DISCOURS PRONONCÉ PAR MONSIEUR JACQUES CHIRAC

PRÉSIDENT DE LA RÉPUBLIQUE

A L'UNIVERSITÉ D'ÉTAT CHEVTCHENKO

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UKRAINE

KIEV - Jeudi 3 septembre 1998

Monsieur le Recteur,

Mesdames et Messieurs les Ministres,

Mesdames et Messieurs les Professeurs,

Etudiantes et étudiants de cette belle Université de Chevtchenko,

Je suis heureux aujourd'hui d'être parmi vous et d'abord, Monsieur le Recteur, je vous remercie pour votre accueil. Merci de m'offrir cette occasion de rencontrer les jeunes Ukrainiens, ceux qui les préparent à entrer dans la vie et à construire l'Ukraine de demain. Merci de m'avoir invité à le faire ici, dans le cadre prestigieux de votre université dont vous avez si bien parlé, cette université qui porte le nom de votre héros national, Tarass Grigorovitch Chevtchenko, qui est un nom qui parle au coeur des Français.

Il évoque, en effet, cette liberté qui nous est chère, à nous, Français et Ukrainiens, et pour laquelle tant des nôtres sont tombés. Chevtchenko est l'un de ceux-là. Héros et martyr de l'Ukraine, il fut un combattant de votre langue et de votre nation en même temps qu'un combattant de l'humanité, luttant pour l'égale dignité de tous. A la seule force de l'esprit et de la plume, il ouvrit aux Ukrainiens la voie de la renaissance nationale puis de l'indépendance. Et ce haut lieu, où vit sa mémoire, n'a cessé d'incarner son idéal d'une Ukraine libre, indépendante, forte, fière, généreuse.

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Oui, depuis toujours la France admire la puissance et la ténacité du sentiment national ukrainien. Dès le XVIIe siècle, mes compatriotes vibraient à l'évocation de l'épopée cosaque. Voltaire a parlé de cette aspiration constante de votre nation à la liberté. Militante inlassable de la liberté des peuples, la France de la Révolution, la France de la République, la France des Droits de l'Homme, s'est enflammée pour cette Ukraine résolue à demeurer elle-même malgré les vents souvent contraires de l'Histoire.

Ici, à Kiev, il y a plus de trente ans, le Général de GAULLE évoquait la grande mais tragique histoire de l'Ukraine. " Histoire, disait-il, qui touche depuis bien longtemps les coeurs français. Nous savons ce que firent vos princes au milieu des périls et des menaces. Nous savons quelles épreuves vous avez traversées. Nous savons quels combats furent livrés sur ce sol ". Et la France n'oublie pas. Elle n'oublie pas les massacres et les souffrances de votre peuple, son douloureux tribut aux deux tyrannies qui ensanglantèrent notre siècle. Aujourd'hui je tiens à rendre hommage à toutes celles et à tous ceux qui sont tombés, aux côtés parfois de mes compatriotes, pour la liberté et pour l'Ukraine, à toutes celles et à tous ceux qui résistèrent aux totalitarismes par le glaive ou par l'esprit.

Il y a bientôt dix ans, l'Europe brisait ses chaînes. La liberté s'imposait partout sur notre continent et au-delà, abattant, avec le Mur de Berlin, un demi-siècle d'affrontement bipolaire. Un demi-siècle d'une architecture politique internationale figée, dangereuse, stérile.

Enfin, votre pays recouvrait sa pleine souveraineté. Les Ukrainiens prenaient en main leur destin. Et la France se réjouissait de votre liberté. L'Europe, une Europe nouvelle, rassemblée et en paix, restait à dessiner. Et naturellement, la France et l'Ukraine se portaient l'une vers l'autre pour inventer l'avenir.

Et c'est à vous, étudiants d'Ukraine, que je voudrais maintenant m'adresser. Cet avenir, vous allez le construire avec l'enthousiasme et la générosité de ceux qui se lancent dans la grande aventure de la vie. Cet avenir, vous devez le bâtir avec tous les jeunes Européens pour un monde plus solidaire, plus fraternel, un monde où il fasse meilleur vivre.

C'est une énorme responsabilité que vous avez. Certains d'entre vous se demandent s'ils sauront trouver leur place dans ce monde qui leur paraît parfois dur et cruel. Une chose est sûre : vous devrez construire, imaginer, vous devrez vous battre pour que l'avenir ressemble à ce que vous voulez, à ce que vous rêvez. Et dans ce combat, vous avez une grande chance, celle d'avoir vingt ans dans l'Ukraine d'aujourd'hui.

