TRIBUNE PUBLIÉE DANS LIBERATION LE LUNDI 25 MARS 1996


POUR UN MODELE SOCIAL EUROPEEN

Au cours de ces dernières semaines, le calendrier international m'a conduit à rencontrer les dirigeants des Etats-Unis et de la Russie, à participer au premier sommet entre l'Europe et l'Asie, à soutenir les hommes d'Etat qui bâtissent la paix au Proche-Orient.

Autant d'occasions d'affirmer les vues et la politique de la France sur les grands problèmes. Autant d'occasions de mesurer, une fois de plus, combien il est nécessaire que les nations européennes se rassemblent et mettent en commun leurs atouts si elles veulent défendre leurs intérêts et peser de tout leur poids dans le monde qui se dessine.

Y réussirons-nous ? Je vois, dans les développements actuels, des motifs de confiance, mais aussi une exigence nouvelle.

Depuis la guerre, la construction européenne a été - et demeure - le garant de la réconciliation et de la paix. Mais, dans un paysage nouveau, après les bouleversements qu'a connus notre continent à la fin des années 1980, l'Europe a besoin d'un grand projet politique.

Ce projet est possible, car les débats théoriques sur la nature de l'Europe appartiennent désormais au passé. Aujourd'hui, chacun voit et admet que l'Union Européenne est une construction originale qui ne peut ni reposer sur un modèle fédéraliste, ni se limiter à une simple zone de libre échange.

Ce projet est urgent et nécessaire, car l'Union doit se renforcer avant d'accueillir de nouveaux membres. Soyons fidèles à l'enseignement du Général de GAULLE et de Georges POMPIDOU : pour pouvoir s'élargir, l'Europe doit d'abord s'approfondir tout en respectant la souveraineté de ses Etats.

Ce projet repose sur une architecture européenne rénovée, sur l'union monétaire et sur une beaucoup plus forte prise en compte des aspirations sociales et culturelles des peuples.

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Dans quelques jours s'ouvrira la Conférence intergouvernementale qui devra apporter des réponses convaincantes à trois questions principales.

D'abord, comment disposer d'une véritable politique extérieure et de sécurité communes ? "Il ne peut y avoir de personnalité politique de l'Europe si l'Europe n'a pas sa personnalité au point de vue de la défense", écrivait le Général de GAULLE dès 1961.

C'est l'Union Européenne qui offre un cadre naturel à l'émergence de cette personnalité. Helmut KOHL l'a dit le mois dernier : on ne pourra pas éternellement distinguer les enceintes où l'on parle de commerce et celles où l'on traite de sécurité. La Conférence doit établir le socle sur lequel sera édifiée l'Europe de la défense.

L'organisation d'une défense européenne est indissociable des initiatives que nous avons engagées pour réformer l'Alliance atlantique et renforcer en son sein le rôle et la responsabilité des Européens.

De la même manière, l'Europe doit établir un partenariat avec la Russie, grand pays ami, dans la perspective d'une réconciliation définitive entre tous les peuples de notre continent. Ainsi pourrons-nous réaliser l'élargissement de l'Union Européenne et celui de l'Alliance atlantique.

Dans l'immédiat, pour être plus présente sur la scène internationale, l'Union Européenne doit mieux assurer sa représentation à l'extérieur, mieux défendre ses positions et ses intérêts. A cette fin, la France propose la création d'un poste de haut représentant qui serait nommé par le Conseil Européen pour une durée de trois à cinq ans et qui donnerait à l'Europe un visage et une voix.

Mon ambition est que l'Union s'affirme peu à peu comme un pôle actif et puissant, à l'égal des Etats-Unis, dans le monde du XXIème siècle qui, nous le voyons bien, sera un monde multipolaire. Je souhaite une France forte et imaginative, dans une Union Européenne renforcée, acteur et partenaire essentiel du monde de demain.

