Allocution de M. Jacques CHIRAC Président de la République à l'occasion de la remise du Grand prix de l'Académie universelle des cultures au Père Pierre CEYRAC


Palais de l'Elysée mardi 25 novembre 2003.

Monsieur le Président de l'Académie Universelle des Cultures, Cher Elie Wiesel, Père Ceyrac, Ma Soeur, Mesdames, Messieurs, Chers amis,

Le Père Ceyrac est un homme que j'admire et que j'aime depuis très longtemps. Sa famille et la mienne sommes liés de longue date. Nous sommes de la même terre d'origine. Il y a sept ans, je recevais ici même son frère Charles, quelques semaines avant que, hélas, il ne nous quitte et qui était aussi pour moi un ami très, très cher et pour ma femme également. Nous avions naturellement avec lui parlé de la Corrèze où vous avez vos racines, à Meyssac, et dont vous êtes parti jeune jésuite, rejoindre l'Inde et accomplir votre vocation missionnaire. Aussi suis-je particulièrement heureux de vous accueillir ce soir.

En choisissant le Père Ceyrac, l'Académie Universelle des Cultures fait preuve d'un discernement que je souhaite saluer particulièrement. Notre temps est un temps où l'efficacité, l'argent, le rendement, la consommation occupent une place prépondérante, c'est ainsi. Il est du devoir de votre Assemblée de présenter à nos contemporains d'autres visions, d'autres exemples, de leur rappeler d'autres valeurs, celles de l'altruisme et de la générosité.

Notre temps est marqué par l'inégalité croissante entre ceux qui ont tout et ceux qui n'ont rien. Il serait excessif de dire que la pauvreté s'étend avec la mondialisation. Ce n'est pas exact. Mais il ne l'est pas de constater que les fruits de la mondialisation demeurent inégalement répandus et que la notion de solidarité internationale ne nous inspire plus ou pas assez. Présenter au monde l'oeuvre et la vie du Père Ceyrac participe de cet effort nécessaire, auquel, on le voit bien, nos compatriotes aspirent.

Notre temps d'ouverture et de brassage des peuples et des idées est aussi un temps d'affrontement, de choc des cultures, certains replis identitaires. La montée, dans notre pays même, de mouvements racistes, xénophobes, antisémites témoigne que cette peste, et nous devons la combattre sans relâche, car elle renaît indéfiniment. Elire le Père Ceyrac, c'est désigner un homme voué au dialogue des cultures, au service de l'humanité, à l'universel au sens le plus noble du terme. C'est montrer que l'idéal de fraternité des peuples et des hommes, par-delà les cultures, les religions, les nationalités, n'est pas un vain mot.

En attribuant votre Prix au Père Ceyrac, vous apportez une réponse concrète et réfléchie à certains errements de notre époque. Vous témoignez de votre optimisme, de votre espoir, de votre foi dans l'avenir. Les épreuves indicibles par lesquelles plusieurs d'entre vous sont passés donnent à cette affirmation une force particulière.

Je souhaite donc vous remercier tous et toutes, Mesdames et Messieurs les membres de l'Académie, pour un choix qui illustre bien le rôle qui vous fut assigné. Par l'accélération du temps que connaît le monde d'aujourd'hui, les passions sont plus vives, transmises instantanément d'un bout à l'autre du globe. Plus que jamais, il nous faut des femmes et des hommes voués à l'idéal et à la réflexion. Il nous faut des lieux de conscience qui rappellent nos sociétés au respect des valeurs universelles, qui incitent chacun à voir au-delà du quotidien, à réfléchir aux conséquences éthiques des bouleversements économiques et technologiques que nous vivons. Il nous faut de ces grandes voix qui s'élèvent lorsque l'irréparable menace d'être commis, lorsque les sociétés menacent de trahir leurs propres idéaux. Il nous faut des systèmes éducatifs qui placent au coeur de leur projet la transmission de ces valeurs universelles qui sont nécessaires à la paix. * Père Ceyrac, Il est émouvant pour moi de vous remettre ce Grand Prix de l'Académie Universelle des Cultures. Emouvant, le mot est faible, vous le savez. Vous voici, entouré de vos frères, et mille souvenirs me reviennent en mémoire. Vous voici rayonnant, et je me réjouis que l'Académie ait su reconnaître, derrière votre modestie, le héraut de la fraternité qui se bat jour après jour, pacifiquement et avec obstination, pour rendre leur dignité à ceux qui croient l'avoir perdue, pour les rendre maître de leur destin, pour leur ouvrir un chemin de liberté et de bonheur qu'ils n'osaient pas même imaginer.

