomie est l'une des évolutions possibles, la plus avancée par rapport au régime de l'assimilation législative que connaissent les actuelles régions et départements d'outre-mer. A la condition d'être approuvée par leur population ,d'autres collectivités d'outre-mer pourraient bénéficier du même régime.

Je rappelle qu'outre-mer, les demandes d'évolution institutionnelle doivent émaner des collectivités elles-mêmes. Il n'appartient donc pas à l'Etat de proposer un projet institutionnel ou statutaire pour ces collectivités. C'est à elles, et à elles seules, qu'il revient de déterminer si elles souhaitent conserver leur statut actuel, ou si, au contraire, elles souhaitent le voir évoluer.

QUESTION – La compétence accordée au Président du Gouvernement de Polynésie en matière de relation avec des pays tiers participe-t-elle de cette spécificité notamment lorsqu'il s'agit d'ouvrir des représentations à l'étranger ?

LE PRESIDENT– Il est naturel que la Polynésie française puisse développer des relations avec ses voisins, notamment dans le cadre de son développement économique. Il ne peut s'agir de mettre en place des représentations diplomatiques car la politique étrangère, qui se situe dans un autre registre et qui concerne les intérêts nationaux et la défense, demeure naturellement de la responsabilité de l'Etat.

QUESTION – Pour certains, le partage de quelques compétences régaliennes est une atteinte à la souveraineté de l'Etat. Est-ce exact ?

LE PRESIDENT– L'Etat est garant de l'unité et de l'indivisibilité de la République, en Polynésie française comme sur tout autre partie du territoire français. A ce titre, il conserve ses compétences régaliennes.

La Constitution ne permet pas un partage des compétences régaliennes. En revanche, la Polynésie peut participer, sous le contrôle de l'Etat, à l'exercice des compétences que celui-ci conserve dans le respect, bien sûr, des libertés publiques.

QUESTION – Vous avez apporté la preuve de la reconnaissance de la nation à ce territoire qui a accepté de participer à la grandeur de la France en pérennisant "le fonds de reconversion économique de la Polynésie française". Quelle appréciation portez-vous sur son utilisation présente et à venir ?

LE PRESIDENT– J'ai souhaité la pérennisation de ce fonds et sa transformation en une dotation globale de développement économique. Cela signifie que la Polynésie pourra utiliser librement ces crédits en fonction de ses propres choix et non de priorités qui lui seraient dictées par une planification administrative. Le Territoire dispose ainsi d'un outil financier permanent, permettant de consolider son développement économique.

J'ajoute que la confiance ne signifie pas pour autant l'abandon par l'Etat de ses missions de contrôle. L'emploi des fonds restera soumis au contrôle a posteriori de la Chambre Territoriale des Comptes, conformément aux principes généraux de la décentralisation qui fondent les relations entre l'Etat et les collectivités de la République.

QUESTION – Quel est votre point de vue sur la notion "de discrimination positive" avancée dès les discussions préparatoires à la rédaction de la loi organique ? Vous semble-t-elle ou non antinomique avec le concept de citoyenneté républicaine pour l'avoir transformé en "population polynésienne" (résidence ou naissance).

LE PRESIDENT– La notion de citoyenneté est inséparable de l'exercice des droits politiques, et d'abord du droit de vote.

Créer une citoyenneté locale serait contraire à la Constitution. Pour autant, il faut savoir prendre en compte les spécificités locales, notamment dans le domaine économique ou social.

C'est pourquoi notre Constitution autorise désormais ce que certains appellent les « discriminations positives ». Elles permettront de prendre, en Polynésie, des mesures pour protéger l'emploi local ou le patrimoine foncier et améliorer ainsi les conditions de vie des Polynésiens.

QUESTION – La loi programme comporte un volet défiscalisation qui a été sévèrement critiqué par l'opposition parlementaire. Deux anciens ministres de l'Outre-Mer ont notamment prédit "le retour aux excès du passé". Comment réagissez-vous à ces commentaires ?

LE PRESIDENT– J'observe tout d'abord que depuis la loi Pons de 1986, aucun gouvernement n'a remis en cause le principe de la défiscalisation, tant il est admis que sans ce soutien public, très peu d'investissements privés se réaliseraient outre-mer. Or, l'investissement privé génère du développement et de l'emploi.

J'observe ensuite que le système de défiscalisation ne fonctionnait plus. Il était temps de le revoir complètement pour relancer l'investissement outre-mer. La loi de programme pour l'outre-mer met en place un nouveau dispositif permettant de mieux soutenir le développement économique. La procédure d'agrément a été révisée pour éviter certaines dérives observées dans le passé. Avec plus de transparence, et donc plus de contrôle, le dispositif de défiscalisation répondra au seul objectif que nous poursuivons qui est d'en faire un véritable outil de développement de l'outre-mer et non pas un moyen pour certains d'échapper à l'impôt. Cette finalité du développement doit prévaloir. Et le Gouvernement est déterminé à veiller avec la plus grande vigilance à ce qu'il en soit bien ainsi.

QUESTION – Madame Girardin a affirmé que la loi programme garantissait aux investisseurs la durée des incitations fiscales et qu'elle élargissait leur champ d'application. Pensez-vous que le ministre de l'Economie et du Budget appliquera sincèrement ces dispositions ?