Vous avez la chance de vivre dans un pays où s'enracine la démocratie. Un pays qui, jour après jour, construit la paix avec ses voisins, qu'ils aient été les alliés ou les adversaires d'hier. Un pays qui affirme, jour après jour, son appartenance à l'Europe. Un pays où doivent s'accomplir d'immenses changements avec le concours de chacun.

Oui, mon message est un message de confiance, d'énergie, de volonté. C'est un message de solidarité. La solidarité de la France, votre amie.

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Energie, volonté pour consolider la liberté. Beaucoup d'entre vous n'étaient encore que des enfants lorsque l'Ukraine a commencé à s'engager sur la voie difficile de la démocratie. Ce que je veux vous dire à vous, mais aussi à tous les jeunes d'Europe pour qui la liberté est une chose naturelle, c'est que rien n'est plus fragile que la démocratie.

Oui, consolider la démocratie, c'est votre première responsabilité. Parce que vous êtes jeunes, parce qu'à votre âge on est tolérant, généreux, épris de justice, vous êtes particulièrement sensibles aux valeurs et aux enjeux de la démocratie. Je vous engage à en être le fer de lance, à en soutenir sans cesse les progrès.

Et d'abord ceux de l'Etat de droit. Membre du Conseil de l'Europe, l'Ukraine affirme son attachement aux Droits de l'Homme et aux grandes libertés. Il n'est pas de vraie démocratie sans débats. Ceux que votre Parlement tient jour après jour. Ceux qui se développent dans vos médias. Et là encore, l'Ukraine, en quelques années, a connu une révolution. La presse s'y est développée dans une liberté qui fait honneur aux professionnels de votre pays. Cette évolution, la France, l'an passé, l'a saluée en décernant à l'Institut des mass médias d'Ukraine le Grand prix des Droits de l'Homme de la République française.

Consolider la démocratie, l'Etat de droit, c'est aussi garantir à la justice son indépendance en même temps que son efficacité. L'Ukraine y travaille. Elle le fait d'ailleurs avec le concours de la France. Une coopération exemplaire s'est instaurée entre les juridictions de Kiev et de Toulouse. Nous avons des projets pour la formation conjointe de nos magistrats. Et, à l'occasion de ma visite, Ukrainiens et Français sont convenus de collaborer plus étroitement pour que reculent le crime organisé et les mafias, le fléau de la drogue, le trafic des êtres humains, tout ce qui est la lèpre de nos sociétés.

Consolider la démocratie, c'est encore exalter le bien commun. C'est placer l'administration au service de tous. Là aussi, nous avons engagé notre rapprochement. C'est la coopération initiée par l'Institut d'administration publique ukrainien et les Instituts français. J'invite l'ensemble de nos administrations à suivre cet exemple.

Consolider la démocratie, c'est enfin garantir la liberté d'entreprendre. C'est permettre l'épanouissement des entreprises et préparer ainsi vos succès économiques. Ce dont ont besoin les investisseurs, c'est de stabilité, de transparence et de sécurité dans les relations économiques et commerciales. La France, si vous le souhaitez, peut vous aider à créer cet environnement favorable. Elle peut vous permettre de vous arrimer plus solidement encore à l'Europe en adaptant votre droit économique aux normes de l'Union européenne.

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Votre énergie, votre volonté, vous devez aussi les mettre au service de la sécurité et de la paix. Pour les Ukrainiens, ces mots prennent tout leur sens. S'il est un pays qui a dû, au long des siècles, se battre pour exister, c'est bien l'Ukraine. S'il est un pays qui a souffert dans notre siècle de fer et de feu, c'est bien l'Ukraine. S'il est un pays attaché à la paix, c'est bien l'Ukraine. Et s'il est un pays essentiel pour bâtir la sécurité de notre continent, c'est encore l'Ukraine.

Aujourd'hui, les Européens ont définitivement tourné une page de l'Histoire. Une nouvelle architecture de sécurité se met en place sur notre continent. Et votre grand pays doit y jouer tout son rôle.

C'est le sens de la Charte liant désormais l'Ukraine à l'Alliance atlantique. C'est le sens du renoncement exemplaire de votre pays à l'arme nucléaire, héritée de l'arsenal soviétique. C'est le sens des efforts déployés par l'Ukraine et ses voisins pour apaiser les contentieux du passé et normaliser leurs relations. C'est le sens de l'engagement des vôtres en Bosnie, aux côtés des militaires français, pour que cessent la violence et les massacres et pour que ce pays se reconstruise. C'est le sens de l'élection d'un ministre ukrainien des Affaires étrangères à la présidence de l'Assemblée générale des Nations Unies.

