Photo 1 : 16 juin 1946 - Discours de Bayeux.

le 16 juin 1946 - Discours de Bayeux


A mesure que se font jour parmi les citoyens l'impatience des contraintes et la nostalgie de la liberté, il faut à tout prix leur offrir en compensation des réussites sans cesse plus étendues. La nation devient une machine à laquelle le maître imprime une accélération effrénée. Qu'il s'agisse de desseins intérieurs ou extérieurs, les buts, les risques, les efforts dépassent peu à peu toute mesure. A chaque pas se dressent, au dehors et au dedans, des obstacles multipliés. A la fin le ressort se brise. L'édifice grandiose s'écroule dans le malheur et dans le sang. La nation se retrouve rompue, plus bas qu'elle n'était avant que l'aventure commençât.

Il suffit d'évoquer cela pour comprendre à quel point il est nécessaire que nos institutions démocratiques nouvelles compensent, par elles-mêmes, les effets de notre perpétuelle effervescence politique.

Il y a là, au surplus, pour nous, une question de vie ou de mort, dans le monde et au siècle où nous sommes, où la position, l'indépendance et jusqu'à l'existence de notre pays et de notre Union française se trouvent bel et bien en jeu.

Certes, il est de l'essence même de la démocratie que les opinions s'expriment et qu'elles s'efforcent par le suffrage d'orienter suivant leur conception l'action publique et la législation. Mais aussi tous les principes et toutes les expériences exigent que les pouvoirs publics : législatif, exécutif, judiciaire, soient nettement séparés et fortement équilibrés, et qu'au-dessus des contingences politiques soit établi un arbitrage national qui fasse valoir la continuité au milieu des combinaisons.

Il est clair et il est entendu que le vote définitif des lois et des budgets revient à une assemblée élue au suffrage universel et direct. Mais le premier mouvement d'une telle assemblée ne comporte pas nécessairement une clairvoyance et une sérénité entières. Il faut donc attribuer à une deuxième assemblée élue et composée d'une autre manière la fonction d'examiner publiquement ce que la première a pris en considération, de formuler des amendements, de proposer des projets. Or, si les grands courants de politique générale sont naturellement reproduits dans le sein de la Chambre des députés, la vie locale, elle aussi, a ses tendances et ses droits.

Elle les a dans la métropole. Elle les a, au premier chef, dans les territoires d'outre-mer qui se rattachent à l'Union française par des liens très divers. Elle les a dans cette Sarre à qui la nature des choses, découverte par notre victoire, désigne une fois de plus sa place auprès de nous, les fils des Francs. L'avenir des 190 millions d'hommes et de femmes qui vivent sous notre drapeau est dans une organisation de forme fédérative que le temps précisera peu à peu, mais dont notre Constitution nouvelle doit marquer le début et ménager le développement.

Tout nous conduit donc à instituer une deuxième chambre dont, pour l'essentiel, nos conseils généraux et municipaux éliront les membres. Cette chambre complètera la première en l'amenant, s'il y a lieu, soit à réviser ses propres projets, soit à en examiner d'autres, en faisant dans la confection des lois ce facteur d'ordre administratif qu'un collège purement politique a forcément tendance à négliger. Il sera normal d'y introduire, d'autre part, des représentants des organisations économiques, familiales, intellectuelles, pour que se fasse entendre, audedans même de l'Etat, la voix des grandes activités du pays.

Réunis aux élus des assemblées locales des territoires d'outre-mer, les membres de cette assemblée formeront le grand conseil de l'Union française, qualifié pour délibérer des lois et des problèmes intéressant l'Union : budget, relations extérieures, rapports intérieurs, défense nationale, économie, communications.

Du Parlement, composé de deux chambres et exerçant le pouvoir législatif, il va de soi que le pouvoir exécutif ne saurait procéder, sous peine d'aboutir à cette confusion des pouvoirs dans laquelle le Gouvernement ne serait bientôt plus rien qu'un assemblage de délégations. Sans doute aura-t-il fallu pendant la période transitoire où nous sommes, faire élire par l'Assemblée nationale constituante le président du Gouvernement provisoire, puisque, sur la table rase, il n'y avait aucun autre procédé acceptable de désignation. Mais il ne peut y avoir là qu'une dispositiondu moment. En vérité, l'unité, la cohésion, la discipline intérieure du gouvernement de la France doivent être des choses sacrées, sous peine de voir rapidement la direction même du pays impuissante et disqualifiée. Or, comment cette unité, cette cohésion, cette discipline seraient-elles maintenues à la longue si le pouvoir exécutif émanait de l'autre pouvoir auquel il doit faire équilibre et si chacun des membres du gouvernement, lequel est collectivement responsable devant la représentation nationale tout entière, n'était, à son poste, que le mandataire d'un parti ?

C'est donc du chef de l'Etat, placé au-dessus des partis, élu par un collège qui englobe le Parlement, mais beaucoup plus large et composé de manière à faire de lui le président de l'Union française en même temps que celui de la République, que doit procéder le pouvoir exécutif.

Au chef de l'Etat la charge d'accorder l'intérêt général quant au choix des hommes avec l'orientation qui se dégage du Parlement ; à lui la mission de nommer les ministres, et d'abord, bien entendu, le Premier, qui devra diriger la politique et le travail du Gouvernement ; au chef de l'Etat la fonction de promulguer les lois et de prendre les décrets, car c'est envers l'Etat tout entier que ceux-ci et celles-là engagent les citoyens ; à lui la tâche de présider les conseils du Gouvernement et d'y exercer cette influence de la continuité dont une nation ne se passe pas ; à lui l'attribution de servir d'arbitre au-dessus des contingences politiques, soit normalement par le conseil, soit, dans les moments de grave confusion, en invitant le pays à faire connaître, par des élections, sa décision sou- veraine ; à lui, s'il devait arriver que la patrie fût en péril, le devoir d'être le garant de l'indépendance nationale et des traités conclus par la France.

Des Grecs, jadis, demandaient au sage Solon : " Quelle est la meilleure constitution ? " Il répondait : " Dites-moi d'abord pour quel peuple et à quelle époque " Aujourd'hui c'est du peuple français et des peuples de l'Union française qu'il s'agit, et à une époque bien dure et bien dangereuse ! Prenons-nous tels que nous sommes. Prenons le siècle tel qu'il est. Nous avons à mener à bien, malgré d'immenses difficultés, une rénovation profonde, qui conduise chaque homme et chaque femme de chez nous à plus d'aisance, de sécurité, de joie, et qui nous fasse plus nombreux, plus puissants, plus fraternels.

Nous avons à conserver la liberté, sauvée avec tant et tant de peine. Nous avons à assurer le destin de la France au milieu de tous les obstacles qui se dressent sur sa route et celle de la paix. Nous avons à déployer parmi nos frères les hommes ce dont nous sommes capables pour aider notre pauvre et vieille mère la Terre. Soyons assez lucides et assez forts pour nous donner et pour observer des règles de vie nationale qui tendent à nous rassembler quand, sans relâche, nous sommes portés à nous diviser contre nous-mêmes ! Toute notre histoire, c'est l'alternance des immenses douleurs d'un peuple dispersé, et des fécondes grandeurs d'une nation libre groupée sous l'égide d'un Etat fort.






.
dépêches AFPD3 rss bottomD4 | Dernière version de cette page : 2005-01-14 | Ecrire au webmestre | Informations légales et éditoriales | Accessibilité