Intervention télévisée de M. Jacques CHIRAC, Président de la République, interrogé par Mme Anne SINCLAIR et M. Alain DUHAMEL

Palais de l'Élysée, le jeudi 22 février 1996

Bonsoir à tous. Bonsoir, Monsieur le Président.

QUESTION - Depuis quelques semaines, on connaît votre intention de réformer profondément la nature de la défense française. En tant que Chef des Armées, qui est le titre qui vous est conféré par la Constitution, vous avez fait vos choix et vous allez, ce soir, les expliquer aux Français.

Alain Duhamel et moi-même, allons vous interroger au nom de France 2 et de TF1 sur ce sujet. C'est une réforme très importante puisque c'est la première fois, depuis 30 ans, que l'on va toucher profondément aux structures mêmes de l'armée.

Toutefois, je voudrais quand même vous poser une question préalable : les Français ont l'angoisse du chômage pour eux et pour leurs enfants. Ils sont inquiets pour leur avenir. Certains vivent dans des situations très difficiles. Et, ce soir, vous venez leur parler de défense, pourquoi ?

LE PRESIDENT.- Je n'ignore pas du tout la situation économique, sociale des Français et de la France. C'est même à ces problèmes que je consacre l'essentiel de mon temps. Il n'en reste pas moins que la Défense est aussi quelque chose d'important, il faut également protéger les Français. C'est pourquoi, j'ai tenu à mettre en oeuvre une réforme importante et qui soit adaptée aux exigences de notre temps.

QUESTION - Le vrai ressort de cette réforme, est-ce que ce sont les difficultés financières ? Parce que l'armée, la défense, ça coûte très cher. Ou est-ce la nécessité de moderniser la défense française à un moment donné ?

LE PRESIDENT. Notre outil de défense aujourd'hui, nous en reparlerons, est tout à fait inadapté et ne peut pas assumer réellement et efficacement les missions qui doivent être les siennes. C'est donc à la fois un objectif militaire et aussi, c'est vrai, un objectif économique touchant à l'emploi, notamment dans nos industries d'armement, et un objectif financier car nous sommes dans un temps où il faut réduire les dépenses. Et donc ce que je veux aujourd'hui, c'est avoir une défense qui soit à la fois plus efficace et plus moderne et moins coûteuse, et c'est possible.

QUESTION - Vous venez de parler des missions auxquelles vous destinez l'armée française. Quel type de missions pensez-vous qu'elle doit, demain, remplir ? Et face à ce type de missions, quel type d'armée doit y correspondre ?

LE PRESIDENT - Aujourd'hui, un pays comme la France, s'il veut être protégé dans un monde difficile, constate d'abord que nous ne sommes plus menacés par des hordes envahisseurs qui viendraient d'ailleurs. En revanche, nos intérêts vitaux peuvent être mis en cause un peu partout en Europe, voire ailleurs. Une armée moderne, par conséquent, une défense moderne pour la France doit d'abord nous permettre de réagir si nos intérêts nationaux, territoriaux, sont mis en cause.

QUESTION - Si notre territoire est menacé.

LE PRESIDENT- Cela est le rôle de notre dissuasion nucléaire. Nous en reparlerons, j'imagine.

Deuxièmement, nous sommes dans un temps où il est capital de prévenir les crises. Et pour prévenir les crises, il faut avoir une bonne connaissance permanente de ce qui se passe dans le monde. Cela suppose d'améliorer considérablement nos capacités en matière de renseignement, d'observation spatiale, en matière de prépositionnement de nos troupes ici ou là. Et, enfin, -souvenez-vous de la guerre du Golfe et des difficultés que nous avons eues à assumer nos responsabilités malgré la qualité de nos hommes et de leurs chefs-. Il faut que la France soit capable de projeter à l'extérieur un nombre significatif d'hommes, 50 à 60.000 et non pas 10.000 comme c'est le cas aujourd'hui, dans des conditions rapides et organisées.

Si nous voulons rassembler tout cela dans une défense moderne, nous constatons à l'évidence que cela ne peut se faire que dans le cadre d'une armée professionnelle. Aujourd'hui, le métier militaire, qui est un superbe métier, s'arrange mal de l'improvisation, de la non professionnalisation. Donc, je fais une réforme qui conduit la France à avoir, dans six ans, parce que c'est une réforme longue, une armée professionnelle.

QUESTION - Cela signifie une armée de quels effectifs et avec quels principes d'organisation ? Parce qu'on peut imaginer que les principes d'organisation d'une armée professionnelle ne soient pas les mêmes que ceux d'une armée de conscription.

LE PRESIDENT.- Les principes d'organisation restent en gros les mêmes. Cela pose, d'abord, un problème d'effectifs. Nous avons aujourd'hui une armée de conscription, c'est-à-dire avec des militaires professionnels, des engagés, des appelés qui, au total, comprend environ 500.000 hommes et femmes. Ce qui est lourd et excessif et ce qui ne nous permet pas d'assurer, je viens de vous le dire tout à l'heure, nos missions. Vous avez vu, au moment de la guerre du Golfe on a difficilement envoyé 10.000 hommes.

L'armée professionnelle de demain -de demain, dans six ans, car il y a une phase de transition longue- est une armée de 350.000 hommes. Mais c'est une armée qui pourra, comme les armées les meilleures du monde, comme notamment l'armée britannique, une fois projetée, être présente de façon efficace et suffisante.

QUESTION - Cela signifie que c'est tout de même dans l'armée de terre que l'on va couper dans les effectifs ?

LE PRESIDENT.- C'est l'armée de terre, c'est la marine, c'est l'armée de l'air. Seule, la gendarmerie, qui verra ses missions renforcées en matière de défense du territoire, verra ses effectifs augmenter.

QUESTION - Avec cela, on aura une armée qui sera comparable, par exemple, à ce que représente l'armée professionnelle d'un pays qui est comparable au nôtre et qui est la Grande-Bretagne ?

LE PRESIDENT.- Tout à fait. Actuellement, nous sommes loin des performances de la Grande-Bretagne dans ce domaine, à cause de notre armée de conscription. Mais au terme de la réforme que nous engageons aujourd'hui, nous aurons une armée qui sera au moins aussi efficace et aussi importante que l'armée anglaise. Je dis bien "au moins".

QUESTION - Tout à l'heure, vous regrettiez qu'on ait pu aligner que 10.000 hommes pendant la guerre du Golfe. Avec la réforme que vous envisagez, combien pourrait-on en mobiliser d'un coup sur un théâtre d'opération comme celui-là ?

LE PRESIDENT.- La France doit pouvoir mobiliser, doit pouvoir projeter à l'extérieur, ce n'est pas mobiliser, c'est projeter à l'extérieur...

QUESTION - ... Projeter combien ?

LE PRESIDENT.- Dans le cadre d'unités cohérentes et efficaces, entre 50 et 60.000 hommes, et au terme de la réforme, 60.000 hommes.