Je salue cet engagement de votre pays au service de la paix. Il est temps, comme le demandait votre grand historien Hrouchevsky, je le cite, " de chercher les rapprochements au lieu d'élever des remparts " et de " substituer, en Europe, aux puissances de lutte et d'antagonisme, les puissances d'intelligence et d'union ".

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C'est la vocation même de l'Union européenne. Cette Europe à laquelle l'Ukraine ne cesse de s'ouvrir. Cette Europe qui devait, dans l'esprit de ses fondateurs, rendre la guerre impossible, et qui y est parvenue.

Voici réalisé le grand rêve de Jean MONNET, de Robert SCHUMAN, de Konrad ADENAUER et du Général de GAULLE. Voici l'idéal qu'ont poursuivi, après eux, les dirigeants européens. Et voilà pourquoi nous devons progresser dans la construction de l'Europe.

La France soutient votre désir de vous rapprocher de l'Europe. Nous ne vous décevrons pas. Vous qui partagez avec nous l'essentiel, cette idée de l'homme, et cet esprit de tolérance politique, religieuse, culturelle, linguistique que vous avez hérité de votre rude histoire et que vous mettez en oeuvre aujourd'hui, chez vous et avec vos voisins.

La France encourage l'Ukraine à accomplir avec détermination les nécessaires réformes qui permettront à votre économie de participer avec succès à la grande compétition globale née de la mondialisation des marchés comme des technologies.

Votre pays possède de puissants atouts : son remarquable potentiel humain et technologique ; ses richesses naturelles abondantes. Il est, dans certains domaines de pointe, l'un des tout premiers en Europe et dans le monde.

Mais il doit aujourd'hui s'ouvrir à l'économie de marché. C'est une mutation difficile, douloureuse, je le sais, mais elle est indispensable pour aborder en confiance les marchés européens et mondiaux. C'est la condition du succès et de la prospérité.

J'ai foi dans votre grand pays. Toute l'histoire de l'Ukraine parle du caractère inébranlable de son peuple. Il saura, une fois encore, se rassembler, se mobiliser et surmonter les obstacles.

Il peut compter sur la France, ses investisseurs, ses savoir-faire. C'est déjà, dans le domaine de la sûreté nucléaire, notre coopération pour que jamais ne se renouvelle la terrible tragédie de Tchernobyl. Et la France milite pour que la communauté des nations poursuive son effort. Il est impératif qu'en l'an 2000 la centrale de Tchernobyl puisse être définitivement fermée. Pour cela le gouvernement ukrainien et les pays du G7 doivent mener à son terme, dans une coopération exemplaire, un programme énergétique ambitieux et cohérent.

Dans les transports et les télécommunications, nous avons noué d'importants partenariats, fondés sur des transferts de technologie. Nous pouvons et nous devons aller plus loin. Pour cela, votre pays doit s'ouvrir davantage et laisser jouer les règles de la libre concurrence.

De notre côté, nous réfléchissons à l'intégration harmonieuse de l'Ukraine dans une véritable stratégie européenne. Comment rendre complémentaires nos atouts respectifs ?

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Mais c'est vous, jeunes Ukrainiens, qui arrimerez votre pays à l'Europe, personne d'autre. Vous le ferez en allant vers l'autre, en sillonnant nos pays, en vous enrichissant de toutes nos différences. Voyagez ! On peut toujours le faire. A l'ouest et depuis des décennies, les jeunes Européens parcourent l'Europe. A votre tour, partez à leur rencontre !

Mon souhait, c'est que renaisse l'Europe d'antan, l'Europe des universités et des laboratoires, l'Europe de la culture, l'Europe des sciences, l'Europe sans frontières de l'émotion et de l'esprit.

Souvenons-nous du destin unique de celle qui fut, au XIe siècle, la princesse Anne, fille du grand roi Yaroslav le Sage, devenue la reine Anne de France par son mariage avec Henri Ier. Elle a laissé sa marque dans nos mémoires. Elle introduisit chez nous les raffinements d'une culture lointaine et méconnue : la vôtre.

Oui, l'Europe s'est faite ainsi, par d'incessants échanges, le goût de l'autre et de ses différences, cette ouverture d'esprit, cette générosité que nous devons retrouver. C'est comme cela, par vos voyages, par vos contacts, par votre soif de découvrir et d'apprendre, et par ce respect qui naît de l'échange, que vous cimenterez l'amitié et la paix sur notre continent.

