INTERVIEW ACCORDEE PAR

MONSIEUR JACQUES CHIRAC

PRESIDENT DE LA REPUBLIQUE

A LA TELEVISION PUBLIQUE NEERLANDAISE TROS

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PALAIS DE L'ELYSEE

MARDI 22 FEVRIER 2000

QUESTION – Monsieur le Président de la République, je me sens dépositaire d'une espérance, parce que les Néerlandais voudraient bien savoir qui vous êtes et quelles sont vos idées.

LE PRESIDENT – C'est avec plaisir que je vais vous répondre.

QUESTION – J'espère. Il va sans dire que les relations, ces deux dernières années, entre les deux pays se sont améliorées. C'est le cas ? C'est ce qu'on peut dire ?

LE PRESIDENT – Les Hollandais sont des gens de caractère, les Français aussi. Alors parfois, naturellement, il peut y avoir quelques difficultés. Elles sont toujours passagères et il est exact de dire que depuis quelques années, nos relations politiques, économiques, culturelles, notamment dans le cadre de la construction européenne, sont excellentes.

QUESTION – On parle tout le temps de la drogue, c'est toujours le premier sujet entre les deux pays. On a dû conclure qu'entre la justice et la police françaises et néerlandaises, la coopération est très étroite maintenant. Est-ce que ça veut dire également que, personnellement, vous avez une attitude, disons, plus positive à l'égard de l'approche néerlandaise ?

LE PRESIDENT – On pourrait dire : à côté de tous les sujets, parmi lesquels, par ailleurs, nous sommes d'accord et qui sont très nombreux, il y en a un seul sur lequel nous avons une divergence de vues, c'est la drogue. Il est vrai que des progrès importants ont été faits, notamment sous l'impulsion du Premier ministre hollandais, Monsieur Wim Kok, qui, pour moi est un ami et quelqu'un pour qui j'ai beaucoup d'estime, et qui nous ont permis, notamment, une très bonne coopération douanière, policière.

QUESTION – Parce que ça va très bien maintenant ?

LE PRESIDENT – Oui, non seulement ça va très bien, mais je dirai que ça va de mieux en mieux. Alors, il n'en reste pas moins que nous avons deux approches différentes sur ce problème, alors continuons à en parler. C'est tout à fait légitime entre membres d'une même famille.

QUESTION – Donc il n'y a pas, disons, une sorte d'évolution de votre approche personnelle vis-à-vis de la manière dont les Pays-Bas traitent de la drogue ?

LE PRESIDENT – Moi, je fais partie, comme la plupart des pays de l'Union européenne, de ceux qui pensent que toutes les drogues, douces ou dures, doivent être éliminées. Alors, chacun a ses arguments dans ce domaine. Il est vrai que ce n'est pas l'approche hollandaise.

Nous essayons de convaincre nos amis hollandais des dangers que représente la drogue pour la jeunesse, pour une société, pour les valeurs auxquelles nous sommes attachés. Et voilà, nous progressons petit à petit.

QUESTION – Pour terminer ce sujet, ce n'est plus un sujet de polémique, disons...

LE PRESIDENT – Cela ne doit pas être un sujet de polémique. Les choses sérieuses ne doivent pas faire l'objet de polémique. Elles doivent faire l'objet d'une étude commune, de bonne foi, pour essayer de trouver les meilleures solutions possibles.

QUESTION – Pendant votre visite officielle, vous aurez un hôtel au centre d'Amsterdam, donc vous aurez la possibilité de voir de près un coffee shop. Vous allez le faire ?

LE PRESIDENT – Non, parce que je n'ai pas ce genre de curiosité et je ne suis pas client. Mais en revanche, je verrai bien d'autres choses à Amsterdam, qui est une ville que j'aime beaucoup et que je connais bien, où je suis souvent allé.

QUESTION – Vous y étiez lorsque vous aviez 19 ans, si je suis bien informé ?

LE PRESIDENT – Oh ! J'y suis allé très souvent. Oui. J'y suis allé pour voir l'architecture, pour voir les musées, pour voir tout ce qui est superbe dans cette grande tradition culturelle de la Hollande. Et puis aussi parce que j'aimais bien les jeunes Hollandais ou Hollandaises que je rencontrais à l'époque, j'avais 19 ou 20 ans.