QUESTION - L'armée de terre, Alain, en parlait à l'instant...

LE PRESIDENT.- ... Avec tout ce qui va avec, je m'excuse de vous interrompre, mais avec tout ce qui va avec. Les bases aériennes projetables, les bateaux nécessaires, etc.

QUESTION - L'armée de terre, c'est tout de même le plus important parce que cela correspond à 45% des effectifs. Cela fait, très concrètement, combien de régiments en moins et combien de casernes qui vont fermer ?

LE PRESIDENT.- Ca, les casernes ou les quartiers, que ce soit la cavalerie ou l'infanterie, vont avec les régiments. Nous avons actuellement 124 régiments qui sont répartis en France métropolitaine, outre-mer ou à l'étranger, en Allemagne, en Afrique. Et nous devrions ramener ce chiffre aux environs de 83-85.

Cela pose immédiatement, chacun le comprend, un problème d'aménagement du territoire parce que cela veut dire que nous allons supprimer un certain nombre d'unités.

QUESTION - Pour certaines villes, c'est quelquefois des vrais drames d'ailleurs...

LE PRESIDENT.- ... Ce n'est pas quelquefois, c'est toujours.

QUESTION - Une garnison, c'est une école, ce sont des commerces. C'est toute l'économie d'une région qui peut en souffrir.

LE PRESIDENT.- C'est la raison pour laquelle je voudrais simplement dire deux choses :

La première, c'est que, je le répète, il s'agit d'un programme étalé sur six ans, ce n'est donc pas demain.

Et, deuxièmement, nous allons prévoir une organisation très structurée pour tenir compte, dans un dialogue permanent avec les élus locaux, avec tous les élus locaux, de ces évolutions et faire en sorte que, grâce à un aménagement volontaire du territoire, les villes ou les régions, dans lesquelles des unités seraient supprimées, ne soient pas pénalisées.

QUESTION - Avec des garanties, justement ?

LE PRESIDENT.- Avec toutes les garanties.

QUESTION - Justement, Monsieur le Président, là, il va y avoir une énorme transformation qui concerne la défense. Mais il y a des secteurs économiques qui ont connu des très grandes transformations et puis, très souvent, au départ, il y a eu de bonnes paroles disant, sincèrement d'ailleurs : "On va faire le maximum pour vous aider, pour vous transformer. On va vous donner des garanties. On vous consultera. Vous verrez, on fera beaucoup de choses", cela ne s'est pas toujours très bien terminé, quand même.

LE PRESIDENT.- Monsieur Duhamel, ça, c'est une mission que je prends personnellement en charge. Elle sera donc conduite, comme il convient, à son terme.

QUESTION - Il y a aussi une question pratique, concrète que, forcément, on se pose. A partir du moment où il va y avoir une réduction des effectifs, quid des officiers et des sous-officiers de carrière ? Ne va-t-on pas essayer d'en pousser un certain nombre vers la sortie ?

LE PRESIDENT.- Non. Et je peux vous dire de la façon la plus officielle, et la plus claire, qu'il n'y aura aucune loi de dégagement des cadres. Il y aura les départs normaux, naturellement, mais aucune loi de dégagement des cadres.

QUESTION - Comment ça s'explique ?

LE PRESIDENT.- Ca s'explique tout simplement par le fait qu'une armée professionnelle est une armée beaucoup plus encadrée et beaucoup plus responsable qu'une armée qui ne l'est pas. Et, par conséquent, dans le cadre des dispositions normales, il y aura des dégagements, il y aura moins de recrutements, mais, dans les six années qui viennent, après non plus d'ailleurs, il n'y a aucune disposition de dégagement des cadres qui est prévue.

QUESTION - C'est sûr ?

LE PRESIDENT.- C'est sûr. Je vous le garantis. Je comprends votre inquiétude...

QUESTION - ... Alain Duhamel est rassuré.

QUESTION - C'est normal de s'intéresser aux gens dont c'est le métier de s'occuper de la défense française.

LE PRESIDENT.- Bien entendu. En tous les cas, c'est un engagement formel qui fait partie de l'ensemble.

QUESTION - Une telle réforme de l'armée est-elle concevable sans une concertation très proche avec nos partenaires ?

LE PRESIDENT.- Nous n'avons pas du tout parlé de ce que serait cette modification de l'armée...

QUESTION - ... On va y venir.

QUESTION - On y arrive.

LE PRESIDENT.- Nous sommes naturellement un pays indépendant et qui assume ses responsabilités internationales mais qui a un problème spécifique avec l'Allemagne. Et donc il est tout à fait évident que quand nous faisons quelque chose, cela crée ou peut créer un problème à l'Allemagne. Alors, je vous indique que, bien entendu, nous avons pris toute les dispositions nécessaires pour intégrer parfaitement les préoccupations qui sont celles de nos amis allemands et toutes les mesures qui sont prises ont fait l'objet, notamment entre le Chancelier Kohl et moi, d'une discussion.

QUESTION - ...Ils ne l'ont pas appris par les journaux ?

LE PRESIDENT.- Non, non, il n'y a aucun problème.

QUESTION - Concrètement, cela signifie, puisqu'il va falloir fermer, dissoudre des régiments, renoncer à des unités, abandonner des locaux. On ne va pas commencer quand même par abandonner ceux qui sont en Allemagne plutôt que ceux qui sont dans telle ou telle ville française ?

LE PRESIDENT.- Si vous vous intéressez aux problèmes franco-allemands, je vous dirai que les problèmes sont de quatre natures.

L'Allemagne, pour des raisons de culture, veut conserver une armée de conscription, même si plus de la moitié des jeunes sont objecteurs de conscience en Allemagne. Et donc il y a un petit problème pour les Allemands de voir qu'un grand pays comme la France, à côté, passe à une armée de métier.

QUESTION - D'autant plus que c'est déjà le cas des Britanniques.

LE PRESIDENT.- C'est déjà le cas des Britanniques, de la Hollande, de la Belgique, etc. Donc, cela est un problème purement allemand et qui doit être géré par les Allemands.

Deuxièmement, il y a un problème, effectivement, d'unités. Or, nous avons deux catégories d'unités en Allemagne. Nous avons l'Eurocorps qui est un des éléments de la défense européenne, il n'est pas question d'y toucher, cela va de soi. Et puis nous avons d'autres unités en Allemagne, pas très nombreuses, et celles-ci sont destinées, dans la période de six ans à venir, et le Chancelier le sait très bien, même si j'imagine qu'il le regrette, à revenir en France.

Le troisième élément important, ce sont les grands programmes d'équipements militaires franco-allemands. Nous avons fait des choses ensemble, ces programmes seront respectés.

QUESTION - On va venir aux programmes.

LE PRESIDENT.- Et, enfin, ce qui, pour les Allemands, est très important, il y a le problème du Hadès...