L'an prochain, ce sont les Français qui découvriront vos traditions et votre culture à l'occasion des " Journées de l'Ukraine " en France. L'occasion d'une séduction mutuelle. Puissent-elles lancer nos jeunesses à la rencontre l'une de l'autre !

C'est vrai, être jeune est la plus belle des chances. A votre âge, on a le goût d'entreprendre, cette curiosité insatiable et l'envie de tout connaître et de tout comprendre, et l'on a cette énergie à laquelle rien ne résiste.

Alors, je vous le dis de tout coeur, saisissez cette chance ! Ayez confiance ! Confiance dans votre peuple et dans votre pays, dans votre culture généreuse, dans vos traditions humanistes. Allez de l'avant ! Réalisez vos rêves ! Ce goût d'entreprendre et cette énergie, mettez-les au service de l'Ukraine mais aussi au service d'une Europe pacifique, où l'on peut s'épanouir librement et sans contrainte.

Et n'oubliez pas, parmi vos amis, la France est là. Elle est à vos côtés. En accord sur l'essentiel, progressons ensemble. Ensemble, donnons à la nouvelle Ukraine toutes ses chances pour l'avenir. Et donnons à notre nouvelle Europe cette paix et cette prospérité auxquelles, tous, nous aspirons, au lendemain de tant de guerres et de divisions qui nous ont fait tant de mal. Ensemble, défendons ces valeurs auxquelles nous tenons : l'indépendance, la démocratie, la liberté.

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question -

Qu'avez-vous fait comme université aux Etats-Unis ?

LE PRESIDENT -

Je ne suis pas allé à l'université. J'ai fait une école pour entrer comme fonctionnaire dans l'administration française. Je suis allé tout de même un peu aux Etats-Unis, effectivement, quand j'étais jeune, que je n'avais pas d'argent et que j'essayais de survivre dans un milieu difficile mais passionnant.

Et puis, effectivement, j'ai pensé que l'épanouissement européen était la vocation naturelle d'une jeunesse pacifique et donc, petit à petit, je suis devenu un militant de l'Europe.

Voilà pour ce qui me concerne, mais quelle que soit votre formation, faites la même chose, aimez !

question -

A quel moment la radio de Paris va-t-elle commencer les émissions pour les auditeurs de l'Ukraine ?

le president -

Ecoutez, je vais vous dire la vérité, je n'en sais rien. Je ne connais pas la réponse à cette question mais puisque vous le dites, il doit y avoir une raison, alors dès mon retour, je vais m'informer et si je peux accélérer le processus, je le ferai bien volontiers.

question -

Nous savons que l'équipe de France a eu votre énorme soutien, comme le monde entier a pu le constater, pour gagner la Coupe du monde. Vous savez que la France va jouer contre l'Ukraine, pensez-vous que c'est le destin qui en a voulu ainsi, et d'autre part, nous voudrions vous demander que souhaitez-vous à l'équipe de Kiev ?

le president -

Je voudrais dire d'abord que j'ai été un supporter, dès l'origine, très actif de l'équipe de France. J'ai été heureux qu'elle gagne. Alors, je n'ai pas changé d'avis. Nous avons un grand respect en France pour un club prestigieux et bien connu qui est le Dynamo. Mais, je vais vous dire la vérité, autant je souhaite beaucoup de bien à l'Ukraine dans tous les domaines, autant je souhaite que la France gagne le match Ukraine-France, mais avant vous aurez le match Ukraine-Russie.

question -

J'apprécie beaucoup le système d'ingénieurs d'entreprise à l'Ecole centrale. En fait, je faisais une thèse à l'Ecole centrale en coopération avec l'université de Kiev. Mais il y a de grandes taxes pour les entreprises. Que pensez-vous des jeunes entrepreneurs de l'Europe ?

le president -

Moi, je pense et je suis sûr que le jeune est fait pour créer, pour entreprendre. Et que l'on n'a pas besoin de beaucoup de choses pour créer une entreprise. Seul au départ, il faut un peu d'imagination, du courage et du travail, dans son pays ou dans un autre. Alors, si en plus on a une formation, de la compétence, comme vous le disiez à l'instant, sortant d'une grande école, on a tout de même beaucoup de chance. La vocation normale des jeunes est de réussir, de créer. Alors, moi je vous encourage à trouver un secteur qui vous plaît et à vous engager totalement à créer quelque chose, à ne pas attendre en permanence des autres ou de l'Etat une aide pour essayer de vous soutenir, mais de sortir de vous-même, de vos tripes, l'énergie nécessaire pour créer et vous verrez, c'est moins difficile que l'on ne le pense.