Message adressé par M. Jacques CHIRAC Président de la République aux participants au Sommet du G7 de Lyon

INTERVIEW

ACCORDÉE PAR MONSIEUR JACQUES CHIRAC PRÉSIDENT DE LA RÉPUBLIQUE

AUX QUOTIDIENS MEXICAINS

" EL SOL DE MEXICO " ET " LA PRENSA "

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PALAIS DE L'ÉLYSÉE

MERCREDI 30 MAI 2001

QUESTION - Monsieur le Président, le Mexique entretient une relation de partenariat commercial avec l'Union européenne. Comment pensez-vous que vont évoluer les échanges entre la France et le Mexique en particulier ?

LE PRÉSIDENT - Durement touchés par la crise économique mexicaine de décembre 1994, les échanges entre la France et le Mexique ont retrouvé leur niveau antérieur à la crise en 1998. Cette évolution favorable s'est consolidée en 2000 avec un rythme de croissance soutenu du volume total de nos échanges qui culmine à près de 1,9 milliard d'euro -12,6 Mrds de FRF-. Le Mexique est désormais notre deuxième client en Amérique centrale et latine, derrière le Brésil, mais devant l'Argentine.

Selon les statistiques mexicaines, nous ne sommes que le dixième fournisseur du Mexique avec une part de marché de 0,8 %. Mais les statistiques françaises ou mexicaines ne reflètent pas toujours la réalité de ces échanges. Une enquête auprès des filiales de nos entreprises au Mexique a permis de montrer que nous comptons beaucoup de flux indirects passant par le biais de nos filiales industrielles aux États-Unis ou en Espagne par exemple, doublant ainsi le simple effet des exportations directes.

Le traité de libre-échange signé entre l'Union européenne et le Mexique, entré en vigueur le 1er juillet 2000, offre un cadre encore plus propice au développement de nos échanges.

Je serais incomplet si j'omettais d'évoquer nos investissements au Mexique. Là encore les chiffres officiels de nos banques centrales laissent apparaître des montants relativement faibles. En réalité la France réalise beaucoup d'investissements au Mexique mais une part importante de ces flux transite par des pays tiers où nous disposons de filiales ; je veux parler notamment des États-Unis, de l'Espagne ou des Pays-Bas pour ne citer que quelques exemples. On peut dire que mon pays assure bon an mal an environ 600 millions de dollars américains d'investissements directs étrangers au Mexique soit 4 à 5 % des flux globaux reçus par ce pays et plus de 50 000 emplois directs.

J'ajoute que beaucoup de nos investissements sont récents et qu'ils ne sont pas tous pris en compte. Je veux parler de notre participation au secteur des services. La présence récente de grands groupes en tant qu'investisseurs dans le secteur électrique -Électricité de France, Alstom-, gazier -Gaz de France-, aéroportuaire -Aéroports de Paris, Vinci- ou encore hôtelier -Accor- montre le potentiel de développement très puissant de l'investissement français au Mexique pour les prochaines années. Dans l'industrie, les nouveaux investissements de groupes aussi connus que Thomson Multimedia, Saint-Gobain ou Usinor ainsi que le retour du constructeur automobile Renault témoignent de la confiance de la France dans le développement du Mexique.

Le Mexique est désormais la dixième puissance commerciale du monde, premier pays importateur et exportateur d'Amérique latine. Il est aussi situé aujourd'hui au confluent de nombreux accords de libre-échange qui en font un partenaire stratégique.

Je sais que le Président Fox attache beaucoup de prix à un rééquilibrage des relations extérieures vers l'Europe. Il prône une vision à long terme que je ne peux que partager. Dans ce contexte, qui associe un environnement commercial favorable et une volonté politique forte, on doit s'attendre à un nouveau resserrement des échanges franco-mexicains dans les prochaines années.

QUESTION - Au cours des dernières années, les échanges commerciaux entre la France et le Mexique ont été déficitaires pour les Mexicains. Pensez-vous que l'ouverture des marchés équilibrera la balance commerciale de ces deux nations ?

LE PRÉSIDENT - Dans le cadre de l'accord de libre-échange UE/Mexique, la libéralisation des exportations mexicaines à destination de l'Europe est beaucoup plus rapide que la libéralisation des exportations européennes vers le Mexique : 82 % des produits mexicains sont déjà exemptés de droits de douane à leur entrée en Europe depuis le 1er juillet 2000 et la totalité des produits le sera dès le 1er janvier 2003. Cette situation nouvelle est de nature à réduire le déséquilibre des échanges.

Pour bien tirer profit de ces mesures avantageuses, les entreprises mexicaines devront adapter leurs produits aux habitudes d'achat européennes, tant au niveau des biens industriels que des biens de consommation, ceci afin d'être compétitives. Mais il faut aussi pour cela augmenter les flux d'étudiants, de cadres et de techniciens qui découvrent notre langue, notre pays et notre mode de vie. Cela vaut également, en sens inverse, pour les entreprises françaises. On ne peut pénétrer un marché sans bien connaître la culture et les traditions du partenaire.

