INTERVIEW

ACCORDEE PAR MONSIEUR JACQUES CHIRAC PRESIDENT DE LA REPUBLIQUE

AU QUOTIDIEN ''DIE WELT''

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PARIS

LUNDI 20 JANVIER 2003

QUESTION – Monsieur le Président, que signifie pour vous, personnellement, la relation franco-allemande, comment voyez-vous les Allemands ?

LE PRESIDENT - La relation franco-allemande a un caractère privilégié. Je dirais que notre coopération a atteint une qualité inégalée et sans précédent. Nos deux pays ont, depuis la fin de la guerre, su assumer leur responsabilité historique commune pour construire l'Europe. Nous le devons à des hommes qui, comme le Chancelier Adenauer et le Général de Gaulle, ont fait preuve de vision et ont donné l'élan initial. Je vous dirais que je vois les Allemands comme un grand peuple dont l'âme et l'intelligence ainsi que la culture ont toujurs représenté un apport fondamental à notre civilisation. Quant à ceux qui m'ont le plus impressionné depuis la fin de la guerre : sans aucun doute Konrad Adenauer, à qui l'Europe doit beaucoup.

QUESTION – En quoi la relation entre les deux pays est-elle spéciale, quelles priorités lui assignez-vous pour les prochaines années ?

LE PRESIDENT - En ce qu'elle a transformé deux pays considérés comme des "ennemis héréditaires" en des partenaires qui ont su développer une coopération sans précédent et sans équivalent dans tous les domaines. Cette relation est, de surcroît, forte de l'investissement des citoyens, en particulier des jeunes, dans le développement du dialogue entre les deux sociétés. N'oubliez pas, par exemple, que 7 millions de jeunes français et allemands ont participé aux programmes d'échanges de l'Office franco-allemand pour la jeunesse. Aujourd'hui, nous devons nous fixer pour objectif de faire franchir à nos deux pays une nouvelle étape dans leur rapprochement au service de l'approfondissement de la construction européenne. Plus que jamais, au moment où l'Europe s'élargit et s'apprête à se doter d'une Constitution, je suis persuadé que le moteur franco-allemand est indispensable. C'est lui qui nous fera franchir à tous de nouvelles étapes décisives.

Telle est l' ambition que fixe à la coopération franco-allemande la déclaration solennelle que nous adopterons après demain, lorsque nous célébrerons le 40ème anniversaire du Traité de l'Elysée.

QUESTION – On a dit que le moteur franco-allemand était en panne. A qui la faute, aux Français ou aux Allemands ?

LE PRESIDENT - Je n'ai jamais été vraiment d'accord avec cette appréciation. Ce qui est sûr, c'est que lorsque le moteur franco-allemand fonctionne, l'Europe avance. Lorsque le moteur s'arrête, elle marque le pas.

Les résultats du Conseil européen de Copenhague, tout comme les débats de la Convention sur l'avenir de l'Union, ont montré que le moteur franco-allemand tournait aujourd'hui à plein régime. Ainsi que le Chancelier et moi-même l'avions annoncé lors du Sommet de Schwerin, le 30 juillet dernier, nous avons dégagé les solutions nécessaires à la conclusion des négociations d'adhésion et soumis à la Convention plusieurs contributions communes, portant sur la politique de sécurité et de défense, sur les questions de justice et d'affaires intérieures et sur la gouvernance économique. Et, après notre dîner de la semaine dernière à l'Elysée, nous venons de transmettre une nouvelle contribution portant sur un sujet essentiel pour notre avenir, celui de l'architecture institutionnelle de l'Europe.

QUESTION – Parmi les couples politiques franco-allemands, le couple Chirac-Schroeder ressemble le plus à un mariage de raison, si l'on compare aux symboles de l'ère de Gaulle-Adenauer ou à l'image de MM. Mitterrand et Kohl à Verdun. Qu'en dites-vous ?

