Discours de M. Jacques CHIRAC, Président de la République, à l'occasion du VIème sommet des chefs d'Etat et de gouvernement ayant le français en partage.

Cotonou (Bénin) le samedi 2 décembre 1995.

Monsieur le président de la République du Bénin,
Messieurs les chefs d'Etat et de gouvernement,
Monsieur le secrétaire général des Nations Unies,
Mesdames et Messieurs les chefs de délégation,
Mesdames et Messieurs,

C'est avec joie que je retrouve le Bénin, pays riche de sa tradition culturelle. Pays moderne aussi, qui s'engage avec détermination dans la voie de la démocratie et du développement. Je salue le peuple béninois que tant de liens unissent à la France, et qui nous accueille avec la chaleur et la cordialité qui caractérisent la société africaine.

Je tiens à remercier le président Soglo, homme de coeur et de culture, pour la qualité de son hospitalité. Je sais les efforts qu'il a consentis pour que ce sommet soit un succès. Permettez-moi de saluer aussi un autre Béninois, mon ami Emile-Derlin Zinsou qui préside le Conseil permanent de la francophonie avec son autorité, sa sagesse et son humour. La carrière exceptionnelle du président Zinsou suffirait à illustrer ce qui unit le Bénin à la France.

Quelle émotion et quel symbole que ces retrouvailles entre francophones des cinq continents, ici, dans ce golfe de Guinée qui fut, entre le XVIe et le XIXe siècle, le théâtre de l'une des plus grandes tragédies de l'Histoire. Le président Soglo a eu raison de souligner que l'on ne peut comprendre la situation de l'Afrique sans se souvenir de cette honteuse saignée démographique. Il a eu raison de citer Elie Wiesel disant "le bourreau tue toujours deux fois, la seconde par l'oubli". Nous n'oublions pas.

Notre présence commune, à l'occasion de ce VIe sommet, traduit d'abord notre attachement aux valeurs qui récusent la fatalité de l'agression, de l'humiliation et de l'exploitation des hommes.

Elle traduit aussi la conscience de disposer d'un inestimable "trésor", pour reprendre le mot de Léopold-Sédar Senghor, l'un des précurseurs de la francophonie avec Hamani Diori, Habib Bourguiba, Norodom Sihanouk et tant d'autres qui méritent notre hommage.

Ce trésor appartient à tous. Il ne saurait être perçu comme la langue d'un pays. L'usage du français est avant tout l'affirmation d'une identité qui transcende les frontières des peuples et des ethnies, les clivages politiques, culturels ou religieux.

L'usage du français ne veut et ne doit en aucune façon menacer la vitalité des langues nationales ou locales, essentielles à la sauvegarde et à l'épanouissement de chaque culture. Il permet en revanche à des peuples différents de disposer d'une langue véhiculaire pratiquée par des centaines de millions de femmes et d'hommes. Une langue réputée pour ses capacités à synthétiser la réalité, à refléter les idées, les sentiments, les émotions. Pour nos Etats, c'est l'instrument du désenclavement, c'est une fenêtre ouverte sur le monde.

Soyons-en conscients : dans un univers où désormais les échanges de biens, d'informations et de personnes sont planétaires, le repli sera sanctionné par le déclin. Nous désirons tous, légitimement, pérenniser nos identités en préservant nos traditions. Mais nous savons que la crispation ou l'immobilisme nous relégueraient hors de l'Histoire.

La francophonie n'est pas seulement un constat, un outil, une chance de promotion pour nos peuples. Elle est un idéal politique : avec patience et pragmatisme, les institutions francophones, suivant une pente naturelle, affirment une identité politique.

Chaque langue a son génie. Celle que nous partageons prédispose à une certaine vision des rapports entre les hommes et entre les communautés. Une vision qu'inspirent les valeurs de la solidarité, de la fraternité ; un sens de l'universel.

Cette même langue a cerné, au siècle classique, la raison humaine. Elle a porté, au temps des Lumières, les valeurs humanistes.

Et depuis deux siècles, c'est en invoquant des idéaux formulés en français que les hommes et les peuples réclament la liberté et l'égalité. Ce passé nous marque d'une empreinte profonde et nous oblige. Nous sommes les héritiers d'un patrimoine intellectuel et moral qui nourrit toujours l'imaginaire et la pensée, sur les rives du Mékong, du Niger ou du Saint-Laurent, dans les faubourgs de Beyrouth ou de Bucarest, au bord de tous les océans.

