INTERVIEW ACCORDEE PAR MONSIEUR JACQUES CHIRAC,

PRESIDENT DE LA REPUBLIQUE,

A LA TELEVISION UKRAINIENNE " NOVA MOVA "

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Palais de l’Elysée - dimanche 30 août 1998

(diffusion le 2 septembre 1998)

QUESTION - Vous êtes le premier Président français qui vient en Ukraine depuis l’indépendance de l’Ukraine, est-ce que vous avez prévu pendant votre séjour la possibilité d’une certaine aide de la part de la France pour que l’Ukraine évite la crise financière qui frappe maintenant la Russie ?

le président -

D’abord je me réjouis d’aller en Ukraine et d’être le premier Président de la République française à venir dans votre grand et beau pays.

J’y vais d’abord parce que j’entretiens d’excellentes relations avec le Président KOUTCHMA, que j’ai vu cinq ou six fois en deux ans et qui est venu en 97, ici, à Paris, pour une visite qui a été très réussie. J’ai trois idées principales en allant en Ukraine plus un plaisir : le plaisir, c’est de voir cette terre ancienne, prestigieuse, qui a une vieille histoire et une histoire qui très souvent s’est recoupée avec la nôtre depuis 1000 ans.

Mes idées, c’est d’abord d’apporter le soutien de la France à l’Ukraine, soutien à cet effort réalisé par votre pays pour affirmer son indépendance, son intégrité territoriale, sa volonté de progresser sur le chemin de la démocratie et de l’Etat de droit, et sa volonté de faire les réformes qui s’imposent pour être intégrée dans le monde moderne de façon à ce que les jeunes Ukrainiens, demain, aient leur place au soleil de l’Europe, comme tout le monde.

Ma deuxième idée c’est de dire à l’Ukraine, notamment aux jeunes Ukrainiens, que j’aurai l’occasion de rencontrer à l’université de Chevtchenko, qu’ils sont Européens, que nous ne voulons plus d’une Europe coupée en deux, ou en trois, que nous voulons une Europe libre, pacifique, démocratique, prospère et qu’ils ont toute leur place dans cette Europe là. L’Europe économique, l’Europe de la sécurité. Et que par conséquent la France entend participer à cet effort de création d’une grande Europe.

Mon troisième message, c’est le renforcement de nos relations bilatérales. Elles sont bonnes, depuis deux ans elles s’accroissent fortement, mais elles ne sont pas encore suffisantes et pourtant il y a beaucoup de secteurs où nous avons, l’Ukraine comme la France, une expertise importante ; je pense à l’énergie, aux télécommunications, au nucléaire, à l’espace, à l’aéronautique, à l’agro-alimentaire, et à d’autres domaines.

Nous avons la possibilité de mieux coopérer dans ces domaines, d’accentuer nos échanges, nos savoir-faire et je souhaite que nous puissions renforcer cette relation bilatérale et notamment les investissements français en Ukraine, en particulier dans le cadre de la poursuite des indispensables réformes de l’Ukraine.

Alors dans ce contexte vous me dites, il y a la crise financière, asiatique, russe. C’est vrai. Vous savez que les pays du G7, c’est-à-dire le Japon, les États-Unis, la France, l’Allemagne, l’Italie, la Grande-Bretagne se concertent pour faire le maximum pour maîtriser notamment la crise financière russe.

Mais naturellement il faut que la Russie accepte, comme l’avait voulu d’ailleurs le Président ELTSINE, de faire les réformes nécessaires. Ce pays ne pourra sortir de sa crise que s’il fait les réformes nécessaires.

Mais s’il fait ces réformes, alors l’aide internationale lui permettra de sortir de la crise. Et l’Ukraine qui se trouve à côté naturellement, qui est également une grande puissance, une puissance de la même nature que la France si vous voulez, doit être aussi très attentive à poursuivre les réformes sans lesquelles elle ne pourra pas se développer de façon stable et de façon sûre. Mais moi je fais confiance au peuple ukrainien, confiance à ses dirigeants. J’ai confiance dans l’Ukraine.

question -

(inaudible sur les relations avec les Etats-Unis)

le président -

Vous savez, d’abord, la France est le plus ancien allié des États-Unis, avant même la Grande-Bretagne. La France était aux côtés des Américains au moment de la constitution des États-Unis et depuis nous avons toujours été alliés. Ç a c’est la réalité des choses, donc les liens entre nous sont très forts.

Mais dans les familles, même si elles sont unies, il y a toujours des querelles, surtout si les membres de la famille ont un peu de caractère. Les États-Unis sont forts et les Français ont en général du caractère. Alors c’est vrai que nous ne sommes pas toujours exactement alignés sur les mêmes thèses, mais lorsque l’essentiel est en cause nous nous retrouvons toujours.

Mais la France veut avoir d’excellentes relations avec tout le monde. La France est un pays qui n’a pas d’ennemi et qui ne veut pas avoir d’ennemi. Donc nous voulons avoir des relations amicales, confiantes avec tout le monde, d’abord avec les pays européens, puis en particulier avec l’Ukraine, avec la Russie, avec les autres et puis aussi avec l’ensemble des pays du monde et nous avons les meilleures relations avec la Chine, le Japon, l’Inde, l’Amérique du Sud et je pourrais allonger la liste. Nous sommes des gens pacifiques, activement pacifiques.

question -

(inaudible sur la différence entre la conquête du pouvoir et l’exercice du pouvoir).

le président -

D’abord je ne considère pas l’action politique comme un jeu. J’ai une certaine idée de mon pays, de la France et j’ai une certaine ambition pour elle. Je peux me tromper ou je peux avoir raison, nous sommes dans une démocratie et par conséquent c’est au peuple de juger. J’aime combattre, c’est

vrai, je fais toujours campagne avec plaisir, j’essaye de convaincre et puis quand j’ai gagné, je n’ai pas toujours gagné, il m’est arrivé souvent de perdre, mais quand j’ai gagné alors j’essaye d’assumer les responsabilités que l’on m’a données.