LE PRESIDENT - C'est une particularité et une force de la relation franco-allemande que de s'incarner dans la personne de ses plus hauts responsables. Cette personnalisation de la relation permet un dialogue riche et vivant. Le Général de Gaulle et le Chancelier Adenauer ont ouvert la voie. Des hommes comme Georges Pompidou et Willy Brandt, Valéry Giscard d'Estaing et Helmut Schmidt, François Mitterrand et Helmut Kohl ont suivi leurs traces. Et moi-même, avec le Chancelier, nous sommes aussi déterminés à faire face à cette responsabilité commune et à faire avancer l'Europe.

QUESTION – Justement, à propos de l'accord auquel vous êtes parvenus avec le Chancelier mardi dernier, ne craignez-vous pas qu'il entraine une rivalité entre un Chef de la Commission, qui sera réévalué, et un Chef du Conseil européen qui sera lui aussi réévalué?

LE PRESIDENT - L'Union européenne a toujours fonctionné avec un Conseil européen et une Commission. Et cela marche très bien. Il n'y a jamais eu de conflit entre le Conseil et la Commission, qui ont chacun un domaine d'action à eux. Le problème, c'est qu'avec l'élargissement, les problèmes vont devenir plus complexes. Il est donc important que chacun des deux Présidents, chacun dans son domaine, voie ses pouvoirs renforcés. Non pas renforcés par rapport à l'autre, ce qui pourrait créer des conflits, mais renforcés dans sa capacité à gérer.

Nous allons avoir un Président du Conseil qui aura des pouvoirs renforcés, qui pourra se consacrer de façon plus efficace à sa tâche, et un Président de la Commission qui aura des pouvoirs renforcés parce qu'il sera élu par le Parlement, et qui pourra se consacrer à sa tâche. C'est l'esprit-même de nos institutions et, donc, je ne suis pas du tout préoccupé.

Il n'y a pas de rivalité entre les deux institutions. Tout simplement, on modernise et on renforce les moyens des deux institutions pour qu'elles fonctionnnent bien.

QUESTION – Alors, est-ce que l'on peut dire que le moteur franco-allemand a redémarré ?

LE PRESIDENT - Oui, il a bien redémarré. On l'a vu avec l'accord sur la politique agricole commune, qui était un accord difficile, où les deux pays ont dû faire un pas important en direction de l'autre.

Et on vient de le voir encore mardi avec l'accord sur les institutions, alors que vous savez très bien que, traditionnellement, la sensibilité allemande et la sensibilité française, s'agissant, je dirais, de l'intégration et de l'équilibre des institution entre le Parlement, la Commission et le Conseil, étaient différentes. Et donc, normalement, tout aurait dû nous conduire à ce que nous ayons deux positions tout à fait différentes. La volonté d'avoir une position commune a triomphé.

Là-encore, les deux parties ont fait un pas important en direction l'une de l'autre. Il y a deux types d'accords : les vrais accords, c'est-à-dire ceux où chacun fait un sacrifice par rapport à l'autre, et puis il y a les faux accords, c'est-à-dire ceux où l'on cherche une astuce pour masquer une différence.

QUESTION – Pour vous, le sacrifice, qu'est-ce que c'était ?

LE PRESIDENT - C'était d'accepter que le Président de la Commission soit élu par le Parlement et cela a été une concession, que la France n'acceptait pas de faire jusqu'ici. Et l'Allemagne a fait une concession en acceptant que le Président du Conseil européen soit élu par le Conseil à la majorité qualifiée pour une durée importante.

Nous avons tous les deux, par rapport à nos convictions ou à nos traditions, fait un grand pas l'un vers l'autre, ce qui conduit à un vrai accord, parce qu'il est fondé sur deux sacrifices.

QUESTION – Vous ne craignez pas que les autres partenaires vous accusent de vouloir imposer vos vues ?

LE PRESIDENT - L'accord franco-allemand, c'est une contribution à la Convention. Nous n'avons aucun désir hégémonique et nous n'allons pas, naturellement, imposer notre point de vue. Nous avons fait une contribution commune à la Convention.