QUESTION - ... On va y venir. On va essayer de ne rien oublier, Monsieur le Président.

LE PRESIDENT.- Bien.

QUESTION - Parlons justement des programmes, ce qu'on appelle les programmes militaires.

LE PRESIDENT.- Je voudrais tout de même que l'on indique de quoi il s'agit. Une défense moderne, je le répète, indépendamment du problème de la prévention, c'est, pour nous, une dissuasion nucléaire pour la sauvegarde de nos intérêts essentiels et une capacité à projeter nos armées à l'extérieur. Donc, c'est sur ces deux points que je peux vous dire ce que...

QUESTION - ... La dissuasion, on y vient après. On essaiera de ne rien oublier. Sur les programmes militaires, il y a trois noms que les Français connaissent : le char Leclerc, l'avion Rafale, le porte-avion Charles de Gaulle. Je vous demande peut-être de répondre assez rapidement aux trois : que fait-on ? Le char Leclerc, par exemple, combien envisagez-vous d'en construire ?

LE PRESIDENT.- Nos programmes, qu'il s'agisse des programmes majeurs, le Rafale pour l'aviation, quatre sous-marins nucléaires, en permanence à la mer, pour ce qui concerne la marine et le char Leclerc, bien entendu, pour ce qui concerne l'armée de terre, et tous les autres, l'hélicoptère Tigre qui est indispensable, naturellement, l'hélicoptère NH90, d'autres programmes seront respectés

Le deuxième porte-avion, qui ne sera pas obligatoirement nucléaire, est reporté tout à fait en fin de période pour des raisons financières.

QUESTION - Quand ?

LE PRESIDENT.- Il est dans la planification. C'est au début des années 2000.

QUESTION - On vous prête la formule, je ne sais pas si elle est exacte, que les porte-avions, c'est comme les gendarmes, ça va par deux. Je ne sais pas si c'est de vous ?

LE PRESIDENT.- Non, non, ce n'est pas du tout de moi.

QUESTION - En tout cas, les experts disent que c'est plutôt le cas et qu'un porte-avion, seul, ne suffit pas et qu'il en faut un second pour qu'il puisse être à la mer en permanence.

LE PRESIDENT.- C'est facile à comprendre parce qu'un porte-avion, ça ne marche pas indéfiniment.

QUESTION - Bien sûr.

LE PRESIDENT.- Un porte-avion nucléaire, ça marche pendant six ou sept ans et, ensuite, il faut le mettre en révision pendant 18 mois. Alors, si vous n'en avez pas un deuxième, ce sont 18 mois pendant lesquels vous n'avez rien.

QUESTION - Alors, en aura-t-on un deuxième ?

LE PRESIDENT.- Donc, il en faut effectivement un deuxième.

QUESTION - Le Rafale qui est un avion, tout le monde dit que c'est un avion superbe mais qui est aussi un avion très coûteux, finalement on en commandera combien pour arriver à quelle force ?

LE PRESIDENT.- Tout cela doit s'analyser sur le temps. L'armée française sera équipée d'abord de ces Rafale pour la marine et, ensuite, le premier escadron de Rafale de l'armée de l'air sera probablement en place dans les années 2004-2005, peut-être un peu avant, je parle de l'escadron tout entier, et ensuite le programme se déroulera normalement.

QUESTION - Et à l'arrivée, on en aura combien ?

LE PRESIDENT.- A l'arrivée, on aura ce qu'il faut, Monsieur Duhamel. Je ne veux pas rentrer dans le détail technique parce que les arbitrages qui sont rendus, sont rendus aujourd'hui dans le cadre d'une loi de programmation qui se termine en l'an 2000-2001. Peut-être aurons-nous l'occasion, à la fin, d'évoquer ce que je pense en matière de perspectives économiques. Si je suis très ferme pour réintégrer la dépense militaire dans des proportions compatibles avec nos exigences d'aujourd'hui, je suis persuadé, je suis peut-être un peu optimiste de nature, mais je suis persuadé que, dans les années qui viennent, une forte croissance permettra au pays d'améliorer les performances qui sont les siennes, y compris dans le domaine militaire.

QUESTION - Et, globalement, pour arriver à la fin de cette professionnalisation, pour qu'on puisse dire maintenant : "La France a une armée professionnelle"...

LE PRESIDENT.- ... Dans six ans.

QUESTION - Il nous faut six ans ?

LE PRESIDENT.- Oui, six ans. Ce qui veut dire que toutes les mesures dont nous parlons ne seront en vigueur que dans six ans et qu'elles vont monter en puissance petit à petit.

QUESTION - Pour que ce ne soit pas complètement abstrait pour les Français qui nous écoutent, vous dites : "Il faut que l'armée change de nature parce qu'il y a de nouveaux types de conflits". Si, justement, nous avions eu ce type d'armée plus tôt, est-ce que cela aurait changé quelque chose à la nature, par exemple, de notre engagement en Bosnie ? Ou est-ce que, aujourd'hui, les guerres modernes obéissent plus à des principes politiques qu'à des principes d'organisation ?

LE PRESIDENT.- Je ne voudrais pas revenir sur ce que j'ai dit, une armée moderne doit pouvoir être rapidement présente là où les intérêts vitaux du pays sont en cause.

QUESTION- C'est pour cela, faudrait-il changer quoi que ce soit ?

LE PRESIDENT.- Nous avons vu que, par exemple, lorsque nous avons été dans l'obligation d'aller dans le Golfe, nous étions incapables d'y aller au niveau suffisant. La Bosnie se présentait dans des conditions différentes puisque c'était une Force de l'ONU et, ensuite, nous avons une Force de pacification. Mais je le répète, l'armée française, aujourd'hui, ne nous permet d'envoyer à l'extérieur, je m'excuse de me répéter mais c'est votre question qui le suggère...

QUESTION - ... Ce sont des choses nouvelles, tout de même.

LE PRESIDENT.- ... Ne nous permet d'envoyer à l'extérieur que 10-12.000 hommes et encore, généralement, formés de bric et de broc puisqu'on ne peut pas envoyer les appelés sur des théâtres d'opération extérieurs.

Au terme de la réforme de cette armée, nous aurons la possibilité d'envoyer entre 50 et 60.000 hommes avec tout ce qui va avec, et ceci de façon immédiate. C'est-à-dire que nous aurons une armée capable, à l'égal de l'Angleterre, puisque Monsieur Duhamel évoquait tout à l'heure l'Angleterre...

QUESTION - ... Oui, c'est un pays comparable.

LE PRESIDENT.- Capable d'assumer réellement ses responsabilités, ce qui n'est pas le cas aujourd'hui.

QUESTION - Question économique très brève : les avis sont partagés sur l'armée de métier. Est-ce que cela coûte plus cher ? Est-ce que cela coûte moins cher ? Après tout, il va falloir payer ces militaires et leur donner envie de rester.