QUESTION – Il y a une chose surprenante néanmoins entre les deux pays : c'est toujours notre destination préférée pour les vacances, il y a pas mal de Néerlandais qui achètent une maison secondaire en France...

LE PRESIDENT – Et il y a beaucoup de Français qui vont passer leurs vacances en Hollande.

QUESTION – Voilà, exactement. Mais c'est le seul pays européen parmi les Quinze pour lequel on a toujours de la critique, aux Pays-Bas. Qu'il s'agisse des essais nucléaires, des problèmes de Cees Priem et des cyclistes, des barrages routiers. Qu'est-ce qui ne va pas entre les deux pays ? C'est une différence de culture ?

LE PRESIDENT – Non. Je vous l'ai dit tout à l'heure. Les Hollandais sont des gens de caractère et les Français aussi. Et quand, dans une famille, vous avez deux frères qui ont du caractère, cela ne les empêche pas de s'aimer, cela ne les empêche pas, dans les moments difficiles, d'être solidaires, mais cela conduit régulièrement à quelques éclats ou difficultés.

QUESTION – Je peux très bien m'imaginer qu'un des objectifs de la visite officielle est de vous faire connaître et de faire comprendre la France, peut-être encore un tout petit peu mieux, que jusqu'à présent. Pour vous, personnellement, qu'est ce qui est plus important : de vous faire aimer ou de vous faire comprendre ?

LE PRESIDENT – Je crois que lorsqu'on assume une responsabilité politique, l'essentiel c'est de se faire comprendre. Alors, si en plus, on peut se faire aimer, tant mieux.

QUESTION – Qui se fait comprendre se fait aimer, normalement.

LE PRESIDENT – Oui. Mais il faut d'abord se faire comprendre.

QUESTION – Vous étiez plus ou moins fils unique et enfant gâté. C'est vrai ?

LE PRESIDENT – Je crois que l'on peut dire cela. Fils unique, il n'y a aucun doute, et enfant gâté, je crois qu'on peut le dire aussi.

QUESTION – Mais votre père était exigeant, on peut peut-être même dire du genre formaliste ?

LE PRESIDENT – Il était assez sévère, oui. Mais il avait également l'esprit ouvert.

QUESTION – Qu'est-ce qu'il attendait de son fils ? Il en a parlé avec vous ?

LE PRESIDENT – Il n'a jamais pesé sur mes décisions en ce qui concerne mon orientation.

QUESTION – Un jour, votre femme Bernadette a dit sur votre fille : Claude, elle est une vraie Chirac. Cela veut dire quoi être une vraie Chirac ?

LE PRESIDENT – Oh ! Je ne sais pas exactement ce à quoi elle pensait dans ce domaine. Je la soupçonne d'avoir dit cela en faisant allusion au caractère, qui également est un peu affirmé, de ma fille Claude.

QUESTION – Maintenant, vous avez passé plus de trente ans dans la politique, cela vous a rendu heureux ?

LE PRESIDENT – Oui, oui, j'ai eu des réussites et des échecs, comme tout le monde, mais globalement je me suis passionné pour ce que je faisais et je suis heureux de l'avoir fait.

QUESTION – Si l'on passe à quelques sujets politiques : vous avez fort critiqué ce qui se passe en Autriche. Etait-ce dû également au fait que les citoyens français s'attendaient à une vive réaction de votre part parce qu'ils pensent tout le temps à Le Pen, ou est-ce que vous voyez véritablement un danger avec des dimensions réelles ?

LE PRESIDENT – Oui, je vois un danger. Et puis c'est aussi un problème de principe.

Je vois un danger dans la mesure où il existe toujours dans le monde, dans toutes les sociétés, des ferments d'intolérance. C'est un peu dans la nature de l'homme et c'est ce qui est à l'origine des guerres, depuis l'Antiquité, depuis les temps les plus anciens. Il y a un ferment d'intolérance chez l'homme. Tout doit être fait dans une société civilisée pour étouffer ce ferment d'intolérance. Et nous avons toujours vu, lorsqu'on le laissait se développer, que cela pouvait comporter des dangers très grands. Alors nous l'avons connu, nous, en France, avec le phénomène de l'extrême droite qui aujourd'hui est, je dirais, en train de disparaître. Nous l'avons connu, et donc peut-être nous l'apprécions mieux que d'autres.

