ALLOCUTION

DE MONSIEUR JACQUES CHIRAC PRÉSIDENT DE LA RÉPUBLIQUE

EN HOMMAGE A MONSIEUR JACQUES KERCHACHE

PAVILLON DES SESSIONS - MUSÉE DU LOUVRE

VENDREDI 4 AVRIL 2003

Monsieur le Ministre, Messieurs les Ambassadeurs, Messieurs les Présidents, Ma Chère Anne, ma chère Maïa, chère Déborah, Chers Amis,

C’est avec beaucoup d’émotion et le coeur empli de bien des souvenirs que nous nous retrouvons ici, aujourd'hui, dans ces salles du musée du Louvre consacrées aux arts d’Afrique, d’Asie, d’Océanie et des Amériques.

Il y a trois ans, le Pavillon des Sessions ouvrait ses portes. Dans une mise en scène sobre, lumineuse, à deux pas des splendeurs de la sculpture grecque, romaine, médiévale ou renaissante, 120 chefs d’oeuvre d’art primitif, 120 sculptures -témoignage admirable de la diversité et de la pluralité d’un art universel - s’offraient à un public ébloui par tant de beauté et tant de mystère.

Depuis, plus de deux millions de regards, Monsieur le Directeur, se sont posés sur ces pièces venues de tous les continents : du dieu Gou à la figure de reliquaire Fang, du tambour Yangéré au chien-médium Vili, de l’homme bleu de l’île de Malo au Uli de Nouvelle-Irlande, du dieu Lono d'Hawaï au trigonolithe Taïno. Plus de deux millions de visiteurs sont venus entamer ici un merveilleux voyage au coeur de ces arts lointains où la sensibilité et la curiosité s'éveillent au contact d'un autre monde.

Alors que nous fêtons le troisième anniversaire de ces salles, je me réjouis que le public se soit ainsi pleinement approprié le grand moment culturel et politique qu’a été pour la France, mais aussi pour tous les pays engagés avec elle dans cette belle aventure, l’entrée de l’art primitif au musée du Louvre. Ce musée du Louvre, Cher Henri Loyrette, qui n'est pas seulement le plus grand musée du monde mais qui est aussi le plus prestigieux et qui devait aux arts premiers cette consécration symbolique et permanente.

Si, comme le disait André Gide, "la perception commence au changement de sensation", pouvait-on, à travers ces oeuvres, espérer plus extraordinaire voyage, fascinés que nous sommes par la puissance hiératique des effigies, la perfection formelle, la créativité de ces sculptures qui se répondent l’une l’autre ?

L'émotion nouvelle que procurent les oeuvres qui nous entourent, l'ouverture d'esprit qu'elles suscitent sont autant de ferments des nouveaux rapports, fondés sur la compréhension, le respect mutuel, le dialogue et l’échange, rapports qui doivent s'établir entre les hommes au moment où le destin des peuples se mêle comme jamais auparavant.

Face aux crispations identitaires qui nourrissent trop souvent l'intolérance et le rejet de l'autre, face au puissant mouvement de mondialisation, lourd de menaces d'uniformisation, le respect de la diversité culturelle et le dialogue des cultures sont, plus que jamais, gages de paix. Mieux se connaître, c’est mieux se comprendre, c'est mieux se respecter, c'est vivre ensemble.

Mais en visitant ces salles du Pavillon des Sessions, en découvrant les nouvelles pièces majeures qu'elles accueillent, et dont je remercie les pays et les institutions qui les prêtent, je pense à celui qui fut l'inspirateur déterminé de ce projet, à celui qui eut l'intuition géniale de ce lieu de révélation, d'apprentissage et de délectation, à celui sans qui rien n’aurait été possible, ni ici, ni au quai Branly, à celui qui fut notre ami.

Jacques Kerchache s’est éteint le 8 août 2001 sur cette terre Maya couleur de soufre, de miel et d’émeraude qu’il aimait tant. Il s'est éteint entouré d'Anne son épouse, de Maïa et Déborah, ses deux filles. Elles étaient, je le sais, les lumières de sa vie. Et je veux, Chère Anne, saluer votre courage et vous exprimer, avec Bernadette, notre amitié, notre admiration et notre estime. Vous avez été pour Jacques un soutien sans faille, une source inépuisable d'inspiration. La même passion vous animait. Discrète et sensible, attentive et généreuse, énergique et déterminée, vous étiez toujours là, présente à ses côtés. Sachez, Chère Anne, que nous sommes de tout coeur avec vous et avec vos filles.

Voyageur infatigable, porté par une insatiable curiosité, amoureux de la nature et des hommes, âme sensible et exaltée, esprit libre et caractère affirmé, Jacques Kerchache a, pendant un demi-siècle, embrassé le monde avec le regard d’un grand artiste et l’enthousiasme inspiré des poètes.

Personnage romanesque, il abordait la vie avec passion et volupté. Il portait ses rêves avec une rare opiniâtreté, surmontant tous les obstacles, galvanisant toutes les énergies. Justesse du regard, force des convictions, il était aussi un homme de coeur.

