INTERVENTION DE MONSIEUR JACQUES CHIRAC PRESIDENT DE LA REPUBLIQUE FRANCE 2 - JOURNAL DE 20 HEURES

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CHICAGO - ETATS-UNIS VENDREDI 2 FEVRIER 1996

QUESTION - Vous allez rencontrer des industriels américains et leur parler en anglais. Pourquoi en anglais ?

LE PRESIDENT - D'abord parce que je veux que les Américains et notamment les industriels américains financiers, connaissent, comprennent et apprécient mieux la France et les produits français. Alors il est probablement plus efficace de le faire en anglais, même si mon anglais n'est pas excellent.

QUESTION - Alors est-ce que nous, Français, nous devons nous habituer à voir notre Président partir, comme cela, régulièrement en voyage d'affaires ?

LE PRESIDENT - Vous savez, je crois qu'un Président moderne doit traiter à l'extérieur, naturellement, les grands problèmes politiques, ceux qui touchent aux affaires du monde, mais il doit également défendre les intérêts de la France. Et aujourd'hui, les intérêts de la France, ce sont aussi les intérêts économiques. Nous avons un pays qui est une très grande puissance économique, elle doit être soutenue par ses pouvoirs publics.

QUESTION - C'est important, pour vous, d'être le "SUPER-PDG" de la maison France ?

LE PRESIDENT - Je ne crois pas qu'on puisse dire les choses ainsi. Mais vous voyez, j'ai souvent été impressionné par l'importance qu'avaient les interventions personnelles, par téléphone, du Président des Etats-Unis, du chancelier allemand, du Premier ministre britannique, dans telle ou telle circonstance, pour faciliter la conclusion avec un pays de marchés les intéressant. Ce n'est pas tout à fait dans notre tradition et notre culture, et je ne vois pas pourquoi je ne ferais pas la même chose, pourquoi je ne mettrais pas le même acharnement à défendre les hommes et les femmes, qui inventent, qui travaillent, qui investissent, qui produisent "français" et qui le font aussi bien ou mieux que beaucoup d'autres.

QUESTION - Alors, lorsque vous êtes ici, Monsieur le Président, vous défendez l'emploi en France ?

LE PRESIDENT - Bien entendu, vous savez, pratiquement un Français sur quatre ou cinq vit de l'exportation. Nous sommes un pays, on l'ignore trop souvent, où l'exportation par tête d'habitant est la deuxième du monde, avant les Etats-Unis ou le Japon. C'est dire l'importance que cela comporte pour nous, et donc la nécessité de maintenir nos positions, et parce que c'est possible, les améliorer.

QUESTION - Alors, revenons aux Etats-Unis. Y-a-t-il un complexe des industriels français vis-à-vis du marché américain ou est-ce une fausse image ?

LE PRESIDENT - Alors cela, c'est tout à fait une fausse image. Il y a comme cela de ces images qui ont la vie dure. Par exemple, aux Etats-Unis, la France ce sont les parfums, le champagne, le luxe ...

QUESTION - Eventuellement la baguette et les bons restaurants ...

LE PRESIDENT - Eventuellement, c'est vrai, mais ce n'est pas que cela. Savez-vous que tout ce qui est luxe, - et Dieu sait que c'est important pour notre pays, pour notre image, d'exporter notre art de vivre et d'être les meilleurs - représente moins de 5% de nos exportations aux Etats-Unis, c'est-à-dire que l'essentiel ce sont des biens d'équipements, ce sont les services, ce sont toutes sortes de productions, et c'est cela que nous devons aussi développer, et pour cela il faut que les Américains connaissent et comprennent mieux.

Cet après-midi, je vais dire à ces Américains de Chicago, au coeur de ce Middle West américain, que la France est une nation fiable, une nation moderne qui a une haute technologie, une nation qui a une excellente main d'oeuvre, qui a une monnaie stable, une nation dans laquelle on peut investir et chez laquelle on peut acheter.

QUESTION - Les Etats-Unis, c'est un continent, c'est vaste. Est-ce que ce trafic commercial entre les deux pays est réservé aux très grandes entreprises ?

LE PRESIDENT - Pas du tout. Vous savez, les Etats-Unis, c'est le pays de la petite et moyenne entreprise, un pays où l'initiative est très libre et un peu bouillonnante et à condition là encore d'être davantage aidé. Les petites et moyennes entreprises, on le voit tous les jours aux Etats-Unis peuvent y faire des percées très importantes et c'est essentiel pour l'équilibre de notre économie.

QUESTION - Alors, je reviens un instant, sur la journée plus politique d'hier à Washington. Vous avez dit au Président américain, aux sénateurs, aux représentants américains : l'OTAN doit se rééquilibrer, deux pieds stables : Europe - Etats-Unis. Est-ce que finalement la France ne devrait pas, si elle veut tenir cette politique, réintégrer tout simplement le commandement militaire de l'OTAN.

LE PRESIDENT - Cela dit. Je leur ai dit aussi, - en transition avec votre question précédente-, que la France n'était pas un pays fermé mais un marché ouvert comme l'Europe et que nous souhaitions avoir une économie équilibrée, une concurrence loyale et des taux de change qui reflètent la réalité.