L'Autriche, il faut bien comprendre que je n'ai rien, naturellement, contre l'Autriche. C'est un pays que j'aime beaucoup, qui apporte beaucoup à l'Europe, mais l'Autriche, quand elle a adhéré à l'Union européenne, a accepté les valeurs, le socle de valeurs, c'est-à-dire les valeurs de l'humanisme, sur lequel est fondée notre Union européenne.

L'Union européenne a été faite au départ pour éliminer tout risque de guerre, pour affirmer la démocratie et pour créer le rejet de l'intolérance, le refus de l'intolérance. Les dirigeants autrichiens se sont trouvés dans une situation où ils ont eu un comportement qui n'était pas conforme à l'engagement moral, en quelque sorte, pris par l'Autriche lorsqu'elle est entrée dans l'Union.

QUESTION – Ils ont rompu, disons, le contrat de confiance, c'est ce qu'on peut dire ?

LE PRESIDENT – Oui. Enfin, ils se trouvent en situation d'être en contravention avec le contrat de confiance. Et donc, il est légitime que les quatorze autres pays marquent de façon claire leur refus de voir se développer les thèses extrémistes ou xénophobes dont l'un des partis au pouvoir aujourd'hui est porteur.

QUESTION – Néanmoins le plus grand chasseur des nazis, M. Simon Wiesenthal, vient de dire : le nom de Haider commence par un H et se termine par un R, mais ce n'est pas Hitler.

LE PRESIDENT – Ecoutez, je n'ai pas à porter de jugement sur M. Simon Wiesenthal, qui depuis très, très, très longtemps, lutte contre ceux qui ont été responsables de la Shoah, mais ce n'est pas non plus ma référence. Moi, je dis : il y a là une entorse portée à un climat de tolérance, aux valeurs d'humanisme, qui sont nos valeurs communes. Et ce n'est pas normal. Et il est donc légitime que les quatorze autres pays marquent clairement leur condamnation. D'ailleurs, permettez-moi de vous dire que cela a déjà eu un premier résultat. Cette condamnation unanime des quatorze a eu pour résultat que les deux partis actuellement au pouvoir ont accepté avant de prendre le pouvoir, avant d'être investis, de signer rapidement un préambule à leur programme dans lequel ils prétendent respecter les valeurs communes. Alors, il reste à voir si ce sera le cas, naturellement. Il faut être extrêmement vigilant, mais cela a tout de même été un premier pas.

QUESTION – Dernier point politique. Y a-t-il un très grand danger, maintenant, qui menace l'intérêt des citoyens européens, qu'ils perdent le reste de confiance dans les politiciens européens à cause de toutes ces fautes commises dans les partis politiques. On le voit dans plusieurs pays. Nous pensons à l'affaire Kohl, par exemple. Vous le voyez comme un danger qui menace la confiance que les citoyens ont dans leurs politiciens ?

LE PRESIDENT – Je crois que le danger existe mais je crois que nous sommes en train de sortir de la période dangereuse. Je m'explique : pendant longtemps, la démocratie avait besoin de partis politiques et les partis politiques avaient besoin de moyens pour faire campagne, pour s'exprimer. Comme ils n'avaient aucune ressource officielle prévue, alors, et que leurs cotisations n'étaient pas suffisantes, il y a eu certainement ici ou là des erreurs graves commises.

La réaction s'est faite un peu partout, par exemple en France, lorsque l'on a décidé de faire des lois spéciales sur le financement des partis politiques, et que l'on a ainsi bien séparé ce qui était permis et ce qui était condamnable.

QUESTION – Vous comprenez, les citoyens aux Pays-Bas, tout le monde maintenant, véritablement, en parle dans les rues, nous devons vivre d'une façon impeccable. Alors que l'on voit les fautes commises par les politiciens et on voit dans les partis politiques que cela se passe comme cela... Vous avez de la compréhension pour des réactions comme cela ?