LE PRESIDENT.- Cette question n'a aucun sens...

QUESTION - ... Merci ...

QUESTION - ... Mais elle est tout de même très intéressante. On est d'accord, elle est intéressante...

LE PRESIDENT.- ... Je ne dis pas votre question, je dis : "La question que posent les experts" puisque vous l'avez très clairement reliée aux experts, et on les entend parler indéfiniment sur ce sujet, cette question n'a aucun sens. Et personne ne peut y répondre de façon sérieuse. L'armée professionnelle que nous décidons aujourd'hui -et qui, je le répète, sera une armée de 350.000 hommes au lieu de 500.000 hommes, une armée capable de projeter à l'extérieur de 50 à 60.000 hommes, donc d'assumer ses responsabilités, une armée qui, par la dissuasion nucléaire, pourra protéger notre pays-, cette armée coûtera à la Nation, pour son fonctionnement, le même prix qu'aujourd'hui, le même, et pour son équipement, 15% de moins. C'est-à-dire que l'ensemble du budget militaire, quand la réforme sera terminée, sera inférieur au budget d'aujourd'hui. Je ne sais pas si cette réponse...

QUESTION - ... Si, c'est clair.

QUESTION - Ce n'est pas une question de principe.

LE PRESIDENT.- Ce n'est pas une question de principe. Il n'y a pas de réponse sur la différence de coût, mais ce qui est sûr, c'est que la loi de programmation que le Gouvernement fera voter ou proposera de voter au Parlement au mois de mai ou de juin, cette loi de programmation comporte des chiffres en fonctionnement et en équipement dont le total est inférieur à ce qui existe aujourd'hui.

QUESTION - On va parler un peu du nucléaire. Il y a une question à laquelle, pour le coup, vous pouvez répondre très précisément parce que ce sont des éléments scientifiques qui ont été récoltés et rassemblés. Vous avez voulu que la France ait une dernière campagne d'essais nucléaires. Cela a été un grand sujet de discussion et de contestation internationale...

LE PRESIDENT.- ... Monsieur Duhamel, je m'excuse de vous interrompre. Je n'ai pas voulu que la France ait une dernière campagne d'essais nucléaires. J'ai voulu que la France achève sa campagne d'essais nucléaires pour ne pas se priver de l'ensemble des informations et de l'expérience qu'elle avait engagée depuis longtemps et qui nécessitait naturellement de terminer ce programme.

QUESTION - A-t-on obtenu les informations scientifiques et techniques qu'on cherchait à rassembler ?

LE PRESIDENT.- Nous avons une certaine capacité à nous dénigrer nous-mêmes dans tous les domaines. Cette expérience de nos derniers essais qui terminaient l'ensemble de ceux que nous avions faits a été pour moi très révélatrice. Nous avions abandonné les essais depuis deux ou trois ans. Les équipes étaient un peu parties dans tous les sens. Elles se sont remises au travail et, du jour au lendemain, les essais que nous avons faits ont atteint la perfection. Je dis bien "la perfection", je pèse mes mots. Ce qui prouve que nos techniciens, nos ingénieurs, nos savants, nos militaires, nos civils qui s'occupent de ces questions, nos ouvriers ont vraiment un savoir-faire et une capacité extraordinaires. Je sais, par exemple, je peux vous dire que les Américains ont été stupéfaits.

Alors, nous avons maintenant l'ensemble des moyens qui nous permettent d'assurer la sécurité, la sûreté et la fiabilité pour 50 ans, Monsieur Duhamel, pour 50 ans, c'est-à-dire pour notre armement d'aujourd'hui et pour celui qui le suivra. Nous avons la certitude d'avoir une arme totalement dissuasive et sûre et des capacités d'évolution puisque nous avons acquis aussi les techniques dites de la simulation, ce qui nous permettra de faire dorénavant des expériences en ordinateur.

QUESTION - Si bien que, maintenant, vous avez dit : "La France signe le Traité d'interdiction totale des essais nucléaires". Est-ce qu'on ne peut pas nous dire : "Maintenant que nous avons fait nos essais, on les interdit aux autres" ?

LE PRESIDENT.- D'abord, nous n'interdisons rien à personne...

QUESTION - ... On encourage les autres à ne pas en faire.

LE PRESIDENT.- Naturellement, nous encourageons les autres à ne pas en faire, bien entendu.

Je dois dire d'abord que, ayant acquis cette maîtrise, la première conséquence est que nous allons pouvoir diminuer notre armement nucléaire, notre arsenal nucléaire. Et la dissuasion nucléaire est fondée sur un seuil de suffisance, c'est-à-dire qu'il faut en avoir suffisamment pour être respecté, mais pas trop. Aujourd'hui, nous sommes en mesure, compte tenu de la situation que je viens de rappeler, par exemple, de supprimer l'une de nos trois composantes.

Vous savez que nous avons trois composantes nucléaires : nous avons nos sous-marins, nous avons notre composante aérienne, c'est à dire des missiles qui sont tirés d'avions vers le sol, puis nous avons une composante terrestre.

M. DUHAMEL - Le plateau d'Albion.

LE PRESIDENT - Le plateau d'Albion, qui, lui, faisait une action sol-sol. Nous allons fermer le plateau d'Albion. Nos deux composantes sous-marine et aérienne sont aujourd'hui suffisantes pour assurer notre sécurité.

Ensuite, on parlait tout à l'heure de l'Allemagne, on a un petit peu décousu les choses. Ce qui préoccupait l'Allemagne, -j'ai évoqué l'attention avec laquelle je suis, naturellement, les problèmes franco-allemands-, c'était surtout que la France possède un missile à courte portée, que l'on appelle le Hadès, qui, s'il ne sort pas de France, ne peut tirer que sur l'Allemagne. Ce missile, je ne veux pas entrer dans le détait historique, a eu toute sa justification en son temps, mais, le changement des choses, le changement des menaces, l'organisation de l'Europe, l'effondrement du mur de Berlin, tout cela fait que cet Hadès n'a plus de justification réelle.

QUESTION - Il est au garage.

LE PRESIDENT - Oui, absolument, il était au garage. Mais il a existé, et cela inquiétait beaucoup les Allemands. Après m'en être entretenu longuement avec le Chancelier Kohl, j'ai décidé de démanteler la composante courte de notre puissance nucléaire et donc démanteler le Hadès.

QUESTION - Question pratique : vous disiez que, à partir de maintenant, on a fini les essais et donc on signera le Traité, comme vous le disait Anne. Est-ce que cela signifie que le site d'expérimentation nucléaire du Pacifique, d'une part, et d'autre part l'usine qui fabrique les produits fissiles, militaires, de l'autre, vont être fermés ?

