INTERVIEW ACCORDEE PAR MONSIEUR JACQUES CHIRAC

INTERVIEW ACCORDEE PAR MONSIEUR JACQUES CHIRAC

PRESIDENT DE LA REPUBLIQUE

A RADIO FRANCE INTERNATIONALE

Palais de l'Elysée - Samedi 8 mars 1997

QUESTION - Monsieur le Président, merci de nous accueillir au Palais de l'Elysée. Vous êtes à la veille d'entamer votre plus long déplacement à l'étranger et ce périple vous le réservez d'abord à l'Amérique latine. Faut-il voir dans ce geste une ambition renouvelée de la France vers l'Amérique latine ?

LE PRESIDENT - Oui, c'est le sens qu'au-delà du plaisir que j'ai à aller en Amérique latine, je veux donner à ce voyage. J'avais souhaité aller dans tous les pays d'Amérique latine. Je commence par les pays du MERCOSUR et la Bolivie. Mais mon intention est d'aller dans les autres pays également, probablement dans la première partie de l'année prochaine. Et je veux donner effectivement à ce voyage le sens des retrouvailles, en quelque sorte, d'une famille qui a conservé les liens très forts, très profonds de la culture, de l'amitié, de la solidarité, la famille latine, mais qui a été un peu séparée par les événements, l'Histoire, le temps. Je voudrais que nous nous retrouvions fortement.

QUESTION - Alors, ces liens culturels que vous évoquez, privilégiés, entre la France et ces pays où vous vous rendez, donnent-ils plus d'atouts pour pénétrer, maintenant, dans ce qu'est devenu un marché à la croissance affirmée, à la démocratie installée. Est-ce que c'est un atout supplémentaire cette histoire particulière, précisément ?

LE PRESIDENT - Oui, un atout certainement, mais c'est surtout une chance. L'Amérique latine est en train de s'organiser. La démocratie y est maintenant partout. Le développement économique est fort, l'intégration régionale se développe avec le MERCOSUR, qui est aujourd'hui à lui tout seul plus important que l'ASEAN que les pays de l'Asie du Sud-est, et qui est le deuxième marché mondial en terme de croissance. Il est temps pour l'Europe comme pour le MERCOSUR et plus généralement l'Amérique latine d'avoir conscience que leur intérêt est commun et joint. L'avenir de l'Amérique latine n'est pas dans l'axe nord-sud, il est avec l'Europe pour des raisons qui tiennent à l'histoire et à la culture, à l'adhésion aux mêmes valeurs, au même type d'humanisme mais aussi aux mêmes complémentarités économiques, les uns soutenant les autres.

Aujourd'hui l'Union européenne - si je prends les pays du MERCOSUR - est de loin le premier pour les échanges commerciaux, le premier pour les investissements et de très loin le premier pour l'aide au développement. Donc, il y a là des liens très forts et un équilibre qui s'impose naturellement et qui consiste à avoir un lien très fort entre l'Amérique du Sud et l'Europe.

QUESTION - - Vous parlez de liens forts entre l'Union européenne et le MERCOSUR. Il y a dans le même temps des perspectives américaines, de zones de grand libre échange. Alors quels atouts supplémentaires et quelle volonté particulière allez-vous mettre en oeuvre dans ce voyage pour affirmer les liens l'Union européenne et le MERCOSUR ?

LE PRESIDENT - Je crois que l'Amérique latine comprend parfaitement que son intérêt c'est naturellement d'entrer, courageusement, ce qu'elle fait, dans un monde qui se mondialise, qui se globalise où les échanges se développent énormément et créent la richesse à condition d'ailleurs d'en maîtriser les effets pervers sur le plan social. Mais elle comprend parfaitement que son intérêt n'est pas de s'enfermer dans une intégration régionale exclusive, sa vocation n'est pas d'être un morceau de l'ALENA, sa vocation est d'être présente au monde, ouverte au monde. Et son intérêt essentiel, économique, les échanges, les investissements, l'aide n'est pas vers les Etats-Unis, il est vers l'Europe. Non seulement c'est déjà le cas aujourd'hui, je l'ai dit à l'instant, mais c'est un phénomène qui se développe.