Et dans les deux cas, vous le voyez, je suis heureux. Mais cela tient au fait que je suis quelqu’un d’optimiste de nature.

question -

(inaudible sur le caractère du Président)

le président -

Je me crois très Français. C’est-à-dire je pense avoir les qualités et les défauts des Français. La réflexion me permet d’essayer de valoriser les qualités et d’atténuer les défauts, mais je crois effectivement avoir les qualités et les défauts des Français.

Vous faites allusion à des poèmes cachés. Ce n’était pas dans le journal que vous citiez n’est-ce pas, simplement parce quand je siégeais au banc du Gouvernement à l’Assemblée nationale et qu’il y avait des débats un peu ennuyeux, je ne pouvais pas donner l’impression de lire de la poésie, alors je cachais un livre sous un journal ou sous un dossier. On l’a remarqué naturellement, et on me l’a reproché. Mais c’était simplement par respect pour le Parlement.

question -

(inaudible)

le président -

Il y a beaucoup de choses que j’aime à part le football et la bière. D’abord j’étais très, très heureux du succès de la France pour le mondial. Le mondial s’est très bien déroulé, c’était une grande affaire, difficile, à mettre en oeuvre et tout s’est très bien passé. Ensuite nous avons gagné, ce

qui évidemment était une grande satisfaction pour nous et surtout d’avoir battu en finale le Brésil, cela restera dans l’histoire sportive de notre pays. C’est vrai que je portais avec fierté le maillot numéro vingt-trois - comme vous le savez, il y a vingt-deux joueurs et remplaçants dans une équipe.

Il y a beaucoup d’autres choses que j’aime, notamment dans le domaine du sport. Ce matin avant de vous rencontrer, je regardais sur une cassette, parce que cela s’était passé hier soir très tard, le Bacho de Nagoya, c’est-à-dire le tournoi de sumo, le dernier tournoi de sumo au Japon. Je suis très attentif au sumo, aussi j’aime énormément le sumo. La semaine dernière, j’ai regardé avec passion les championnats d’Europe d’athlétisme à Budapest et j’ai vibré quand la jeune sprinteuse française a gagné deux médailles d’or.

Vous voyez, il y a beaucoup de choses qui m’intéressent dans le sport et il y a même aussi d’autres choses qui ne sont pas du sport et qui m’intéressent également : comme la poésie orientale, vous le disiez tout à l’heure.

question -

(inaudible sur la crainte d’une dilution des identités dans l’Europe).

le président -

Je ne crois pas que l’Europe soit dangereuse pour l’identité des pays qui la composent. Je vous le disais tout à l’heure, une famille peut vivre dans la même maison sans pour autant que chacun de ses membres perde sa personnalité.

L’Europe nous assurera la paix, cela c’est capital, et facilitera le progrès, le développement, notamment économique, le respect des Droits de l’Homme et donc c’est un avenir meilleur que l’Europe nous permettra d’avoir. C’est pour ça que je suis un militant européen. Mais je n’ai pas du tout l’intention d’abandonner l’identité française, pas plus que les Allemands ne veulent abandonner leur identité, ou les autres. Donc je ne suis pas de ce point de vue inquiet.

Je parlerai aux jeunes Ukrainiens, à l’université Chevtchenko. J’ai lu l’oeuvre de Chevtchenko en français et j’ai une grand admiration pour ce personnage prestigieux et qui incarne bien le génie de l’Ukraine. Je l’admirais tellement d’ailleurs, que lorsque j’étais maire de Paris -vous en parliez tout à l’heure- il y a une dizaine d’années, j’ai donné son nom à un square parisien. C’est une décision que j’ai prise à l’époque bien qu’elle ait été parfois un peu contestée par la presse à l’époque. Chevtchenko avait eu cette prémonition de la nécessité d’une Europe pacifique où tous les hommes seraient traités avec respect, où leur dignité serait affirmée. Il dit des choses étonnantes dans ce domaine, dans " Katarina ", dans " Marina ", dans d’autres épopées.

Vous me parliez tout à l’heure de la poésie. Je pensais à Pouchkine. Lorsque j’étais jeune, je parlais russe, j’avais même fait une traduction de " Ievgueni Oneguine " de Pouchkine. Là aussi, vous trouvez toute une inspiration qui laissait présager une évolution vers une Europe unie et pacifique et personne n’imaginait que les identités des uns ou des autres pourraient être mise en cause. Alors là encore je suis optimiste et sûr que l’Ukraine et la France, l’une et l’autre, prendront toute leur place et toute leur part dans ce grand dessein européen.

Je ne crois pas, en aucune sorte.

question -

Que représente pour vous l’amitié entre les hommes ?

le président -

L’amitié c’est d’abord la sérénité, l’apaisement, la paix et l’échange. Je n’aime pas me disputer de façon inutile.