"GUIMET S'ÉVEILLE"

ARTICLE DE MONSIEUR JACQUES CHIRAC PRÉSIDENT DE LA RÉPUBLIQUE

PARU DANS "LE MUSÉE GUIMET" BEAUX-ARTS COLLECTION AVRIL 2001

Quelle émotion fut la mienne en retrouvant le musée Guimet, en découvrant les prodiges accomplis, la main dans la main, par ses conservateurs et ses architectes qui ont fait assaut de passion et d'invention pour conférer à cette institution, plus que centenaire, lumière, espace et profondeur, et pour qu'opère toute sa magie ! Magie de ses collections, exceptionnelles. Les plus vastes et les plus riches du monde. Collections commencées par Émile Guimet lui-même, au cours de ses voyages, et auxquelles se sont joints au fil du temps les chefs-d'oeuvre d'art khmer rapportés par la mission Aymonier ; les pièces coréennes ramenées par Charles Varat ; les fabuleux bronzes sino-tibétains et les peintures données par Jacques Bacot ; les trouvailles réalisées sur la route de la Soie par l'expédition Pelliot ; et celles issues des fouilles menées par Victor Segalen en Chine. Collections déjà considérables lorsqu'en 1945, leur furent réunies celles du musée indochinois du Trocadéro et celles du Louvre, riches notamment du fonds rapporté du Gandhâra par Alfred Foucher, cofondateur il y a cent ans de la prestigieuse école française d'Extrême-Orient, puis par ses successeurs, Joseph Hackin et Jules Barthoux. Collections qui, de nos jours, ne cessent de s'enrichir, des legs et donations des admirateurs de Guimet -qu'ils en soient ici très chaleureusement remerciés- et par une ambitieuse et judicieuse politique d'acquisitions du musée, pour faire entrer des oeuvres majeures, toutes somptueuses.

Si je devais n'en évoquer que quelques-unes, choix difficile, alors sans doute je parlerais de cette extraordinaire stèle votive chinoise de la dynastie Qi du Nord datant du VIe siècle et dédiée aux bouddhas Shâkyamuni et Maitreya ; pièce maîtresse au revers de laquelle s'inscrivent les effigies des plus importants des "mille bouddhas" et où s'attarde longuement le regard émerveillé de l'amateur. Je mentionnerais cette magnifique tête Gupta de grès rose, entrée tout récemment, à l'initiative de son conservateur général mon ami Jean-François Jarrige, dans les salles du musée consacrées à l'Inde. Autres coups de coeur : cet admirable caravanier du VIIe siècle chinois qui occupe légitimement une place d'honneur parmi la statuaire de terre cuite ; la splendide collection de bijoux et de textiles de l'Inde fastueuse des Moghols léguée par Krishnâ et Jean Riboud. Et tant d'autres trésors encore, qui trouvent enfin leur écrin.

Lieu, depuis toujours, de révélation et d'apprentissage, Guimet le sera davantage. Son fondateur, qui n'était pas le dilettante fortuné épris d'exotisme que l'ont croit parfois mais un humaniste sincère et précurseur, nourrissait un grand rêve, en rupture avec l'ethnocentrisme ambiant : organiser, dans son musée, la rencontre des civilisations.

Désormais, un large public va pouvoir satisfaire à Guimet son puissant désir d'Asie. Au long de ce bel et lumineux parcours où l'oeuvre est reine, privilégiée la force de l'émotion, l'esprit séduit et captivé. Où perspectives et transparences mettent en relation, en continuité, en intelligence des collections qui, à l'image des civilisations asiatiques, s'imbriquent et se recouvrent. Où s'exposent plus largement l'ensemble des arts d'Asie. Et où verront le jour de grandes expositions.

Pour moi, qui porte Guimet dans mon coeur, cette renaissance marque un moment important. C'est à Guimet que j'ai rencontré et aimé l'Asie, que, très jeune, j'ai découvert l'ancienneté, le génie de civilisations majestueuses, et mesuré leur grandeur. Passant là de longs moments. Admirant sur les linteaux et les frontons des temples khmers l'affrontement des dieux gracieux et des titans. Interrogeant le sourire énigmatique des somptueux bodhisattvas. Fixant leurs figures harmonieuses et calmes, écoutant leur silencieux message de détachement et de sérénité.

Comme tant de visiteurs, et parce que "les tiares d'Ajanta, les torses gréco-bouddhiques, écrit André Malraux, appellent toujours dans l'esprit la grande vie légendaire", j'ai médité sur l'Éveil du prince Siddhârtha. J'ai suivi en imagination le long chemin de Sa pensée, par la route de la Soie et celle de la mer. Devant les bouddhas à visage d'Aphrodite ou de Ganymède exhumés de Hadda -malheureusement feu Hadda-, j'ai rêvé à la prodigieuse rencontre des soldats perdus d'Alexandre avec les cavaliers des steppes et les ascètes de l'Inde.

Aujourd'hui, je ressens un grand bonheur. Celui de voir éblouissant, resplendissant, ce musée auquel me rattachent tant de souvenirs et auquel je dois tant. Le bonheur de voir Guimet s'imposer comme l'un des tous premiers musées parisiens, le plus grand d'Europe et même du monde pour les arts d'Asie. Et le bonheur de voir reconnues et admirées chez nous les cultures "autres", changer le regard que nous leur portons.