Intervention télévisée de M. Jacques CHIRAC, Président de la République, interrogé par Jean-Claude NARCY et Daniel BILALIAN lors du Sommet de Charm El Cheikh

Charm El Cheikh (Égypte), le 13 mars 1996


Monsieur le Président, merci de nous recevoir, Jean-Claude NARCY et moi-même au terme de cette réunion d'aujourd'hui.

Question - Je vais commencer par une question toute simple, Monsieur le Président. Avez-vous le sentiment que ces quelques heures passées avec une trentaine d'autres Chefs d'État et de gouvernement a vraiment servi à quelque chose ?

Le Président - Oui, sans aucun doute. Depuis quelque temps, depuis les attentats en Israël, le monde était préoccupé par le processus de paix. Les forces de la haine étaient à la une, si j'ose m'exprimer ainsi. Ce soir ce sont les forces de la paix, et c'est déjà un grand pas.

Question - Quels sont les moyens concrets que vous vous êtes donné pour sauver cette paix ?

Le Président - Tout d'abord ce qui est important, c'est que pour la première fois, je pense dans l'Histoire, les principales nations ont pu en trois jours se mobiliser et se réunir au service d'une cause, celle de la paix. C'est un bel exemple de solidarité. Qui aurait pu penser, il y a seulement dix ans, cinq ans qu'il y aurait aujourd'hui dans le Sinaï à la fois M. ARAFAT et M. Shimon PERES, M. ELTSINE et M. CLINTON, les principaux dirigeants des pays arabes et européens, le représentant du Japon et tout ça pour concentrer leurs efforts en faveur de la paix et contre le terrorisme. Rien que cela, vous savez restera comme une image forte et je dirais émouvante. C'est très émouvant de voir ces hommes, notamment certains parmi ceux qui se sont faits une guerre impitoyable dans le passé et qui maintenant sont réunis pour ensemble supporter la paix.

Question - Alors, Monsieur le Président, hier, beaucoup de dirigeants notamment les Israéliens et Yasser ARAFAT sont arrivés très inquiets ici parce que chacun a peur de l'autre, a peur de l'avenir, a peur des attentats. Les Américains avaient une position. Quel a été le rôle de la France pour arriver à faire en sorte que personne ne soit vraiment condamné ?

Le Président -C'est vrai que, à la fois, le Premier ministre israélien et le Président de l'autorité palestinienne étaient inquiets car ces attentats sauvages avaient en quelque sorte brisés l'élan que l'on avait constaté pour la poursuite du processus de paix. Ce qu'il fallait, c'est que chacun comprenne bien qu'on ne faisait pas la paix tout seul ou contre quelqu'un et que M. Shimon PERES, M. ARAFAT gagneraient ensemble ou perdraient ensemble.
Dans cet esprit, la France a joué son rôle. D'abord, en présentant à Palerme, il y a trois jours, à l'ensemble des Quinze de l'Union européenne un projet de déclaration pour la séance d'aujourd'hui et en le faisant adopter. Et ensuite, en défendant, ici, ce projet qui, finalement, est en gros celui qui a été adopté, parce qu'il était raisonnable, parce qu'il était équilibré.

Question - Peut-on sauver la paix alors que certains grands pays de la région ont boudé ostensiblement ce sommet ? Je pense à l'Iran, la Syrie, le Liban.

Le Président - Je crois d'abord qu'il ne faut mélanger les choses. L'Iran n'était pas invité. Il n'est pas engagé dans le processus de paix. Il n'avait aucune raison d'être ici.

Question - La Syrie, le Liban ?

Le Président - La Syrie, le Liban, vous avez raison de le dire. Je regrette qu'ils ne soient pas venus et je pense que leur place était autour de cette table, d'autant qu'il y a un processus de paix qui est engagé entre la Syrie et le Liban d'une part, et Israël d'autre part. Eh bien, présents ou absents aujourd'hui, mon seul voeu est que le processus de paix israélo-syrien et israélo-libanais aboutisse le plus vite possible.

Question - Monsieur le Président, je reviens un instant sur l'Iran. Bien sûr, l'Iran n'est pas dans le processus de paix, mais il aurait pu venir participer. Il s'est montré de cette façon...

Le Président - ...Il n'était pas invité. Il y a beaucoup de pays qui auraient pu venir.

Question - On en a beaucoup parlé ici. Il a été désigné. Il est désigné par les Israéliens. Il est désigné par Yasser ARAFAT, il est désigné par les Américains. Alors, que pensez-vous de l'attitude de l'Iran dont on dit que c'est lui qui fait les chèques du terrorisme ?
Le Président - Le problème qui se pose aujourd'hui et qui fait l'objet d'une divergence de vues entre l'analyse américaine et l'analyse unanime des Quinze Européens, c'est l'attitude que l'on doit avoir à l'égard de l'Iran. Les Américains sont favorables à un embargo, c'est à dire à un isolement total...