Deuxième question : comment rendre l'Europe à la fois plus efficace et plus démocratique ?

La réponse passe par une profonde réforme du Conseil des Ministres. Celui-ci doit retrouver sa place centrale dans l'édifice européen. Pour cela, il nous faut rendre ses décisions plus faciles à prendre, tout en préservant la possibilité pour un Etat membre d'invoquer un intérêt national essentiel.

La Commission doit pleinement exercer ses compétences d'initiative, de représentation et d'exécution tout en restant dans son rôle. Elle devra respecter les mandats précis et impératifs que lui donnera le Conseil. Le nombre des commissaires devra être réduit pour correspondre aux fonctions qui leur sont imparties.

Quant au Parlement européen, la France n'est pas opposée à son association plus étroite aux décisions communautaires. Mais cette Assemblée doit être plus proche de ses électeurs, ce qui suppose une réforme du mode de scrutin. Ses procédures doivent être simplifiées.

Je suis également favorable à une participation collective des Parlements nationaux à l'activité européenne. A cette fin, on peut imaginer qu'une instance composée des Présidents des assemblées de chacun des Etats membres soit consultée, notamment sur le respect du principe de subsidiarité.

Enfin, aucune région de l'Union ne doit être oubliée. La France demande, pour ses départements et ses territoires d'Outre-mer, la pleine reconnaissance de la notion de région ultrapériphérique.

Troisième question : dans une Europe, qui, demain, peut compter vingt cinq à trente Etats membres, comment permettre à certains d'aller plus vite et plus loin ?

La France propose que les Etats qui en ont la volonté et la capacité puissent développer entre eux des projets de coopérations renforcées. Une fois approuvés par le Conseil, ces projets seraient considérés comme ceux de l'Union et pourraient ainsi bénéficier de ses moyens. Souplesse et cohérence seraient conciliées.

Identité, efficacité, démocratie, élargissement, tels doivent être les maîtres mots de la réforme de l'architecture européenne.

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Le deuxième volet de notre projet est la monnaie unique.

L'Union Économique et Monétaire est le corollaire indispensable du marché unique. Pendant vingt ans, elle a été un objectif. Aujourd'hui, elle est à notre portée.

Sa réalisation permettra d'introduire plus de stabilité des changes dans le système mondial. Elle mettra fin à la spéculation sur les monnaies européennes. Elle favorisera les échanges. Elle est un gage de croissance. Elle est au service de l'emploi.

Voici trois mois, à Madrid, un calendrier précis a été arrêté. Au début de 1998, le Conseil Européen fixera la liste des pays participant à la monnaie unique. Au 1er janvier 1999, cette monnaie sera créée. La Banque Centrale européenne entrera en fonction. Mais ce n'est qu'en 2002 que les pièces et les billets communs seront mis en circulation. C'est à ce moment là seulement que les particuliers, les entreprises et les administrations verront la manifestation concrète du changement de monnaie.

Ce calendrier est raisonnable. Nous avons quelques années pour nous préparer. C'est suffisant, mais il faut nous y mettre dès maintenant.

Soyons d'abord conscients que ce n'est pas l'Europe qui impose des contraintes à notre politique économique. Avec ou sans monnaie unique, la lutte contre les déficits est une nécessité pour la France. Pas plus qu'une famille, un Etat ne peut durablement dépenser plus qu'il ne reçoit, sauf à imposer toujours davantage ses contribuables.

Veillons ensuite au strict respect de l'équilibre institutionnel. A la Banque Centrale européenne, que nous avons voulu forte et indépendante, il reviendra de garantir la solidité future de la monnaie européenne. Mais c'est au Conseil des Ministres, institution représentative des Etats, qu'il appartiendra de définir les orientations de la politique économique de l'Union, à l'unanimité chaque fois que c'est essentiel. Nous devons réfléchir rapidement aux dispositions à prendre pour que le Conseil exerce le rôle politique qui doit être le sien.