QUESTION - Est-ce que vous leur avez dit aussi que souvent les Américains sont très libéraux à l'extérieur et relativement protectionnistes chez eux ?

LE PRESIDENT - Je n'étais pas venu pour les agresser, alors j'ai plutôt mis l'accent sur ce qu'il convenait de faire et que nous évoquerons au G7, c'est-à-dire des progrès dans les problèmes monétaires et financiers plutôt qu'autre chose.

QUESTION - Sur l'OTAN ?

LE PRESIDENT - Sur l'OTAN, c'est une organisation qui a été réalisée lorsqu'il y avait la guerre froide, la coupure du monde en deux. Elle ne correspond plus aux réalités stratégiques d'aujourd'hui. Il faut donc la réformer. Il faut avoir un système qui à la fois permet d'assurer notre sécurité, notamment en Europe, et dans laquelle l'identité française, l'identité des nations et surtout l'identité européenne, soit beaucoup plus affirmée. Donc, c'est une grande réforme qui sera longue à mettre en oeuvre. Je pense, qu'aujourd'hui, tout le monde a conscience de ce qu'il faut faire et la France sera mieux entendue si elle est, je dirai à l'intérieur du système qu'à l'extérieur. Alors, je ne propose pas du tout de remettre en cause ce qui a été une longue et juste tradition française, mais je propose que nous participions activement à l'élaboration du nouveau système de sécurité transatlantique.

QUESTION - Rapidement encore, aux Etats-Unis, c'est une année d'élection. Les Américains sont plutôt penchés sur leurs problèmes intérieurs et vous leur avez dit : "il faut que vous vous occupiez du reste du monde aussi"...

LE PRESIDENT - Les raisons morales, humaines, politiques exigent que, comme on veut le faire dans chaque pays, on lutte aussi contre l'exclusion sur le plan international. Les pays qui ont la chance d'être riches et développés doivent aider les autres. Il y a une tentation aujourd'hui de repli sur soi, de désengagement à l'égard de l'aide que l'on peut apporter au développement des pays pauvres. C'est une véritable bombe à retardement et je dis aux Américains : "faites attention", on ne se protège pas des difficultés futures par des armements, par des frontières, on se protège par la solidarité. Si les hommes et les femmes des pays pauvres sont aidés dans leur développement à avoir une vie meilleure, alors ils resteront chez eux et tout le monde sera satisfait, l'équilibre sera meilleur.

QUESTION - Monsieur le Président, encore une question plus personnelle. Ce n'est pas la première fois que vous venez aux Etats-Unis. Vous y êtes venu il y a très longtemps. Quelle est la différence entre ce premier séjour ? Ce n'est certainement pas simplement le fait qu'il n'y avait pas de Marseillaise qui vous attendait à l'aéroport ?

LE PRESIDENT - Vous savez la première fois que je suis allé aux Etats-Unis, j'étais étudiant. J'ai traversé l'Atlantique sur un bateau grec qui avait, je m'en souviens, 14 classes et j'étais dans la 14e, c'est-à-dire tout contre les machines. J'avais fait un séjour à l'Université d'Harvard, un court séjour à l'Université d'Harvard. Depuis, j'ai toujours apprécié de revenir un peu aux Etats-Unis et d'avoir une autre vue des choses que celle que l'on a en Europe même si je suis profondément attaché....

QUESTION - Est-ce qu'un Président français peut parler d'égal à égal avec un Président américain si tant est, ce que représente la France dans le monde encore aujourd'hui ?

LE PRESIDENT - La France est une des trois ou quatre plus grandes puissances du monde. Je ne vois pas au nom de quoi elle aurait le moindre complexe pour parler avec qui que ce soit.

QUESTION - Et vous représentiez ici, Monsieur le Président, la France et l'Europe aussi ?

LE PRESIDENT - D'une certaine manière la construction européenne conduit chaque Européen à se sentir porteur d'une certaine légitimité européenne.

QUESTION - Je voudrais vous avancer dans votre programme d'aujourd'hui Monsieur le Président. Vous avez demandé cet après-midi à visiter une banlieue déshéritée de Chicago, et notamment un établissement scolaire d'insertion professionnelle où viennent s'éduquer des jeunes noirs principalement américains, un quartier très pauvre, 50 000 habitants, la plupart en dessous du seuil de pauvreté. Pourquoi avez-vous demandé aux autorités américaines de vous faire visiter cet établissement ?

LE PRESIDENT - D'abord pour rencontrer des jeunes Américains qui sont confrontés à des problèmes majeurs, de la même nature de ceux que l'on connaît dans un certain nombre de quartiers difficiles en France, pour voir comment les choses ici étaient traitées car il y a toujours des idées à prendre. Nous sommes confrontés à des problèmes dramatiques d'exclusion dans notre pays comme dans tous les grands pays et je crois qu'il faut être curieux de ce que font les uns ou les autres. C'est pourquoi j'ai voulu aller dans un quartier difficile de Chicago et voir ce qui s'y faisait.

QUESTION - Je vous remercie.