INTERVIEW

ACCORDÉE PAR MONSIEUR JACQUES CHIRAC PRÉSIDENT DE LA RÉPUBLIQUE

À LA TÉLÉVISION D'ABOU DABI

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ABOU DABI - ÉMIRATS ARABES UNIS

MARDI 13 NOVEMBRE 2002

QUESTION - Monsieur le Président, merci de bien vouloir répondre à nos questions. Les dernières nouvelles d'Afghanistan ne sont pas très bonnes. Kaboul vient de tomber. Les forces de l'Alliance du Nord viennent de rentrer malgré l'avertissement des Américains. Est-ce qu'il fallait qu'ils rentrent ou est-ce que vous êtes contre ? Et, maintenant, qu'est-ce qu'il y a de nouveau pour l'Afghanistan ?

LE PRÉSIDENT - Il était probablement difficile d'empêcher les forces de l'Alliance du Nord d'entrer à Kaboul. L'important, maintenant, c'est la mise en place urgente d'une solution politique transitoire qui permette d'avoir une autorité en Afghanistan qui soit représentative de l'ensemble de la population, c'est-à-dire notamment de l'ensemble des ethnies afghanes, et qui soit acceptable pour les pays limitrophes. Je pense notamment au Pakistan, naturellement. C'est le rôle de Lakhdar BRAHIMI, sous l'autorité et la responsabilité du Secrétaire général de l'ONU.

La France, pour sa part, soutient activement l'Envoyé spécial de M. Kofi ANNAN, M. BRAHIMI, et souhaite que l'on puisse mettre très, très vite au point cette solution provisoire et transitoire.

QUESTION - Ce qui veut dire avec l'ethnie pachtoune mais pas avec les Taleban ?

LE PRÉSIDENT - Cela veut dire, en tous les cas, avec les représentants des Pachtounes authentiques et une représentation de la totalité des ethnies. Naturellement, les Taleban, ceux qui ont fait et qui sont responsables de la situation actuelle, qui ont engendré, généré, protégé le terrorisme, ceux-là, les Taleban, doivent être exclus. Mais l'essentiel des tribus pachtounes doivent être présentes.

QUESTION - Monsieur le Président, vous êtes dans une tournée arabe. Il y a amalgame entre le terrorisme et l'islam. On dit que vous avez des idées là-dessus pour le Moyen-Orient. Quelles sont les idées que vous portez ?

LE PRÉSIDENT - D'abord, je refuse, je dirai, en tant qu'homme, absolument tout amalgame entre le terrorisme et l'islam. Cela n'a rien à voir. L'islam est une religion humaniste comme d'autres religions, comme le christianisme. Il n'a rien à voir avec le terrorisme. Le terrorisme est une déviation. C'est une barbarie qui peut naître dans tous les milieux, dans toutes les pensées, dans toutes les religions.

Je dois dire d'ailleurs que, de ce point de vue, ce qui a été dit par le Cheikh d'Al Azhar et aussi par le Mufti de la République égyptienne, de même que ce qui a été dit très remarquablement, dès le lendemain des événements du 11 septembre, par Sa Majesté le Roi du Maroc, ont été tout à fait significatifs de la volonté de ne faire aucun amalgame entre islam et terrorisme. C'est la thèse de la France. C'est la thèse de l'Europe.

À partir de là, naturellement, nous ne pouvons pas ne pas être préoccupés par une situation particulière que vous venez d'évoquer, qui est celle du Proche-Orient, qui n'a pas de rapport direct, naturellement, avec le terrorisme, car je suis sûr que BEN LADEN ne s'intéresse pas du tout aux Palestiniens, mais qui est un élément de crise qui, s'il n'est pas maîtrisé, conduira à la dégradation de la coalition, inévitablement.

QUESTION - À ce propos, quelle est votre position vis-à-vis de la position américaine de ne pas recevoir le Président ARAFAT, de le traiter de tous les adjectifs, qu'il ne collabore pas, qu'il n'arrête pas les responsables des violences. Comment justifiez-vous cette position américaine ?