QUESTION - - Pourtant, Monsieur le Président, il y a un sentiment soit à Brasilia soit à Buenos Aires que la France d'une certaine façon retarde la mise en application de l'accord cadre de Madrid de l'Union européenne MERCOSUR, surtout à cause du marché agricole, seriez-vous prêt à faire un geste dans la direction dont le sens sera la libéralisation du marché agricole ?

LE PRESIDENT - D'abord je voudrais rappeler que c'est la France qui est à l'origine de l'initiative qui a conduit l'Europe à signer son premier accord international avec un autre grand groupe régional mondial, c'est la France, sous l'impulsion d'abord de mon prédécesseur, M. MITTERRAND, et ensuite la mienne lors du Sommet de Cannes, qui a été à l'origine de cela. L'accord a été signé à Madrid, sous la présidence espagnole, mais enfin l'initiative était française. Donc, si la France avait voulu retarder les échanges elle n'aurait pas pris cette initiative.

Alors, deuxièmement, elle ne retarde rien. Elle est même en pointe pour le développement des mesures d'application de cet accord et pour son amplification vers le libre échange.

Troisièmement, nous avons à faire face aujourd'hui à des marchés agricoles qui ne sont pas excessifs mais qui sont mal organisés. La démographie montre que nous devrons produire dans les vingt ans qui viennent de plus en plus de produits agricoles et alimentaires, de plus en plus si on veut nourrir le monde.

QUESTION - Il y aura donc excès aux ressources ?

LE PRESIDENT - Non, il y aura pénurie de ressources si nous ne faisons pas un grand effort pour développer la production agricole et alimentaire. Il y a donc de la place pour les intérêts sud-américains et pour les intérêts européens, seulement il faut mieux s'organiser. Vous me demandez : "Est-ce que vous avez l'intention de prendre une initiative ?" Oui, celle d'engager avec nos amis d'Amérique du Sud, en général, du MERCOSUR en particulier et notamment du Brésil, une vraie discussion en rejetant les contraintes du passé, en rejetant les préjugés, les conservatismes les arrières pensées, les intérêts des uns ou des autres, y compris d'ailleurs les américains et en essayant de voir comment on peut régler au meilleur profit de l'Amérique latine et de l'Europe les problèmes agricoles. Et c'est possible.

QUESTION - - Monsieur le Président, il y a dans tous les pays que vous allez visiter, un fort courant de sympathie pour la France, pour sa culture et pour vous-même. Mais c'est sans doute en Bolivie que vous serez reçu avec le plus d'enthousiasme en raison de la position que vous avez prise en faveur du football brésilien et notamment de la possibilité d'organiser des rencontres internationales comptant pour le championnat du monde à La Paz, la capitale qui est située à 3 600 mètres d'altitude. Pouvez-vous, Monsieur le Président, nous dire un mot de cette question du stade de La Paz mais aussi des autres sujets que vous pensez aborder au cours de cette étape bolivienne ?

LE PRESIDENT - Je voudrais vous dire, tout d'abord, que j'ai beaucoup d'estime pour deux personnalités que je considère comme étant de premier plan : M. le Président LOZADA, et le vice-Président Victor-Hugo CARDENAS. Quand ils m'ont demandé en ma qualité de Président du pays organisateur de la Coupe du Monde de 1998, de m'associer à leurs efforts pour faire changer une décision qui excluait La Paz des matchs de préparation, je m'y suis associé bien volontiers. Je me suis d'abord informé auprès des médecins spécialisés. J'en ai conclu qu'il n'y avait aucun problème pour jouer à La Paz, à condition de prendre quelques précautions naturelles. J'ai considéré que rien ne pouvait justifier qu'on enlève aux habitants de ce pays et surtout de cette région, le grand plaisir qu'ils ont à participer au football, à supporter leur équipe bolivienne qui est une belle équipe en progrès et d'être partie prenante à la grande fête du football mondial.