LE PRESIDENT - Les deux ne sont pas liés, mais la réponse est oui. Quand nous avons repris nos essais, j'ai indiqué clairement plusieurs choses : que c'était la phase finale de nos essais qui nous était indispensable, qu'ensuite la France signerait effectivement le traité portant interdiction des essais nucléaires sur l'option zéro, c'est à dire aucun essai, même de faible puissance et contrôlé.

J'ai indiqué aussi que la France signerait le traité, -elle va le faire dans quelques jours-, de dénucléarisation du Pacifique sud, et fermerait son site. La France est aujourd'hui la seule puissance nucléaire à tenir réellement sa parole puisque nous, pour ne pas être mis en cause, nous fermons notre site, et donc nous n'avons plus d'endroit pour tirer.

Les Américains ont encore un site, les Russes aussi. Pas nous. Nous allons le fermer. Et deuxièmement vous savez que lorsqu'on a parlé de ces problèmes nucléaires, et notamment du renouvellement du traité de non prolifération, tous les pays s'étaient engagés, d'une part, à signer, dès qu'il serait prêt, le traité portant interdiction des essais nucléaires, nous le ferons dès qu'il sera prêt, et nous sommes un élément moteur dans cette affaire.

Dans une phase ultérieure, les pays s'étaient engagés à ne plus fabriquer de matières fissiles militaires, nucléaires. Moi j'ai décidé de franchir immédiatement cette nouvelle étape, c'est à dire que j'ai décidé de fermer l'usine haute de Pierrelatte. C'est à dire la France ne fabriquera plus de matières fissiles nucléaires. Elle a ce qu'il faut, naturellement, pour alimenter son propre armement. Elle n'en fabriquera plus. Nous serons le premier pays, parmi les puissances nucléaires, à avoir pris cette décision.

QUESTION - Et vous parliez tout à l'heure du principe de suffisance. Est-ce que, pour en venir à une des composantes que vous avez citées, les sous-marins, par exemple, aujourd'hui combien il nous en faut pour être crédible ?

LE PRESIDENT - Pour être crédible, pour être vraiment crédible, il faut qu'en permanence il y en ait un qui soit en mesure de tirer ses missiles.

QUESTION - C'est à dire à la mer ?

LE PRESIDENT - A la mer, dans la mer et capable de tirer ses missiles.

Pour que nous soyons sûrs d'en avoir un qui peut tirer ses missiles, il faut en avoir deux, parce qu'on ne peut jamais être certain qu'il n'y en aura pas un qui aura un incident ou un problème ou qui sera repéré. Donc il en faut deux à la mer en permanence.

Et compte tenu de la révision des matériels, pour avoir deux sous-marins à la mer il faut en avoir quatre. Et donc nous aurons quatre sous-marins nucléaires qui, petit à petit, seront des sous-marins de nouvelle génération, et le dernier sous-marin de nouvelle génération, le quatrième, sera commandé, normalement, en fin de loi de programmation.

QUESTION - Alors, dernière question sur le nucléaire, parce qu'ensuite on a encore l'armement et le Service National, que tout le monde doit un peu attendre. Alors, sur le nucléaire, est-ce que cette force nucléaire que nous avons maintenant, est-ce qu'elle est, à terme, exclusivement pour la France, pour nos frontières, ou est-ce qu'on peut imaginer qu'elle soit, qu'elle puisse essayer de garantir nos voisins, s'ils le souhaitent, évidemment ?

LE PRESIDENT - S'ils le souhaitent. J'ai indiqué que la force nucléaire française, et nous en avons beaucoup discuté avec les Britanniques, nous avons commencé à en discuter avec les Allemands, pouvait être un élément, dans la mesure où la défense européenne, -et vous savez que je suis un partisan affirmé depuis longtemps de la défense européenne- se développerait. J'ai indiqué que la France était tout à fait prête à discuter de ces problèmes avec ses partenaires. Ce sont des discussions extrêmement complexes.

QUESTION - Ses partenaires, pas exclusivement ses voisins, ses partenaires, cela peut être étendu à toute l'Europe des 15 aujourd'hui ?

LE PRESIDENT - Non. Ce sont essentiellement les Allemands, les Anglais, ou les Espagnols. Enfin je veux dire, ce sont les gens qui sont autour de nous. Et c'est déjà infiniment complexe comme discussion. Ce n'est pas pour demain matin.

QUESTION - Alors, revoir nos objectifs de dépenses nous conduit évidemment à, peut-être en tout cas, à revoir nos objectifs en matière d'industrie, et d'industrie d'armement.

Hier, il y a eu deux annonces importantes, la privatisation de Thomson et le rapprochement, pour une fusion ultérieure, du groupe public Aérospatiale avec le groupe privé Dassault. Quelle est la logique qui préside à tout cela ? Est-ce que c'est parce que notre industrie d'armement est tellement éclatée par rapport à d'autres pays comme les Etats-Unis, par exemple, qui avaient réussi à faire un regroupement, et que, du coup, cette restructuration était indispensable et vient, même tardivement ?

LE PRESIDENT - D'abord il n'y a pas de grande puissance si elle n'a pas une industrie d'armement efficace et compétitive, parce qu'au-delà même de la production des armements, qui représente sur le plan politique, tant pour l'indépendance nationale que pour l'exportation, il y a, dans ces industries d'armement, en permanence, l'élaboration des technologies les plus modernes qui, ensuite, profitent à l'ensemble des secteurs civils.

Notre industrie de l'armement a deux caractéristiques. La première, c'est qu'elle est de très haut niveau technologique, de très haut niveau scientifique et technique.

QUESTION - Et c'est son atout.

LE PRESIDENT - C'est son atout. Nous avons des ouvriers, des techniciens, des ingénieurs qui sont probablement parmi les meilleurs du monde, pour ne pas dire les meilleurs du monde. C'est l'atout.

QUESTION - Et le handicap ?

LE PRESIDENT - Le handicap pour cette industrie est que d'abord nous sommes dans un temps où les marchés nationaux ou internationaux se réduisent, tant mieux pour la paix, c'est ainsi et cela porte sur les plans de charge.

L'exportation est de plus en plus difficile, la compétition dans les pays étrangers de plus en plus dure, face aux Américains, aux Anglais, aux Russes, aux Chinois, etc ... Par conséquent, nous avons, de ce point de vue, une faiblesse qui tient au fait que, comme le disait Madame Sinclair à l'instant, notre industrie est beaucoup trop morcelée, donc elle n'a pas de pôle suffisamment puissant pour nourrir une véritable ambition internationale de la France dans ce domaine. Et donc nous sommes obligés d'avoir des regroupements.

Alors, à juste titre, vous venez de parler de la fusion, sous deux ans, de nos deux grands avionneurs, l'Aérospatiale et Dassault. Nous allons créer, avec le processus de privatisation de Thomson, qui sera, je le répète, une privatisation globale de Thomson, et non pas une privatisation par morceaux. Nous allons créer, autour de Thomson, un très grand pôle électronique, nous aurons donc un grand électronicien et un grand avionneur qui sont nécessaires si nous voulons être compétitifs demain.