Enfin, la monnaie unique doit être la monnaie de tous les Etats de l'Union. Certains pays n'en bénéficieront pas dès l'origine. Il est donc nécessaire de régler la question de la coexistence, au sein du même marché, entre les pays liés par la monnaie unique et les autres Etats de l'Union. Ces Etats devront respecter les disciplines communes qu'impose le marché unique. C'est pourquoi la France souhaite qu'un système de change contraignant soit institué entre l'euro et les monnaies qui demeureront temporairement en dehors de la monnaie unique.

D'ici là, nous devons traiter un problème immédiat : celui des conséquences pour le marché unique des variations monétaires. La France présentera des propositions afin de sanctionner les atteintes aux nécessaires disciplines communes.

A Paris comme à Bonn, nous sommes convaincus que la monnaie unique prendra corps. Nous serons au rendez-vous de l'Europe monétaire.

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L'Europe se construit donc. Mais se construit -elle avec les européens ? C'est toute la question.

L'idée européenne, pour parler au coeur des hommes et des femmes, doit susciter le désir, la confiance, l'espérance. Tel n'est pas le cas aujourd'hui. Les peuples ont le sentiment que l'Europe ignore leurs préoccupations quotidiennes, qu'elle se limite à des projets élaborés dans le secret des bureaux, qu'elle est source de contrainte et non motif d'espoir.

Dès avant mon élection, j'avais souhaité réconcilier les Français sur l'Europe et les réconcilier avec l'Europe. Depuis dix mois, j'ai rencontré dirigeants politiques, chefs d'entreprise, syndicalistes, responsables socio-professionnels, pour connaître leur vision de l'Europe. Je m'en suis entretenu avec chacun de nos partenaires des Quinze. De ces conversations, je retiens une idée-force : il est temps de définir un véritable modèle social européen.

Que de femmes et d'hommes vivent le drame quotidien du chômage : dix-huit millions sont sans emploi !

Que de personnes frappées par l'exclusion qui touche ou menace plus de cinquante millions d'entre nous ! Que de victimes de l'insécurité qui règne dans nos villes ! Que de familles affectées par la drogue !

Nous avons su créer un marché commun où les biens, les services et les personnes circulent librement. Nous avons mis en place une politique agricole commune qui reconnaît la place éminente de nos paysans et leur apport irremplaçable à nos économies et à nos sociétés. Mais avons-nous su rassurer les européens ?

Dans une économie de plus en plus mondialisée, l'avenir fait peur. Il est temps de construire une Europe qui rassure et qui protège, une Europe qui renforce sa cohésion et permette à ses peuples d'aller de l'avant. Oui, il est temps de définir un véritable modèle social européen. C'est l'ambition du mémorandum qui va, dans les prochains jours, être adressé à ses partenaires par le gouvernement français.

Il y sera d'abord rappelé la nécessité de donner vie aux décisions antérieures qui tendaient à faire de l'emploi la grande priorité de l'Europe.

Ainsi, au Conseil Européen d'Essen, en 1994, les objectifs d'une ambition politique de l'emploi ont été identifiés : développer la formation, rendre la croissance plus créatrice d'emplois, réduire le coût du travail, améliorer le fonctionnement du marché du travail, renforcer notre action en faveur des jeunes et des chômeurs de longue durée. A Cannes, en 1995, le Conseil Européen a insisté, ainsi que je le souhaitais, sur le rôle éminent des petites et moyennes entreprises et de l'artisanat. Ces objectifs sont bons, mais où sont les réalisations ?

Ainsi, en 1994, quatorze grands projets en matière de réseaux de transport ont été décidés. A ma demande, des crédits communautaires ont été dégagés en 1995. Il est inadmissible que ces projets soient encore en sommeil. Commençons les sans attendre, avec les moyens dont nous disposons. Pour beaucoup d'entreprises, en particulier dans les travaux publics, cela peut être le signal de l'embauche.