Donc je me suis, c'est vrai, beaucoup dépensé auprès des autorités sportives internationales, notamment de mon ami, le Président HAVELANGE, auprès des chefs d'Etats et de Gouvernements qui pouvaient avoir un intérêt ou des liens avec les responsables sportifs. Je me suis associé à une victoire qui a été d'abord, et avant tout, celle des autorités boliviennes naturellement et je me suis réjouis de ce résultat.

QUESTION - - Monsieur le Président, la Bolivie est pays producteur de drogue. Y a-t-il une initiative de votre part en tant que pays consommateur sur cette question de la drogue ?

LE PRESIDENT - C'est un grand, grand souci pour moi la drogue, un énorme souci. Elle se développe partout, et donc il faut une action beaucoup plus forte. Nous avons tous nos torts et il faut sortir de cette espèce de discussion sans fin qui consiste pour les producteurs à dire aux consommateurs "vous n'avez qu'à pas consommer, il n'y aura pas de production" ou aux consommateurs de dire aux producteurs : "vous n'avez qu'à pas produire et on ne sera pas envahi" tout cela n'a pas de sens. C'est un problème global, nous avons tous nos responsabilités. Il n'y a pas un responsable, tout le monde est responsable. Les autorités boliviennes sont particulièrement ouvertes à la discussion et à la coopération dans ce domaine, particulièrement ouvertes. Dans le respect naturellement d'un certain nombre de traditions. Chacun sait qu'il y a des traditions qui ne gênent personne, qui peuvent et doivent être respectées et puis il y a des excès, ceux-là il faut les maîtriser et la maîtrise de ces excès suppose une coopération internationale forte. Ce n'est pas tel ou tel pays qui peut agir seul, ce n'est pas vrai, cela n'existe pas. C'est une responsabilité collective et une action collective et je peux vous dire puisque vous me parlez de la Bolivie que les autorités boliviennes sont extrêmement positives et coopératrices dans ce domaine.

QUESTION - Monsieur le Président, pensez-vous évoquer au cours de ce voyage en Bolivie le cas d'Alain MESSILI, ce ressortissent français qui est actuellement incarcéré dans ce pays ?

LE PRESIDENT - Je l'évoquerai sans aucun doute.

QUESTION - - Il y a un problème juridique qui se pose.

LE PRESIDENT - Je l'évoquerai.

QUESTION - Monsieur le Président, le temps nous est compté, vous êtes très respectueux de la diversité des langues, des cultures. Vous souhaitez privilégier la francophonie au cours de ce voyage. Quelle place pour le français, quelle place pour ses diversités culturelles en Amérique latine ?

LE PRESIDENT - Vous savez naturellement, je suis un militant francophone et très attaché à l'espace francophone. Nous aurons le prochain Sommet francophone à Hanoi au Vietnam dans quelques mois et nous allons créer, organiser un grand espace francophone. Mais le problème ce n'est pas seulement le français. Le problème, compte tenu de l'évolution des techniques de communication et d'information, c'est de pouvoir échanger dans un nombre important de langues et donc toutes les grandes langues doivent s'associer pour défendre ce qu'elles représentent de culture, d'humanisme. Ce serait un désastre mondial que de voir petit à petit disparaître au bénéfice d'une seule langue tout ce qui est le patrimoine culturel du monde.

En Amérique latine - vous parliez de la Bolivie et de ce point de vue d'actions, M. CARDENAS est exemplaire - de plus en plus on reconnaît l'importance du bilinguisme pour sauver les langues amérindiennes et donc ce qu'elles apportent en terme de culture. Eh bien, de la même façon à l'échelle du monde, il faut que chaque langue puisse se développer. D'où l'importance de s'entendre entre ceux qui parlent le français, l'espagnol, le portugais, ceux qui parlent le hindi, le japonais, l'arabe, le chinois ou d'autres, c'est-à-dire les grands véhicules culturels doivent s'entendre pour créer les réseaux de communication, les réseaux d'information permettant de diffuser chacun nos langues et nos cultures. Le monde doit rester pluriculturel et donc plurilinguistique.

QUESTION - Et cela vous le réaffirmerez au cours de votre voyage ?

LE PRESIDENT - Très clairement !

QUESTION - - Merci, Monsieur le Président.