QUESTION - ... qu'il y en ait d'autres, d'autres regroupements ? C'est à dire, on a deux avionneurs, on a deux fabriquants de missiles ...

LE PRESIDENT - Oui, naturellement. Je parle des choses essentielles.

QUESTION - Vous voulez continuer ce processus ?

LE PRESIDENT - Oui, naturellement, parce qu'il faut être compétitif.

Ceci pose deux problèmes.

Je vous ai dit tout à l'heure que nous avions une industrie d'armement qui était tout à fait remarquable. Donc il ne s'agit pas de la gâcher, la capacité, le savoir-faire des gens qui y travaillent sont exceptionnels.

Or qui dit restructuration, qui dit regroupement, qui dit marché qui se réduit, peut vouloir dire - et j'ai entendu des choses absolument absurdes dans ce domaine : réduction d'emplois, etc ...

Vous ne voulez pas que j'en parle ?

QUESTION - Si, si, allez-y.

LE PRESIDENT.- Je voudrais que les choses soient tout à fait claires. D'abord, là encore, ces opérations de restructuration sont des opérations qui vont s'étaler sur 5 ou 6 ans et qui posent deux problèmes : un problème d'aménagement du territoire, pour des sites qui pourraient être considérés aujourd'hui comme inadaptés, ou d'ailleurs pour des sites qui devraient grossir car il y en a un certain nombre. Deuxièmement un problème social : est-ce que nous avons ou non trop de personnel dans notre industrie d'armement ?

La réponse ne peut pas être donnée comme ça aujourd'hui, c'est impossible. J'ai entendu des choses tout à fait étonnantes. J'ai même entendu qu'on avait 50.000 professionnels de trop dans ce secteur ... C'est absurde. Mais l'effort de restructuration va nous donner un élan nouveau. La diversification nécessaire de nos productions peut être planifiée à partir du moment où l'on n'est pas obligé de le faire immédiatement, où on l'a prévue à l'avance. Et moi, mon ambition, c'est que dans 6 ans et au-delà l'industrie française d'armement soit parmi les meilleures et les plus compétitives du monde.

QUESTION - Cela vaut sans doute à propos de ce dont vous parliez, c'est-à-dire des missiles ou de l'aéronautique. Mais par exemple, quand il s'agit des arsenaux de la Marine ou quand il s'agit du GIAT, qui fabrique les chars, l'artillerie, c'est à dire dans le domaine qui est conventionnel cette fois-ci, est-ce que la réduction du marché n'est quand même pas une menace particulière ?

LE PRESIDENT.- Non, parce qu'il y a un marché également pour ces productions qui sont, je le répète, même quand il s'agit d'un char, de très haute technologie.

Vous auriez pu me dire qu'il y avait en revanche une inquiétude éventuelle pour les petites et moyennes entreprises qui travaillent de la sous-traitance ...

QUESTION - Tous les sous-traitants, bien sûr.

QUESTION - C'est 300.000 emplois quand même.

QUESTION - C'est la raison pour laquelle, là encore, je mettrai en place, ou plus exactement le Gouvernement mettra en place une structure de responsabilité et de concertation permanente, organisée, sur l'ensemble de la période, pour traiter chaque cas particulier, avec un responsable pour chaque site, et afin d'avoir d'une part avec les syndicats, qui sont très responsables dans ce secteur, la concertation permanente nécessaire pour que les droits légitimes de ces travailleurs -dont je n'hésite pas à dire que, à bien des égards, ils sont exemplaires et nécessaires pour la France de demain, pour avoir une grande ambition industrielle dans ce domaine- soient traités et réglés comme il convient, et deuxièmement avec les élus locaux pour que les problèmes d'aménagement du territoire soient aussi pris en compte.

Nous pouvons avoir une grande ambition dans ce domaine à condition d'être prêts à l'assumer. C'est cette préparation que je fais.

QUESTION - Et on a l'argent qui est nécessaire ?

LE PRESIDENT.- Naturellement.

QUESTION - Cela va coûter cher ... SI on doit faire de la conversion, par exemple, cela coûte cher.

LE PRESIDENT.- Non, je ne dirai pas cela, Monsieur Duhamel. Nous perdons beaucoup d'argent que nous cesserons de perdre, en raison de notre morcellement, de notre éparpillement, disons les choses d'une gestion qui n'est plus adaptée, et par conséquent, nous recapitaliserons nos sociétés et nous ferons en sorte que demain elles soient parmi les meilleures du monde, c'est cela mon ambition.

Ne croyez pas que j'ignore ces problèmes. J'ai été pendant très longtemps le représentant à l'Assemblée Nationale d'un département, la Corrèze, vous le savez. Je sais l'importance du 126ème Régiment d'Infanterie à Brive, je sais l'importance de la Manu à Tulle, je sais la qualité des hommes qui y sont, parce que je les connais bien, depuis des décades. Je me suis déjà battu pour obtenir des améliorations de leur situation.

QUESTION - Tous ceux dont les représentants ne sont pas le Président de la République sont défendus de la même façon ?

LE PRESIDENT.- Je prends en charge aujourd'hui l'ensemble de cette industrie et l'ensemble de cette armée et je la défends.

QUESTION - Il ne faut pas que ce soit une nouvelle sidérurgie. et qu'on ait l'impression que les gens ...

LE PRESIDENT.- Je la défendrai avec la même énergie que j'ai mis à défendre les implantations en Corrèze.

QUESTION - Dernière question sur ce sujet : vous parliez de la logique qu'il y a à regrouper les industries dans ce secteur, à la fois logique industrielle et logique financière. Est-ce que cette logique est exclusivement nationale ou est-ce qu'elle a une ambition européenne ? Et si elle a une ambition européenne, quel type de regroupement peut être mis en commun avec d'autres industries, d'autres pays ?

LE PRESIDENT.- Il est évident que la logique conduit à des accords européens. Si nous voulons exister face, aujourd'hui à l'Amérique, face, demain à l'Asie, il faudra aussi des accords. Nous avons déjà commencé entre l'Aérospatiale et l'allemand DASA par exemple, c'est une logique normale. Mais ce que je veux c'est que nous ayons d'abord une industrie qui est parmi les meilleures ou la meilleure du monde, et à partir de là naturellement ouverte, et d'abord sur les Européens.

QUESTION - Pour en terminer, arrivons en maintenant au service national. En clair, carrément, est-ce que c'est la fin du service national ou pas ?

LE PRESIDENT.- Le service militaire a été créé en 1905, comme vous le savez, à une époque où il fallait des poitrines à opposer à d'autres poitrines -si j'ose dire - face à un danger extérieur. Cette époque est complètement révolue. Nous n'avons plus besoin d'appelés, de gens faisant leur service militaire. Et donc dans 6 ans il n'y en aura plus, ou quasiment plus. Tout dépend de la décision que nous prendrons.