Question - ...On ne leur parle plus.

Le Président - Oui, on ne commerce plus, on ne leur parle plus. Vous savez, l'expérience prouve que ce type de réaction, l'embargo, le rejet, ne bénéficie finalement qu'aux plus extrémistes. Vous avez actuellement des élections en Iran. Les libéraux ont un résultat plus qu'honorable, c'est eux qu'il faut encourager. Donc, les Européens, eux, sont unanimes à souhaiter conserver -sans aucune espèce de complaisance, naturellement- un dialogue que nous appelons un dialogue critique.
Question - Qu'est ce qu'un dialogue critique ?

Le Président - Si vous voulez ce n'est pas un dialogue qui est, à proprement parler, ouvert et amical comme celui que l'on peut avoir avec des pays avec qui l'on entretient des relations commerciales, culturelles, politiques normales. Là, c'est un dialogue qui est limité, organisé, au cours duquel les Européens expriment à l'Iran un certain nombre d'idées, notamment dans le domaine des Droits de l'Homme, lorsqu'on parle d'un certain nombre de réflexions qui ne sont pas toujours agréables à entendre, mais les européens conservent néanmoins la capacité de parler. Cela a eu des résultats positifs. Notamment grâce au dialogue critique, l'Union Européenne a pu obtenir, dans le domaine des Droits de l'Homme, qu'un certain nombre de citoyens iraniens d'origine juive, qui étaient condamnés soient épargnés.

Question - Vous pensez qu'on peut encore, Monsieur le Président, faire, j'allais dire, dans le détail, les relations avec ces pays ? On ne peut pas prendre une décision, une décision économique...

Le Président - ...qui rejette totalement. Je crois que c'est très dangereux. Il y a un vieux proverbe arabe qui dit : "Il ne faut jamais pousser un chat dans le coin d'une pièce, c'est toujours dangereux"

Question - C'est pourtant ce qu'ont demandé les Israéliens et les Américains étaient prêts à...

Le Président - Oui, mais je peux comprendre cette réaction. Mais ce n'est pas une raison, pour nous, de nous aligner sur cette position. L'Union Européenne est unanime à soutenir la position que je viens de vous exprimer.

Question - Dans le chapitre de la lutte contre le terrorisme, en dehors d'une condamnation solennelle, quelles sont les décisions concrètes qui ont été prises aujourd'hui ?

Le Président - Il faut d'abord savoir qu'il y a déjà une coopération très active entre les services spécialisés dans la lutte contre le terrorisme des différents pays qui étaient autour de la table. Néanmoins, nous avons décidé d'intensifier fortement cette coopération, d'une part, dans le domaine de l'échange d'informations, beaucoup plus systématique, d'autre part dans le domaine de l'aide à ceux qui en ont besoin, et au premier rang desquels se trouvent l'autorité palestinienne.
La France ,elle-même, par exemple, va apporter une aide technique et une aide en matière de formation, pour faciliter aux palestiniens la recherche du renseignement et la lutte contre le terrorisme.

Question - Nous ne sommes pas ici en France, on ne va pas parler des affaires françaises mais la France n'est pas spectateur en matière de terrorisme. Est-ce que la menace terroriste sur la France tient toujours ? Pensez-vous qu'aujourd'hui le plus mauvais moment est passé ?

Le Président - Il n'y a hélas, pas de réponse à cette question. Pour le moment, rien ne nous permet de penser que la France puisse être visée par des attaques terroristes. Mais vous savez, quand on a une certaine expérience, on se méfie, et, par conséquent, le Gouvernement français, -et je le lui ai demandé dès mon élection-, reste aujourd'hui aussi vigilant qu'au moment où nous étions attaqués par les terroristes, aussi vigilant, parce qu'on ne sait jamais ce qui peut se passer Et donc il faut en permanence être sur ses gardes. Il ne faut jamais baisser la garde.

Question - Vous êtes venu avec les autres chefs d'État au chevet de la paix avec précipitation. Cette paix est-elle vraiment menacée ?

Le Président - Nous sommes dans un moment délicat. La situation de ceux qui sont -comme le Sommet s'est appelé-, les bâtisseurs de la paix, puisque c'est le Sommet des bâtisseurs de la paix, est tout de même fragile. Vous avez vu, il y a quelques semaines, l'optimisme était de règle, puis, tout d'un coup, une série d'attentats suicides remet tout en cause, traumatise à juste titre une population et donc tout est remis sur la table. Un rien peut faire basculer les choses, d'un processus de paix à un processus à nouveau d'affrontement. Il était donc, je crois, important de considérer que la paix est fragile, qu'elle doit être encore très fortement confortée et de donner le sentiment au monde entier qu'il y avait une grande solidarité de toutes les grandes puissances pour soutenir l'effort de paix engagé par Israël et les Palestiniens.

Monsieur le Président, Merci.