Vous êtes de la trempe de ces femmes et de ces hommes qui opposent à la misère la force de la charité et de l'amour. Comment ne pas évoquer, en vous voyant, les figures, je vous l'ai déjà dit, de Saint-Vincent-de-Paul ou de Mère Teresa, si chères aux Français ?

En Inde, on dit de vous que vous êtes une légende. Je l'ai bien souvent entendu dire. Et si l'on vous questionne sur votre vie, pour approcher d'un peu plus près la légende, alors vous vous dérobez avec l'humilité de l'homme de foi. C'est l'Inde qui vous a, je crois que l'on peut le dire, tout appris, et vous le dites, et vous parlez alors de ce pays et de ses pauvres, du Mahatma Gandhi, que vous avez personnellement bien connu et dont l'oeuvre et la vie vous inspirèrent tant.

Dès votre arrivée à Madras, en 1937, vous choisissez d'être pour les autres. D'être, votre vie durant, un père pour ces dizaines de milliers d'orphelins indiens à qui votre association offre nourriture et éducation. Et de l'amour avant toute chose. Car l'expérience de se savoir aimé est, selon vos propres mots, primordiale. En aimant les enfants et en travaillant avec eux, vous dîtes recevoir autant que vous donnez. Comment mieux leur permettre de reconnaître leur dignité ?

L'éducation que vos centres dispensent les émancipe de la mendicité et de l'assistance. Car ce que vous voulez, c'est en faire des hommes libres. L'homme, artisan de sa propre liberté : voilà le principe qui guide votre vie, la boussole de votre long voyage dans le sous-continent indien.

En 1967, alors qu'une terrible famine sévit dans le Bihar, vous décidez d'agir. Le Mouvement national étudiant indien, dont vous avez alors la charge, lance les chantiers pour bâtir la ferme de Manamadurai. Aujourd'hui, cette ferme utilise toutes les innovations techniques et scientifiques et permet aux plus démunis de faire vivre leur famille. Cette réalisation agricole a une valeur de symbole. Au lieu d'une terre fertile que tout le monde aurait pu aisément exploiter, vous choisissez un sol rude et ingrat ; terrain qui, cultivé à force de travail, devient arable et tient toutes ses promesses.

Puis ce fut la rencontre d'un jeune Indien, Kalei, venu un soir vous demander de l'aide. Il avait adopté 38 orphelins mais n'avait pas assez d'argent pour les nourrir. Vous les accueillez. Aujourd'hui, ils sont 31 000, garçons et filles, privés de parents ou nés dans des familles trop pauvres pour les élever. Votre association "Anbukarangal" " les mains de l'amour" en tamoul, je crois, leur donne un foyer, les nourrit et les éduque. Vous recueillez la jeunesse intouchable, partout ailleurs rejetée, vous accueillez 300 enfants dont les parents ont été condamnés à la prison à vie. A tous, vous voulez rendre la dignité et vous réussissez.

Vous luttez pour les droits de l'Homme, pour le droit d'être un homme. Ce droit, vous le reconnaissez à chacun, sans discrimination de caste, de couleur, de religion ou de langue, avec une empathie profonde pour la culture indienne, approchée dès l'université, à Toulouse, quand vous appreniez le sanskrit, pour lire dans le texte les Upanisads. Vous abordez l'Inde, non comme un immense problème, mais comme un mystère d'une immense beauté. C'est le secret de l'empathie.

Votre action, engagée il y a plus de soixante ans, se poursuit. Routes, puits, hôpitaux, orphelinats, fermes, centres de rééducation pour enfants malades, votre oeuvre est immense et ne cesse de grandir. * En 2000, l'Académie Universelle des Cultures, engagée dans le grand et rude combat pour la liberté et la dignité de l'homme, pour un avenir de paix, décernait, pour la première fois, son Grand Prix. Elle décidait ainsi de distinguer les oeuvres et les personnes qui contribuent à la lutte contre l'intolérance, la xénophobie, la discrimination contre les femmes, le racisme, l'antisémitisme, la misère et l'ignorance.

Père Ceyrac, vous êtes un homme qui vainc la misère. Un homme qui se bat chaque jour, de toute la force de sa foi et de son amour, contre les fatalités qui frappent et injurient la condition humaine. Vous êtes un homme qui permet l'avenir, conscient comme Camus que "si l'homme échoue à concilier la justice et la liberté, alors il échoue à tout".

Pour ce combat que vous menez depuis bientôt 70 ans, on ne le croirait pas à vous voir et que vous menez au nom des générations auxquelles vous avez rendu la dignité et l'espérance, au nom de tous les hommes que vous appelez à ne jamais désespérer de l'homme, c'est le très grand plaisir et le très grand honneur de vous remettre, à la demande de l'Académie et de son Président, le Grand Prix de l'Académie Universelle des Cultures.