A partir de là, il y a deux hypothèses possible. La première hypothèse consiste à dire que le service de la nation, pendant quelques mois, fait partie de nos grandes traditions républicaines, répond aux principes d'intégration qui sont les principes nationaux.

Et donc il faut garder quelque chose et il faut que tous les jeunes Français donnent une partie de leur temps. Hier c'était pour des raisons de défense nationale, aujourd'hui cela n'a plus lieu d'être, mais cela pourrait être pour lutter contre les difficultés internes, contre la fracture sociale, pour la solidarité, etc.

QUESTION - C'est un vrai débat de société, Monsieur le Président. Justement, est-ce que vous considérez que la Nation doit demander à ses citoyens un certain tribut ? Est-ce que cette intégration dont vous parlez n'était pas finalement, avec tous ses défauts, le service militaire, le seul endroit où elle existait, où elle pouvait avoir lieu ?

LE PRESIDENT.- Non, le seul endroit où l'intégration sera réellement efficace et doit avoir lieu, c'est l'école. Le service militaire venait en plus. A une époque, il fut très utile en ce domaine, parce qu'il était égal et universel. Tout le monde le faisait de la même façon. Aujourd'hui, comme nous n'avons pas besoin d'autant d'hommes, il est devenu inégal et il n'est plus universel. Donc de toutes façons ce n'est plus un véritable élément d'intégration.

Ce que l'on pourrait imaginer, je l'ai dit, c'est un service national qui soit très accessoirement, pour 10 % militaire, pour des métiers particuliers, mais qui soit orienté vers le combat pour la cohésion sociale, la générosité, la solidarité.

QUESTION - Est-ce que c'est juridiquement possible cela ?

LE PRESIDENT.- C'est à dire d'abord la prévention, la sécurité...

QUESTION - La Gendarmerie, la Police, les Pompiers, ces choses là ?

LE PRESIDENT.- La douane, etc. Deuxièmement la solidarité, c'est toute l'éducation, la santé, etc, les personnes âgées ou handicapées. Et puis troisièmement tout ce qui est humanitaire, en France ou à l'extérieur. On pourrait dire effectivement que tous les Français doivent ... doivent quoi ? matériellement il est difficile de faire plus de 6 mois car nous sommes obligés de traiter une classe d'âge complète en un an.

QUESTION - Une classe d'âge, c'est 300.000 garçons.

LE PRESIDENT.- Oui, uniquement les garçons. On ne répond pas au problème des filles, sauf les volontaires. Deuxièmement, cette classe d'âge, qui se consacrerait pour 6 mois, pose le problème de la formation. Il n'est pas facile de former quelqu'un et ensuite de lui permettre d'assumer des responsabilités, le tout dans 6 mois.

QUESTION - Et surtout qui s'en charge ? Si ce n'est plus l'Armée, qui ? L'encadrement de 300.000 jeunes quand même...

LE PRESIDENT.- Cela c'est un détail, ce n'est pas très important car on peut imaginer que ce soit dans la police, où il y a un bon encadrement, dans la gendarmerie, où il y a un autre, dans les pompiers, dans les hôpitaux... Mais 6 mois ce n'est pas un bon format. On ne peut pas le faire au-delà de 6 mois, sauf pour certaines missions particulières.

Deuxièmement, vous dites est-ce que c'est constitutionnel ? Je le pense, mais cela pose un problème qui est celui en quelque sorte, au regard notamment de la Charte européenne des Droits de l'Homme, du travail obligatoire. Est-ce que l'on peut imposer à des gens de travailler ? Et est-ce que ces travaux ne vont pas se substituer...

QUESTION - Voilà. Est-ce que ce ne sera pas au détriment de chômeurs ou de gens qu'on aide socialement ?

LE PRESIDENT.- C'est donc un vrai problème. Il y a une deuxième solution et cette solution consiste à abolir la conscription et à faire un service uniquement civil sur les problèmes que j'évoquais tout à l'heure - la prévention et la sécurité, la solidarité, l'éducation, l'humanitaire - qui serait ouvert à la fois aux filles et aux garçons, exclusivement des volontaires...

QUESTION - Vous croyez qu'il y aura des candidats ? Ce n'est pas très utopique ?

LE PRESIDENT.- ... et avec quelques incitations. N'est-ce pas utopique ? C'est là la vraie question.

QUESTION - A l'heure actuelle, des volontaires peuvent déjà servir.

LE PRESIDENT.- Je me suis beaucoup préoccupé de bénévolat dans bien des associations et depuis très longtemps, ou comme Maire de Paris. Les générations se suivent mais ne se ressemblent pas. Nous avons aujourd'hui des jeunes qui ont un coeur, une générosité, une flamme, tout à fait exceptionnelle. Cela n'a rien à voir avec ce que l'on a connu il y a 30 ans, il y a 50 ans.

Il suffit de leur demander, de leur expliquer, pour qu'ils soient volontaires pour donner le meilleur d'eux-mêmes dans des conditions particulières. Si on leur dit "il y a quelque chose d'important et d'intéressant à faire et on a besoin de vous 6 mois, ou on a besoin de vous 10 mois", et qu'on leur ajoute : "de surcroît ce ne sera pas totalement indifférent à votre carrière"... il y a des incitations que l'on peut faire, leur donner certains avantages... par exemple celui qui aura servi 10 mois dans la gendarmerie sera prioritaire pour entrer et faire sa carrière et verra ses 10 mois compter double dans sa carrière, donc entrera immédiatement avec une ancienneté et un traitement plus important. Il y a beaucoup d'incitations que l'on peut prévoir.

Je crois qu'il faut toujours se fonder sur les qualités des hommes. J'ai l'intention de faire une grande consultation, et notamment une consultation des jeunes dans chaque département. Mais je serais assez tenté de dire qu'il n'y a pas beaucoup de risque à prévoir un service volontaire civil. Je crois que la qualité de nos jeunes aujourd'hui, leur coeur, permet d'escompter un résultat positif.

QUESTION - Deux questions précises courtes : d'une part est-ce que cela signifie qu'au fond votre préférence irait plutôt vers un système de volontariat ?

LE PRESIDENT.- Non, je ne dirais pas ça M. Duhamel, et de toutes façons je ne dirai pas ce soir quelle est ma préférence. Les deux thèses peuvent être défendues et je crois qu'il faut un grand débat national pour que les Français prennent conscience de la complexité d'un problème qu'ils jugent parfois de façon un peu superficielle, et qu'ils se prononcent.

QUESTION - Débat national, vous voulez dire débat parlementaire ou on a dit que vous caressiez l'idée d'un référendum ?

