Message pour l'ouverture du colloque "les nouvelles intolérances"

LE NOUVEL AGE DE LA TOLERANCE

Par Jacques Chirac

(Message pour l'ouverture du colloque "Les nouvelles intolérances", Institut d'études politiques de Paris, 2 décembre 1999, paru dans le Figaro magazine du 27 novembre 1999)

Parmi les valeurs fondatrices de notre humanisme républicain, la tolérance est l'une de celles qui suscitent en nous l'écho le plus fort, l'attachement le plus ombrageux, peut-être parce nous la vivons comme une conquête assez récente, le résultat d'un long combat que l'homme doit mener contre une part de lui-même.

Les idéaux de liberté ou de justice nous semblent être de tous les temps présents en tant qu'aspirations dès l'Antiquité, même s'ils coexistaient avec l'esclavage et les formes habituelles du despotisme. La tolérance, en revanche, dans son acceptation moderne, chemine vers nous au cours des siècles. Elle désigne d'abord - c'est la "tolerentia" latine - l'endurance à la douleur, la résignation. Pendant très longtemps, des lendemains du Moyen Age jusqu'à un passé proche, elle n'est qu'une abstention, le fait de supporter quelque chose, de ne pas l'interdire, l'empêcher ou le combattre. C'est tout le sens, par exemple de l'édit de Nantes, qui offre des espaces géographiques et juridiques, d'ailleurs limités, à la religion réformée. Nulle sympathie, nulle compréhension dans cette tolérance. Sous l'influence notamment de la religion, qui, par essence, détient la vérité révélée, vérité unique, l'autre reste l'autre, radicalement. Bien sûr, certaines personnalités d'exception portent en elles, déjà, un peu ou davantage de notre conception moderne de la tolérance. Erasme, héraut d'un humanisme chrétien. Montaigne, si conscient de la relativité des choses humaines, passionné d'indépendance et de liberté intérieure, et dont la sagesse, "l'art de vivre" nous paraissent contemporains. Montesquieu, surtout celui des Lettres persanes. Voltaire, qui se bat pour la réhabilitation de Jean Calas. Zola, bien sûr, défendant dans le capitaine Dreyfus l'innocence bafouée, et dénonçant les forces obscures de l'antisémitisme et de la haine. Car il y a les victimes, la longue chaîne des persécutés pour ce qu'ils sont ou ce qu'ils croient. Juifs du Moyen Age, interdits de propriété foncière, et obligés de porter la rouelle, prémices des horreurs plus grandes que leur réserveront les siècles à venir. Protestants, massacrés à la Saint-Barthélemy ou enchaînés sur les pontons de La Rochelle. Galilée, contraint de se rétracter ou Giordano Bruno, mourant sur le bûcher au nom des thèses coperniciennes. Oui, la tolérance, c'est-à-dire la simple acceptation d'une autre croyance, d'une autre opinion, fut un long combat.

Aujourd'hui, nous avons de la tolérance une conception beaucoup plus exigeante. Il ne s'agit pas de supporter l'autre, de le laisser s'exprimer ou exister, mais bien de le comprendre, de se mettre à sa place, de le respecter, de s'enrichir de ce qu'il nous apprend, ce qui suppose de le connaître, d'aller à sa rencontre.

Mais il ne faut pas s'y tromper, ce n'est pas un mouvement naturel. Une nation, même la nation française, qui a donné au monde la Déclaration des droits de l'homme et du citoyen, et les idéaux de fraternité et d'égalité de la Révolution ne progresse pas de façon linéaire vers l'idéal de tolérance, comme elle progresse sur le chemin du progrès matériel ou scientifique. C'est ainsi qu'au milieu du XXè siècle, des lois anti-juives ont pu être édictées dans notre pays. C'est ainsi qu'aujourd'hui encore la xénophobie accompagne souvent certaines réactions extrémistes de ceux qui s'estiment exclus et qui veulent exclure à leur tour. La vigilance est donc de mise. Une vigilance qui doit prendre bien des formes. Vigilance, d'abord, vis-à-vis de l'intolérance. Nous devons la combattre où qu'elle soit, sous toutes ses formes, parce que la dignité humaine a partout le même prix. Sur notre territoire, chaque fois que l'être humain est bafoué, blessé, rejeté pour ce qu'il est ou ce qu'il croit. Non que toutes les opinions soient recevables. Celles qui sont précisément porteuses de haine, de ségrégation et de rejet ne peuvent être tolérées puisqu'elles prônent l'intolérable.