Tout au long de sa vie, Jacques Kerchache a parcouru la planète afin d’établir un inventaire critique de la sculpture mondiale, de la préhistoire à nos jours, dans les collections publiques et privées, à la recherche des "formes matrices" de l’art. Il était convaincu que l’on peut porter un même regard esthétique sur les formes naturelles et culturelles de tous les temps.

Soucieux de donner leur juste place aux collections d’art primitif dans les musées de France, il lançait en 1990 le manifeste "les chefs d’oeuvres du monde entier naissent libres et égaux", un manifeste qui prônait l’ouverture au Louvre d’un huitième département consacré aux arts premiers. De nombreux poètes, scientifiques, intellectuels, connaisseurs et artistes l’avaient rejoint dans sa démarche.

Lorsque j’ai rencontré Jacques Kerchache, je partageais son enthousiasme et sa vision. J’ai proposé à la Ville de Paris de mettre à sa disposition le Petit Palais, pour qu’il puisse y réaliser l’exposition consacrée à l’art Taïno : exposition splendide qui a connu un immense succès public. A partir de 1995, sur la base des travaux de la commission présidée par mon ami, Jacques Friedmann, j'ai décidé, dans le prolongement de nos nombreux échanges, de créer une institution culturelle et scientifique originale qui rassemble les 300 000 objets d’art premier provenant des collections nationales. Ce sera le musée du quai Branly qui aujourd’hui sort de terre et qui ouvrira ses portes en 2006, aux pieds de la Tour Eiffel.

C’est dans ce contexte qu’ont été ouvertes au public, en avril 2000, sous la direction de Jacques Kerchache, les salles du Pavillon des Sessions. Anthologie éclairée, subtile et inspirée, synthèse unique d’une certaine idée de la sculpture, elles présentent une centaine de chefs-d'oeuvre dans cette superbe muséographie de Jean-Michel Wilmotte qui donne à voir, à comprendre, à sentir et à aimer.

Je me souviens de Jacques Kerchache, épuisé mais rayonnant, réglant l’implantation des vitrines au millimètre près, perché en équilibre sur une échelle pour positionner chacune des lumières, ajustant la présentation de chaque objet avec d’infinies précautions, relisant les cartels avec la précision et l’exigence qui caractérisaient chacune de ses interventions. Ces salles que nous venons de visiter sont le miroir de son âme. Elles furent pour lui un aboutissement. Elles sont le reflet de son amour des objets et de leurs créateurs. Car, au-delà de la perfection formelle de chaque oeuvre, Jacques Kerchache admirait surtout l’artiste, homme d’inspiration, de sensibilité, et de génie.

Aujourd'hui, il nous manque cruellement. Nous lui rendons justement hommage. Son engagement, sa compétence et sa sensibilité auront servi le dialogue des cultures. Et je me réjouis que son nom soit donné à la grande Salle de lecture du musée du quai Branly. Ce musée, Cher Stéphane Martin, qui, jour après jour, sous votre autorité, se construit, organise ses collections, prépare les manifestations qui seront offertes au public dès son ouverture.

D’ores et déjà, les travaux de fondation sont achevés. Le vaste chantier qui vise à inventorier, à traiter et à photographier tous les objets qui constituent les collections sera achevé l’an prochain. La base de données informatisée qui en résultera est déjà opérationnelle, bel outil à la disposition des chercheurs et aussi du grand public. Le chantier de la médiathèque a maintenant débuté, qui permettra de rassembler un fonds exceptionnel d’ethnologie, d’histoire de l’art et de préhistoire. Enfin, la muséographie est désormais arrêtée qui présentera une sélection remarquable de 3 500 objets. N'en mettez pas trop, et qu'ils se renouvellent régulièrement. C'est le seul moyen de les voir et de les apprécier. Quant au projet de recherche, il est en cours d’élaboration avec le concours efficace du CNRS.

Je tiens à saluer, Cher Stéphane Martin, le talent, l’autorité et la rigueur avec lesquels, entouré d’une équipe dont chacun s’accorde à reconnaître le dynamisme et la qualité, vous conduisez ce projet. Et je veux remercier toutes celles et tous ceux qui y contribuent notamment la Société des amis du musée du quai Branly, récemment constituée et que préside, avec l'efficacité que nous lui connaissons, Monsieur Louis Schweitzer.

Le musée du quai Branly, objet architectural d’une singulière modernité, marquera son époque grâce à la créativité de Jean Nouvel et à la composition paysagère de Gilles Clément. Il occupera une place de premier plan dans le concert international des institutions muséales. A cet égard, je veux dire ici combien je me réjouis que le Muséum national d'histoire naturelle ait engagé la définition d'un nouveau projet scientifique pour le musée de l'Homme, un projet qui lui assure bien sûr le renouveau qu'il mérite.

Ainsi deviendra réalité ce rêve, ce grand rêve, qu'après Apollinaire, André Malraux, André Breton, Claude Lévi-Strauss, pour ne citer qu’eux, Jacques Kerchache nous aura donné en partage : le rêve d’une collaboration des cultures, rendue possible grâce à la part d’universel dont chacune est porteuse, rendue féconde par l’irrésistible singularité dont chacune témoigne.

Je vous remercie.