LE PRESIDENT.- Ecoutez, nous sommes là devant le type même d'une question que dans une démocratie moderne on devrait poser au peuple. Eh bien, ce n'est pas constitutionnel. Je ne vous apprendrais pas, M. Duhamel, qui êtes un expert, que l'article 11 de la Constitution ne permet pas, tel qu'il a été révisé récemment, de faire un référendum sur des questions qui de près ou de loin touchent à la défense. Je le déplore parce que c'était le type même de questions qui devaient être posées aux Français....

QUESTION - Il faudrait une autre réforme de la Constitution pour le permettre ?

LE PRESIDENT.- Et surtout c'était pour nous - je l'avais dit bien souvent - la possibilité de passer à une forme plus démocratique, plus moderne de notre vie. A défaut, nous allons faire d'abord une présentation à tous les Français des avantages et des inconvénients de chacune des solutions. Nous allons organiser, notamment avec les jeunes, un certain nombre de forums pour essayer de dégager une opinion d'ensemble à partir de documents présentant non pas une solution, mais les solutions possibles et ensuite le Parlement en délibérera et tranchera.

Le service tel que nous le connaissons aujourd'hui, c'est à dire avec 80 % des jeunes Français servant dans l'Armée, sera aboli. Et je reviens sur ce point capital : aboli dans 6 ans. C'est à dire que ce projet commencera à intéresser les enfants qui aujourd'hui ont 12 ans. Il ne faut pas s'imaginer, jusqu'en 2001, que les obligations du service national, telles qu'elles existent aujourd'hui, seront naturellement maintenues.

QUESTION - Maintenant nous avons fait à peu près le tour. Globalement, est-ce que tout cela nous rapproche ou nous éloigne d'une défense européenne ?

LE PRESIDENT.- Cela n'a pas de rapport. Une défense européenne serait naturellement d'autant plus efficace que les différentes composantes seront efficaces et la France ayant demain une défense plus efficace et moins coûteuse, c'est bon pour la défense européenne, mais les deux sujets ne sont pas liés, vous le comprenez.

QUESTION - Tout ce que vous nous avez dit ce soir, Monsieur le Président, c'est votre volonté d'adapter l'outil de l'Armée au temps d'aujourd'hui, comme le Général de Gaulle avait envisagé que la force de dissuasion soit une autre forme de préparer une nouvelle guerre de demain, et jamais être en retard d'une guerre.

Est-ce qu'on n'est pas aujourd'hui à un tournant où les guerres futures changeront complètement de nature, c'est à dire où l'on ne tuera plus des hommes, mais on paralysera des armées, ou ce que l'on appelle les armes létales qui ne nuisent pas aux hommes mais qui paralysent complètement le matériel? Est-ce que cela vous intéresse cette réflexion ?

LE PRESIDENT.- Toutes les réflexions m'intéressent.

QUESTION - Est-ce que c'est un sujet aujourd'hui qui chamboulerait la vision de la défense de demain ?

LE PRESIDENT.- Je vous ai dit que nos perspectives, notamment dans le domaine de la dissuasion nucléaire qui est capitale, c'était 50 ans. Les perspectives que vous évoquez c'est plusieurs siècles. C'est totalement de la science fiction, pour le moment. Par conséquent, ce n'est pas là-dessus que je me fonde, et le risque serait trop grand. J'ai une responsabilité, celle de faire en sorte que les Français soient protégés, que la France puisse assurer ses intérêts vitaux quand ils sont mis en cause quelque part. Cela c'est capital.

Deuxièmement, que la France ait une industrie de défense qui soit parmi les toutes premières, ou la première du monde (en tous les cas la deuxième si nous ne pouvons pas, naturellement, égaler les Américains) cela c'est capital pour moi.

Et donc je fais la réforme qui permet de le faire. Le problème qui se pose est d'ordre économique et financier. Tout ceci coûte cher, même si nous allons réduire la dépense militaire. Que va-t-il se passer dans l'avenir ? J'entends beaucoup évoquer les difficultés économiques. La France, les autres aussi d'ailleurs, à juste titre, sont inquiets pour l'avenir - M. Duhamel le disait en commençant - pour le travail, pour l'emploi, pour les enfants, pour le niveau de vie.

QUESTION - Pour les retraites...

LE PRESIDENT.- Et l'ensemble des acquis sociaux, etc. Je ne veux pas faire de science fiction, ni dans le domaine économique, ni dans le domaine militaire, mais ce que je peux dire c'est quelle est ma conviction.

Ma conviction, c'est que le monde d'aujourd'hui est à la veille d'une importante reprise de la croissance. Importante pourquoi ? Tout simplement parce que le marché mondial aujourd'hui - notamment dans les pays nouveaux comme tous les pays d'Asie, comme l'Amérique latine - est un marché où la demande solvable, celle que l'on peut payer, est en train d'exploser. Et dans les 10 ans qui viennent, cela va créer une demande considérable sur le plan international. N'oubliez pas que déjà un Français sur 5 travaille pour l'exportation.

QUESTION - Donc vous croyez à une croissance durable ?

LE PRESIDENT.- Je crois à une croissance qui reprendra et qui sera durable en tous les cas pour un cycle de 20 ou 30 ans. Après il est difficile de prévoir. Donc les perspectives sont à mes yeux positives. La France est une des premières puissances du monde. On oublie toujours, lorsque nous nous dénigrons, que nous sommes le deuxième exportateur de service du monde, la 4ème puissance économique mondiale, que nous sommes le premier exportateur de produits agricoles du monde, etc.. Nous sommes une très grande nation. C'est pour cela d'ailleurs que nous devons avoir une armée qui soit moderne et efficace.

Je veux dire par là que la croissance permettra d'augmenter très sensiblement nos moyens et que nos moyens permettront le cas échéant de compenser les difficultés que vous évoquiez tout à l'heure.

Autrement dit je suis optimiste aujourd'hui, très conscient des difficultés de la France, très conscient de ses difficultés sociales, de ses difficultés économiques, mais optimiste. Et cet optimisme -car la croissance quand elle reprendra, ce seront les mieux placés qui en profiteront les premiers- me conduit à vouloir faire les changements qui s'imposent pour que, le moment venu, nous soyons très bien placés.

QUESTION - Est-ce que de même que nous venons de faire un tour d'horizon assez complet des problèmes de défense, est-ce que de la même façon vous comptez bientôt expliquer aux Français qui vous écoutent plus précisément les perspectives économiques et sociales qui les concernent ou bien est-ce que par exemple vous laissez ça à Alain Juppé ou au Gouvernement ?

LE PRESIDENT.- Vous voyez, j'étais en train de commencer, et vous m'indiquez à juste titre que l'heure est terminée.

QUESTION - Monsieur le Président, Anne Sinclair et moi nous vous remercions. Nous espérons que ce sujet aura intéressé tous ceux qui vous écoutent sur ces questions qui sont souvent difficiles et qui sont importantes. Merci et bonne soirée à tous.

LE PRESIDENT.- Merci.