LE PRESIDENT– La loi de programme pour l'outre-mer stabilise sur 15 ans le dispositif de soutien fiscal à l'investissement, ce qui donne aux investisseurs la visibilité nécessaire pour réaliser leurs projets, sans craindre, chaque année, de remise en cause, comme lorsque ce dispositif était inclus dans la loi de finances. Si l'on veut rétablir un climat de confiance outre-mer, il faut impérativement conjuguer durée et stabilité.

Le ministre chargé du budget appliquera bien entendu ces dispositions, à l'élaboration desquelles il a du reste très largement contribué.

QUESTION – Comptez-vous augmenter, Monsieur le Président, les dotations allouées annuellement à la Polynésie, tous secteurs confondus, et notamment dans les secteurs vitaux de la santé, du social, des logements, etc... ?

LE PRESIDENT– Avec la Dotation Globale de Développement Economique, l'Etat contribue de façon déterminante au développement de la Polynésie.

Cette dotation représente la traduction financière concrète de l'autonomie.

D'autres instruments de développement ont été également mis en place : le contrat de développement Etat-Territoire et des conventions spécifiques passées avec d'autres ministères (Santé, Education, Agriculture, Sports...). Cest instruments feront, bien entendu, l'objet d'une évaluation conjointe à leur terme.

QUESTION – La sécurité, thème majeur de votre campagne en 2002 est aussi une de nos priorités. Votre Gouvernement a promis à la Polynésie, à plusieurs reprises, d'augmenter les effectifs des forces de l'ordre. Mais, à ce jour, cette promesse n'a pas été concrétisée et revient à chacune des rencontres. Pourquoi ?

LE PRESIDENT– Outre-mer, comme en métropole, la sécurité publique est un des axes prioritaires de l'action menée par le Gouvernement. L'Etat s'est donné les moyens, avec des méthodes renouvelées et un renforcement important des effectifs, de lutter efficacement contre la délinquance.

La Polynésie française n'est pas tenue à l'écart des efforts consentis par la Nation dans ce domaine. Il n'est pas exact de dire que les forces de sécurité n'ont pas augmenté. Un deuxième escadron de gendarmerie mobile de 75 hommes est en permanence affecté en Polynésie française. De même 35 fonctionnaires sont venus renforcer les effectifs de la Police Nationale.

Une Cellule d'Intervention de la Sécurité Intérieure , équivalent en Polynésie française des GIR, a été créée en Juillet 2002 afin d'assurer une coordination optimale des forces de sécurité. J'ajoute que l'implication des municipalités, et des maires, dans la lutte contre la délinquance peut dorénavant être effective. Les policiers municipaux de Polynésie française sont reconnus compétents pour relever des infractions depuis le vote de la loi de Sécurité Intérieure.

Ces efforts se traduisent d'ores et déjà dans les faits. La délinquance de voie publique, particulièrement insupportable pour nos concitoyens, a baissé de plus de 6% au cours des cinq premiers mois de l'année 2003. D'une année sur l'autre, la délinquance globale a baissé de plus de 11%.

QUESTION – Monsieur le Président, vous connaissez bien la Polynésie Française et l'on apprécie la qualité de vos relations avec le Président de son Gouvernement. Comment jugez-vous la situation économique et sociale de ce territoire dont vous n'ignorez rien ?

LE PRESIDENT– La Polynésie française a réussi, avec l'aide de l'Etat, la reconversion de son économie après l'arrêt du Centre d'Expérimentation du Pacifique.

Sous l'impulsion permanente de Gaston FLOSSE, elle valorise avec efficacité ses atouts économiques. Je pense au tourisme, à la perliculture, malgré une période difficile, mais aussi au secteur de la pêche dans l'une des plus vastes zones économiques de France.

La société polynésienne s'est considérablement transformée, à travers l'accès à de nouveaux services, l'utilisation des technologies les plus modernes, ou l'action menée pour lutter contre l'isolement des îles les plus éloignées des archipels.

Les résultats obtenus, suite aux efforts du gouvernement de la Polynésie française pour permettre à chacun d'accéder à des services et à des infrastructures essentiels à la vie de la collectivité, sont très encourageants. Je pense aux équipements scolaires et de formation, à la création du régime de solidarité territoriale, qui ne devra laisser personne en dehors d'une protection efficace contre la maladie, aux programmes de logements sociaux qui doivent permettre à chaque Polynésien de disposer d'un habitat conforme à ses besoins.

La Polynésie a su passer en 2002 un cap difficile en raison d'une conjoncture internationale morose depuis les attentats du 11 septembre. En se plaçant sur les marchés émergents de la région, la Polynésie a une carte à jouer pour trouver de nouveaux relais de croissance de son économie.

QUESTION – Les Polynésiens se sont exprimés massivement en votre faveur aux dernières élections présidentielles. Pouvez-vous leur dire qu'ils auront l'occasion de renouveler leur choix en 2007 ?

LE PRESIDENT– Ce n'est évidemment pas de cela dont je viens leur parler. Ce que je veux dire aux Polynésiens concerne leur présent et leur avenir. Je n'ai pas d'autres préoccupations que de les écouter pour mieux répondre à leurs besoins et leurs attentes. Je suis heureux de venir, de nouveau, à leur rencontre, car j'ai depuis toujours un profond attachement pour la Polynésie et une affection particulière pour les Polynésiens. Je les connais bien et depuis longtemps. Ils savent que je suis à leurs côtés.