LE PRÉSIDENT - Je n'ai pas de jugement à porter sur la position américaine. Ce que je vous donnerai, c'est ma position, qui est d'ailleurs celle de l'Union européenne, qui est une très grande volonté, parce que c'est nécessaire, juste et inévitable, de voir Palestiniens et Israéliens revenir à la table de négociations pour se réengager sur le processus de paix dans le respect des résolutions des Nations Unies et des conclusions de la Conférence de Madrid. C'est, je crois, vital pour la paix dans cette région du monde et aussi pour le maintien de la coalition qui, seule, pourra lutter efficacement contre ce mal nouveau et dangereux qu'est le terrorisme international.

QUESTION - Mais vous comprenez le mal que ressent la rue arabe vis-à-vis du terrorisme des Israéliens, de la continuité de l'expansionnisme israélien ? Est-ce que vous comprenez ce sentiment arabe ?

LE PRÉSIDENT - Je peux comprendre à la fois les réactions de ce que vous appelez la rue arabe, et, aussi, les réactions de peur exprimées par les Israéliens, qui sont l'objet d'attentats terroristes et qui ont peur. On est dans un processus où chacun se méfie de plus en plus de l'autre. C'est très mauvais. C'est tout à fait contraire à l'intérêt général de la région et de ces deux peuples, qui est de vivre tranquillement, dans la sérénité, dans l'amitié. C'est cela leur vocation. On y arrivera, naturellement. Mais nous sommes dans une période de crise qu'il faut maîtriser.

QUESTION - Vous défendez une approche que l'on peut appeler une sorte de Madrid, c'est-à-dire d'appeler les États-Unis, la Russie, la Jordanie, l'Égypte à une sorte...

LE PRÉSIDENT - ... et l'ONU.

QUESTION - ... et l'ONU à un nouveau Sommet sur le Proche-Orient...

LE PRÉSIDENT - Je crois que ce serait une sage résolution que de mettre ensemble toutes les forces qui, d'une façon ou d'une autre, ont intérêt à ce que la paix revienne et que la sécurité revienne au Proche-Orient. Je suis persuadé qu'il n'y aura pas de sécurité sans la paix. Et ce dont ont besoin, aujourd'hui, les Palestiniens comme les Israéliens, c'est la sécurité. Mais, je le répète, c'est la paix qui pourra amener cette sécurité, à mon avis, et rien d'autre.

QUESTION - Les pays arabes ont peur que la guerre s'étende et frappe l'Irak, peut-être, ou d'autres pays arabes, peut-être le Liban ou la Syrie, après toutes ces pressions que l'on voit du côté des États-Unis, sur le Liban par exemple.

LE PRÉSIDENT - J'ai eu hier un entretien avec le Président MOUBARAK. J'ai rencontré les autorités d'Abou Dabi, ici. Je vais voir le Cheikh ZAYED tout à l'heure. Ma conviction, c'est qu'il n'y a pas, aujourd'hui, de raison qui puisse conduire à une extension du conflit au-delà de l'Afghanistan. Nous sommes tous d'accord sur l'affirmation selon laquelle les opérations militaires doivent être circonscrites à l'Afghanistan. Je dois dire que, dans mes contacts avec le Président américain ou les autorités américaines, rien ne m'a permis d'imaginer que l'on pensait à une extension d'opérations militaires au-delà de l'Afghanistan.

QUESTION - En France, il y a des investigations à propos des attentats. Il y a eu des arrestations. Comment jugez-vous la position de la communauté arabe musulmane en France ?

LE PRÉSIDENT - La France a la communauté musulmane la plus importante d'Europe, probablement de l'ordre de 5 millions d'hommes, de femmes, d'enfants. Je trouve que les responsables de la communauté musulmane en France ont été d'une très, très grande sagesse. Ils ont immédiatement exprimé à la fois leur compassion pour les victimes des attentats terroristes et leur affirmation très claire, j'en parlai tout à l'heure, qu'on ne pouvait pas faire un amalgame entre l'Islam et le terrorisme.

Je crois que ce message est bien passé, aussi bien dans la partie musulmane que dans la partie non musulmane de la population française. En tous les cas, pour ma part, je m'efforce de faire en sorte qu'il n'y ait pas d'humiliation, d'affrontements, de difficultés. Pour le moment, la population musulmane française a, je dois le dire, une réaction tout à fait exemplaire.

QUESTION - Merci beaucoup, Monsieur le Président.