Mais l'Europe peut faire plus. La Communauté dispose d'un budget annuel de plus de cinq cent milliards de francs. C'est un formidable instrument pour l'emploi. A partir de là, il faut repenser les initiatives, les interventions et les dépenses européennes. C'est vrai pour le fonds régional et le fonds social. C'est vrai pour la recherche, priorité absolue de tout développement et qui doit être mieux coordonnée avec l'industrie. C'est vrai pour la politique agricole.

Aller plus loin, c'est aussi réfléchir à l'aménagement du temps de travail et s'enrichir des expériences des uns et des autres. Favoriser le temps partiel et organiser un nouveau rapport au travail, plus en harmonie avec les attentes des familles et les aspirations de chacun, c'est construire la société de demain.

Aller plus loin, c'est réduire les distorsions sociales qui compromettent la loyauté des échanges. A l'intérieur de l'Union, où les disparités de législations sociales et les distorsions monétaires font partie des causes du chômage. Mais aussi dans les échanges internationaux : nous ne pouvons admettre que des exportations soient compétitives grâce au travail des enfants ou au travail forcé.

Aller plus loin, c'est ouvrir à la jeunesse européenne de nouveaux horizons. Ce sont nos jeunes qui portent l'esprit européen. Il faut leur montrer que l'Europe est une chance pour leur éducation, pour leur formation professionnelle, pour leur activité. Pourquoi ne pas tirer un meilleur parti des programmes d'échanges universitaires en favorisant davantage encore la mobilité géographique ?

Pourquoi ne pas développer un service volontaire européen qui permettrait d'accomplir hors de son pays des tâches d'intérêt général ?

Agissons enfin ensemble pour combattre un fléau dévastateur, celui de la drogue. Voilà un domaine où l'on ne peut rien faire d'efficace sans l'Europe. Avec la libre circulation, il suffit qu'un seul pays ait une législation laxiste pour que toute notre action soit affaiblie.

Pourquoi ne pas imaginer que lors d'un prochain Conseil européen, les Quinze chefs d'Etat ou de gouvernement s'engagent solennellement à interdire la production et le commerce de toutes les formes de drogue, sans aucune exception ? Ce serait, enfin, un signal fort qui redonnerait à l'Europe autorité et crédibilité.

Notre mémorandum contiendra bien d'autres propositions : combat contre l'exclusion, développement du dialogue entre les partenaires sociaux, réflexion commune sur l'avenir de notre protection sociale, intégration au Traité du Protocole social, préservation des services publics, mise au point d'une charte des droits du citoyen, prise en compte de la dimension sociale et humaine de l'élargissement.

Il faut enfin développer la dimension culturelle de l'Europe, face au risque de l'uniformisation. Nos peuples ont hérité des cultures et des langues anciennes et riches. Cette diversité est un atout majeur : elle permet une stimulation mutuelle, à travers l'échange et le dialogue. Encore faut-il s'en donner les moyens. La France fera des propositions en ce sens.

Autant d'ambitions qui donneront sa chair et son sens au projet européen qui ne saurait se réduire à des objectifs économiques ou financiers. C'est de la société dans laquelle vivront nos enfants qu'il s'agit. Faisons en sorte que tous puissent y participer et s'y épanouir à égalité de chances. Sachons trouver la voie qui conduit au coeur et à l'intelligence des jeunes européens.


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Un dessein politique à la mesure de l'Europe de demain ; un projet monétaire accompli ; une Union répondant aux attentes des européens : telles sont les propositions de la France. Elles correspondent, j'en suis persuadé, aux aspirations et aux intérêts des Français.

L'enjeu, c'est la capacité de l'Europe à exister. Un échec nous condamnerait au repli et au déclin. Je le répète, pour réussir, les gouvernements devront définir un véritable modèle social européen, qui seul permettra d'entraîner l'indispensable adhésion des peuples.