LE PRESIDENT – Je comprends parfaitement ces réactions et, si j'ose dire, j'ai les mêmes. Ce que l'on découvre aujourd'hui ici où là, que je n'excuse en aucun cas, naturellement, qui se faisait généralement au profit de partis politiques, mais parfois au profit de personnes, tout cela, par la réglementation et la législation nouvelles, est en train de devenir impossible. Et cela c'est quelque chose de très positif.

QUESTION – Qu'est-ce que l'on peut apprendre de la Coupe du monde en ce qui concerne le comportement des supporters, parce qu'on aura le championnat d'Europe aux Pays-Bas et en Belgique. Quelles leçons pouvons-nous tirer de vos expériences dans ce domaine ?

LE PRESIDENT – La première c'est que c'est un grand événement pour une nation. La Coupe du monde a été pour la France un événement extraordinaire où tous les Français se sont rassemblés.

QUESTION – On a chanté ici "We are the champions", ce n'était pas en français.

LE PRESIDENT - C'est pour vous montrer à quel point nous étions heureux ! Tous les Français se sont rassemblés autour de cet événement et aussi de cette victoire. Nous avons quand même eu au moins un incident grave, puisqu'un gendarme, M. Nivel, a été très grièvement blessé par des supporters ou des prétendus supporters, par des voyous. Mais nous avons tout de même, c'est vrai, mis en place un système de protection qui a été très efficace. Et ce que je peux dire, c'est qu'ayant fait cette expérience, je dirais relativement réussie, nous sommes naturellement tout prêts à donner toutes les idées que nous avons eues, tous les moyens que nous avons mis en oeuvre à nos amis hollandais pour cette grande manifestation que sera l'euro 2000. Vous savez qu'en plus, la France et les Pays-Bas sont ensemble...

QUESTION – Le 21 juin. Quel sera le résultat, Monsieur le Président ?

LE PRESIDENT - Je ne veux pas faire de polémique à l'avance. Je vous laisserai imaginer ce que j'espère...

QUESTION – Qu'espérez-vous de votre visite officielle aux Pays-Bas, quel doit en être le résultat pour vous, personnellement ?

LE PRESIDENT – J'y verrai des gens que je connais bien et que j'aime bien, pour qui j'ai de l'estime, à commencer par le Premier ministre, bien entendu, et par conséquent j'en suis heureux.

J'en suis heureux aussi parce que je pense que nous pourrons ensemble bien nous comprendre dans le cadre de la préparation de la présidence française qui commence le 1er juillet. Et vous savez que, dans tous les grands moments, la France et les Pays-Bas se sont retrouvés la main dans la main, pratiquement toujours, dans les grandes échéances européennes. Et là, je voudrais donner un peu la primeur de ce que nous souhaitons être la présidence française dans ses ambitions, et recevoir le conseil de nos amis hollandais sur la façon dont ils voient les choses pour que l'on puisse faire une synthèse utile et, une fois de plus, travailler ensemble la main dans la main pour la réussite de la présidence française.

QUESTION – Pour terminer l'interview, je voudrais avoir votre réaction spontanée sur quelques noms. Qu'est-ce qui vous vient à l'esprit lorsque vous entendez le nom d'Hans Van Mierlo ?

LE PRESIDENT – De l'admiration pour une intelligence vive et de la sympathie pour un homme parfois un peu étonnant mais toujours intéressant.

QUESTION – Guillaume Alexandre, notre Prince héritier ? Vous l'avez reçu ici...

LE PRESIDENT – Beaucoup d'estime. Je l'ai reçu, effectivement, et j'ai passé un moment très agréable à l'écouter. Il est vraiment un modèle de jeune Européen que j'estime et que j'admire.

QUESTION – Qu'est-ce qui vous vient à l'esprit lorsque vous écoutez le nom de Martin ?

LE PRESIDENT – Ah ! C'est tout mon coeur qui s'émeut à ce moment-là. Pour vos auditeurs, je voudrais préciser que c'est mon petit-fils.

QUESTION – Qu'est-ce qui vous vient à l'esprit, pour terminer cette interview, si vous écoutez le nom de Jacques Chirac ?

LE PRESIDENT – Eh bien je me dis qu'il y a encore beaucoup à faire mais que j'ai eu une vie qui m'a intéressé, qui a été pleine d'événements et dont je suis heureux.

QUESTION – Merci beaucoup.