Je suis persuadé que la quasi-totalité des pays de l'Union ont poussé un soupir de soulagement quand ils ont su qu'il n'y aurait pas d'affrontement franco-allemand. Il s'agit d'un accord équilibré et qui devrait rallier pratiquement tout le monde. Mais, je le répète, nous n'avons pas imposé quelque chose, nous avons apporté notre contribution.

QUESTION – L'adhésion de la Turquie est un sujet controversé en Allemagne. Pensez-vous qu'un référendum soit la solution pour trancher la question ?

LE PRESIDENT - Cette question me semble prématurée. Comme vous le savez, nous n'avons pas encore ouvert les négociations d'adhésion avec la Turquie. A Copenhague, nous avons décidé de nous fixer un rendez-vous en décembre 2004 pour vérifier si la Turquie remplit ou non à cette date les conditions politiques pour engager un tel processus.

La question que vous soulevez ne se posera donc pas en réalité avant de nombreuses années.

QUESTION – Nos deux pays peuvent-ils avoir une position commune sur l'Iraq alors que le gouvernement allemand a, contrairement à la France, exclu l'idée d'un soutien militaire ?

LE PRESIDENT - Nous avons une vision, une approche de même nature sur cette question. L'Allemagne et la France partagent le même souci de voir le problème iraquien se traiter dans un cadre multilatéral, dans le respect de la légalité internationale, et la même volonté d'assurer le désarmement de l'Iraq, conformément au processus défini par la résolution 1441. Nous attachons donc une grande importance à maintenir sur la question de l'Iraq une étroite concertation avec l'Allemagne qui, aussitôt après la France, assumera la présidence du Conseil de sécurité des Nations unies au mois de février.

QUESTION – Vous venez de déclarer que les militaires français devaient être prêts à toute éventualité. On a lu que 15000 soldats français pourraient être déployés. Qu'en est-il ?

LE PRESIDENT - La communauté internationale ne saurait recourir à la confrontation qu'en dernière extrémité, une fois toutes les autres options épuisées et sur la base d'une décision explicite du Conseil de sécurité, fondée sur un rapport motivé des inspecteurs. La France entend préserver, en toute hypothèse, sa totale liberté d'appréciation.

QUESTION – On déplore une baisse de l'intérêt que nous portons à nos langues respectives. Comment y remédier ? Conseilleriez-vous à vos petits-enfants d'apprendre l'allemand ?

LE PRESIDENT - Cette situation est effectivement insatisfaisante et nous devons tout faire pour y remédier. Il n’est pas question bien évidemment de nier les réalités, c'est-à-dire le poids de la langue anglaise. Mais la diversité des langues est une richesse. Et notre priorité doit donc être de promouvoir un modèle européen d'éducation qui permette aux jeunes européens d'acquérir la maitrise de deux langues étrangères européennes en plus de leur langue maternelle. C'est ainsi que l'allemand et le français pourront rayonner, parce qu'un jeune allemand ou un jeune français qui parlera aussi les deux langues possèdera un atout incomparable sur le marché du travail.

Quant à mon petit-fils, bien sûr, je lui soulignerai le moment venu tout l'intérêt qu'il aurait d'apprendre l'allemand.

QUESTION – Pour terminer, en ce 40ème anniversaire du Traité de l'Elysée, quel est votre message pour la jeunesse allemande ?

LE PRESIDENT - Mon message pour la jeunesse allemande, comme pour la jeunesse française d'ailleurs, c'est un message d'enthousiasme, soulignant la chance qu'elle a de vivre dans un continent pacifié. C'est un message d'ouverture, aussi : ouverture à l'autre, ouverture au monde, à toutes ses richesses, à la diversité des cultures. C'est un message de mobilisation, pour qu'elle porte dans le monde nos valeurs d'humanisme, qu'elle se mobilise pour relever les défis qui menacent notre planète.

C'est un appel au coeur et à l'énergie des jeunes allemands, et des jeunes français, pour qu'ils montrent l'exemple.