Nous sommes les héritiers de Montaigne et de Pascal, mais aussi de Camara Laye, de Simenon et de Cioran, les héritiers d'une littérature qu'Antonine Maillet, René Depestre, Tahar Ben Jelloun, Amin Maalouf, Jacques Roumain, et tant d'autres continuent d'enrichir.

S'affirmer francophone, c'est enfin combattre un risque majeur pour l'humanité : l'uniformité linguistique et donc culturelle. Je ne suis pas de ceux qui dénigrent la langue anglaise, dont la prépondérance est une donnée de l'Histoire moderne. Cependant le danger existe d'une perte d'influence des autres langues véhiculaires, et d'une éradication complète des langues vernaculaires. Pour le conjurer, il faudra faire preuve d'une résolution obstinée, qui implique d'abord une prise de conscience.

Défendre le rayonnement de la langue française, c'est défendre le droit à penser, à échanger, à s'émouvoir et à prier autrement. C'est défendre l'ouverture à autrui et donc la tolérance.

Notre tâche est immense, à la mesure de l'enjeu.

Notre solidarité active a d'abord besoin, pour se déployer, d'institutions cohérentes. Ceux qui se dévouent pour la francophonie, avec une passion souvent exemplaire, connaissent l'existence de l'ACCT -notre agence-, du CPF, des conférences ministérielles, des grands opérateurs que sont l'AUPELF-UREF et TV5. Ils savent le rôle de l'AIPLF et celui de l'AIMF à laquelle je suis sentimentalement attaché pour l'avoir présidée pendant plus de quinze ans. Ils savent également qu'une floraison d'organismes associatifs relaie l'action des opérateurs institutionnels .

Mais la francophonie n'est pas encore assez visible, ni assez efficace. Elle le sera bien davantage lorsqu'un secrétaire général, élu pour quatre ans, la représentera à l'extérieur et l'animera en coordonnant l'action des différents opérateurs.

La francophonie ce sera désormais un visage, une voix et une autorité. Ainsi pourra-t-elle, au siècle prochain, dans le respect de nos souverainetés et de nos diversités, aménager et faire vivre un espace politique original.

L'Union européenne à laquelle mon pays appartient, s'est construite jour après jour sur les décombres de la Seconde Guerre mondiale et sur la base d'une concordance d'intérêts. Nous sommes en train de construire, empiriquement, un ensemble politique fondé sur la conscience d'une identité d'une autre nature. C'est un beau projet. Il faut que la communauté francophone prenne toute sa place dans le concert des nations, sans agressivité mais sans complexe. Ainsi chacun de nos pays sera moins isolé, plus fort, mieux écouté.

A condition, bien sûr, de mobiliser nos énergies. Et d'abord les moyens nécessaires. La France est déterminée à consentir ces efforts, y compris financiers, pour que la priorité francophone ne souffre pas de la rigueur des temps. Les fonds que nous destinons à l'action francophone ne seront pas amputés, je m'y engage devant vous. Et ceci sans rien enlever à l'aide bilatérale que la France accorde à ses partenaires les moins favorisés.

Reste à déterminer le contenu de l'action francophone multilatérale. Il faut définir des priorités.

Celle qui vient d'abord à l'esprit, c'est bien sûr l'éducation de base. A quoi rimeraient des incantations à l'idéal francophone si nous acceptions que dans certains pays, plus de 60 % des enfants ne soient pas scolarisés ? C'est malheureusement le cas et c'est intolérable.

Il faut favoriser l'accès des enfants à la lecture et à l'écriture, aux savoirs et à la modernité, dans leur langue maternelle et en français. L'OUA a eu raison de proposer que 1996 soit " l'année de l'éducation en Afrique ". J'en appelle à toutes les institutions d'aide au développement pour qu'elles consacrent, comme celles de la France, et dans le respect des programmes nationaux, le quart de leur budget à l'éducation.

Sinon, la jeunesse de ces pays sera en droit de nous mettre en accusation, car nous l'aurons privée d'avenir.

Complétant l'éducation de base, une autre priorité s'impose : la place du français sur les réseaux de communication modernes.

L'Histoire a connu la révolution agricole, puis la révolution industrielle. Elle aborde la troisième révolution, celle de l'information.

Nous en connaissons les effets : les liens sociaux, les relations professionnelles, les initiatives culturelles passent désormais par les ordinateurs connectés. Nul n'en conteste les aspects bénéfiques. Soyons aussi conscients des dangers qu'elle recèle : celui de voir se creuser encore, et de manière irréversible, l'écart entre pays riches et pays pauvres. Celui aussi de l'uniformisation culturelle.

Ainsi, aujourd'hui, 90 % des informations qui transitent par Internet sont émises en langue anglaise, parce que les outils et les serveurs sont dédiés à l'usage exclusif de cette langue.