Vigilance à l'extérieur de nos frontières, là où des régimes autoritaires flattent les sentiments xénophobes des citoyens et les poussent aux pires atrocités. C'est aussi au nom de l'idéal de tolérance que nous sommes intervenus en Bosnie et au Kosovo. Bien sûr, l'ingérence est une question délicate et nous ne pouvons intervenir partout où les libertés sont foulées aux pieds et les droits de l'homme humiliés. Mais il n'empêche. La création de la Cour pénale internationale, la capacité de la communauté internationale à parler toujours davantage d'une seule voix au moment des crises, la progression dans les esprits comme dans les textes, d'un nouvel ordre juridique international qui fait toute sa place à la dignité des enfants, des femmes, des hommes, tout cela montre que nous avançons sur la voie de l'exigence éthique.

Vigilance, ensuite, à l'égard des nouvelles intolérances, celles qui vont faire l'objet du colloque du 2 décembre, et qu'engendre la modernité. A première vue, rien de plus favorable à la tolérance que les nouveaux réseaux de communication et le village planétaire, où l'on peut dialoguer en temps réel avec tout homme et en tous lieux. Et il est vrai que c'est une source fantastique de connaissances, de découvertes, de compréhension mutuelle. Soyons conscients, pourtant que ce lieu virtuel est celui où tout peut s'exprimer, y compris les formes les plus extrêmes de l'intolérance, du racisme et de la haine. Qu'il est étranger à l'idée de la médiation, toujours porteuse d'entente et de modération. Enfin, que rien n'est moins partagé que l'information si l'on songe par exemple que moins d'un Africain sur cinq cent mille a accès à Internet. D'où le risque que ne se développe un modèle unique d'expression, de communication, une culture spécifique qui exclurait encore davantage et marginaliserait tous ceux qui en sont exclus.

Vigilance, enfin, à l'égard des possibles dérives communautaristes, où l'affirmation de l'identité se fait généralement "contre" et où l'intolérance à tout ce qui n'est pas dans les traditions et les croyances de la communauté est souvent la règle. N'oublions jamais que le respect dû à la culture et aux convictions d'autrui ne saurait aller jusqu'à l'acceptation passive de ce qui porte atteinte à la communauté nationale, aux valeurs et aux exigences qui la fondent, notamment la liberté et la dignité de chaque être, le respect de la loi et du droit. La tolérance est le dialogue des opinions et non le choix des communautés hostiles.

Car la tolérance n'est pas une valeur molle. Elle n'a rien à voir avec l'incertitude et la faiblesse. Elle ne puise pas sa source dans la confusion, l'amalgame, l'idée que tout est égal à tout. Bien au contraire. Pour être vraiment tolérant, pour respecter l'autre et le comprendre, il faut d'abord être sûr de soi, de son histoire, de ce que l'on est et de ce que l'on croit. Il faut avoir confiance.

Alors, la France est-elle une nation de tolérance ? Je répondrais "oui" de plus en plus, parce qu'elle est une nation qui a tiré toutes les leçons de son histoire, et qui est profondément enracinée dans les valeurs vivantes, une éthique exigeante. Peut-on aller encore plus loin ? Je répondrais "oui", parce que, au-delà du respect de l'autre, essentiel, nous devons comprendre que nous avons beaucoup à apprendre de la connaissance de l'autre, de l'ouverture aux divers, et à tout ce qui est différent de nous. Trop souvent encore les corporatismes, les idées préconçues, dans tous les domaines, brident notre vue et rétrécissent notre horizon. La tolérance, aujourd'hui, c'est vouloir l'autre, le rencontrer, être résolument ouvert et généreux. Le temps est venu d'un nouvel âge de la tolérance actif, volontaire, source jaillissante. C'est le message que doit porter la France.




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