L'enjeu est clair : si dans les nouveaux médias, notre langue, nos programmes, nos créations ne sont pas fortement présents, nos futures générations seront économiquement et culturellement marginalisées. Sachons, demain, offrir à la jeunesse du monde des rêves francophones, exprimés dans des films, des feuilletons et valorisant la richesse culturelle et la créativité de chacun de nos peuples.

Il faut produire et diffuser en français. C'est une question de survie. Il faut unir nos efforts. Les pays du Sud peuvent et doivent participer à ce combat, qui n'est pas seulement celui de la francophonie. Les hispanophones et les arabophones, tous ceux qui s'expriment en hindi ou en russe, en chinois ou en japonais, sont confrontés à la même menace. J'appelle la francophonie à prendre la tête d'une vaste campagne pour le pluralisme linguistique et la diversité culturelle sur les inforoutes. Je souhaite que cet appel de Cotonou marque fortement cette ambition et soit entendu et compris dans le monde entier.

Enfin, la francophonie doit être un espace de solidarité. C'est sa troisième priorité.

Je l'ai souligné devant vous, cher Boutros Boutros-Ghali, et devant les chefs d'Etat du monde entier à New York : le monde a changé ; le Tiers-Monde aussi. Il faut prendre en compte les contrastes qui se sont progressivement accentués entre les Etats qui le composaient naguère. Il faut aujourd'hui concentrer sur les pays les plus pauvres, notamment ceux d'Afrique, une part accrue des aides bilatérales et multilatérales. Il faut aussi lutter vigoureusement contre la tentation du désengagement qui se répand dans certains grands pays industrialisés.

L'Afrique progresse, à mesure qu'y progressent l'état de droit et la démocratie. Je salue les efforts déployés pour accompagner le processus de démocratisation, pour conforter l'état de droit, pour assurer le respect des droits de l'Homme, efforts qui font l'objet d'un programme essentiel de notre coopération multilatérale. Mais l'Afrique progresse aussi grâce à une gestion économique et sociale qui s'améliore. Elle progressera enfin grâce à la stabilité et à la paix extérieure. Donnons toutes leurs chances aux ensembles régionaux et à la diplomatie préventive. Rendons impossibles de nouveaux génocides.

Je souhaite que toute la francophonie se mobilise pour mieux aider les plus pauvres de ses membres.

Je souhaite qu'elle plaide d'une seule voix auprès des Nations Unies, de la Banque mondiale, du Fonds monétaire international, en faveur de la nécessaire concentration de l'aide mais aussi des réformes qui en accroîtront l'efficacité. Je compte faire de ce sujet l'un des principaux problèmes étudiés lors du prochain sommet du G7 à Lyon en juin prochain.

Cette concentration de l'aide, la France la pratique de longue date. Elle entend la maintenir en raison d'une histoire partagée, du sang versé aux heures les plus sombres. C'est pourquoi notre coopération avec l'Afrique francophone restera l'un des axes forts de notre politique. Je profite de cette occasion pour dire à nos collègues africains que le ministre chargé de la Coopération demeurera leur premier partenaire avec ses compétences, sa disponibilité et ses moyens.

Chers Amis,

Dans un monde de plus en plus instable politiquement, de plus en plus désemparé moralement, faisons de la francophonie le laboratoire d'un nouvel art de vivre ensemble. Faisons éclore de l'harmonie sur le terreau de nos différences. Refusons l'uniformité. Nous sommes libres, indépendants et égaux. Soyons solidaires.

Lorsque j'ai choisi de servir l'Etat, mon engagement a eu pour modèle un homme d'Etat qui était aussi un orateur et un écrivain : le Général de Gaulle. Nous savons tous à quel point l'idée que le Général se faisait de la France, et de son rôle particulier dans le monde, était liée à la langue française. Les mots qu'il employait ont résonné avec la même force, et ont rencontré la même ferveur à Brazzaville, à Mexico ou à Phnom Penh.

Vingt-cinq ans après la mort du Général de Gaulle, c'est en s'inspirant encore de son exemple que la France affirme la dimension politique de la francophonie, au sens le plus noble du terme.

C'est ensemble que les pays francophones pourront peser sur l'évolution du monde. C'est ensemble qu'ils répondront aux aspirations de tant d'hommes et de femmes. Ne décevons pas leur attente !

Je souhaite, Mes Chers Amis, que nous puissions tous nous retrouver en 1997 à Hanoï, capitale d'un grand peuple d'Asie héritier d'une prestigieuse et brillante civilisation.

Je vous remercie.