QUESTION - Les territoires français d'Amérique pourront-ils avoir des échanges commerciaux directs avec le Mexique ou devront-ils passer par la France ?

LE PRÉSIDENT - Les départements français d'Amérique, la Martinique, la Guadeloupe, la Guyane et Saint-Pierre-et-Miquelon comptent un réseau d'entreprises exportatrices qui connaissent bien leur environnement régional. Elles continueront donc à commercer directement avec le Mexique. Je les encourage à développer leurs relations commerciales avec votre pays et plus généralement leurs voisins car leur proximité géographique leur procure des atouts qu'il faut exploiter.

QUESTION - Le Mexique est un client de l'Agence spatiale européenne pour le lancement de ses satellites de communication. Existe-t-il une possibilité d'élargir les relations technologiques ?

LE PRÉSIDENT - Oui, bien sûr ! Le lanceur européen Ariane a donné grande satisfaction à son client mexicain, la société Satmex. Sa fiabilité, cette expérience et les nombreux avantages apportés par notre technologie doivent nous permettre à l'avenir d'approfondir une relation qui pourra aussi s'appuyer sur la nouvelle génération de lanceurs.

QUESTION - Au Mexique, on discute une nouvelle loi qui ouvrirait aux investisseurs internationaux la production d'énergie électrique. Dans quelle mesure la France serait-elle intéressée par notre pays ?

LE PRÉSIDENT - La France est prête à appuyer les initiatives mexicaines et notre pays a d'ailleurs reçu récemment plusieurs délégations de parlementaires et de hauts fonctionnaires pour expliquer notre dispositif, cadre juridique et organisation. L'originalité du "modèle" français est précisément de concilier les intérêts du service public avec les exigences d'un marché ouvert à la concurrence. C'est précisément, je crois, ce que votre pays cherche à faire respecter.

QUESTION - Après plusieurs décennies d'absence, la marque Renault est revenue sur le marché mexicain. Comment se situe cette présence dans le cadre du traité de libre-échange entre le Mexique et l'Union européenne ?

LE PRÉSIDENT - Renault est effectivement revenu au Mexique et je crois savoir que nombreux sont les amis mexicains qui attendaient ce moment depuis plusieurs années. Le constructeur français va investir 500 millions de dollars américains au cours des cinq prochaines années et commencera par la fabrication et la commercialisation de deux modèles dotés des acquis technologiques les plus récents : la "Scénic", fabriquée depuis le début de l'année 2001 à Cuernavaca, et la "Clio" qui sortira de l'usine d'Aguascalientes d'ici la fin de l'année. Ce retour s'inscrit dans le cadre de l'alliance Renault/Nissan dont le Mexique constitue sans doute l'un des exemples d'application les plus réussis. Naturellement, l'entrée en vigueur de l'accord de libre-échange UE/Mexique a été un vecteur essentiel de cette décision puisqu'il recrée progressivement les conditions d'une égalité d'accès au marché entre constructeurs européens et nord-américains.

Mais au delà, le retour de Renault symbolise et illustre le regain d'intérêt de nos entreprises pour le Mexique. C'est un mouvement dont je me réjouis.

QUESTION - L'avenir de l'Union européenne est une question d'intérêt primordial pour le Mexique. L'élargissement de l'Union européenne à 25 pays n'est-il pas une menace pour l'efficacité dont doit faire preuve un bloc politique et économique moderne ?

LE PRÉSIDENT - L'élargissement est une chance pour l'Union européenne et non une menace.

Politiquement, il permettra d'ancrer définitivement la paix et la démocratie sur l'ensemble du continent. N'oublions jamais que cet objectif était au coeur du projet des pères fondateurs de l'Europe. Et qu'il a soutenu dans leur combat, pendant des décennies, les peuples de l'est de l'Europe.

Économiquement, les effets de l'élargissement seront certainement positifs. Le "rattrapage" des nouveaux pays membres, grâce notamment aux fonds régionaux de l'Union, va constituer un facteur de croissance supplémentaire.

Sur tous les plans, ce nouvel ensemble, à l'échelle du continent, pèsera plus dans le monde.

Bien sûr, comme vous le relevez, l'élargissement à une trentaine de pays va rendre le fonctionnement des institutions plus complexe. Mais, comme par le passé, l'Union saura s'y adapter. Le Traité conclu à Nice il y a quelques mois, constitue à cet égard une avancée très importante.

Au total, je suis convaincu que l'élargissement et l'approfondissement de l'Union européenne continueront d'aller de pair.

QUESTION - Quelles sont d'après vous les principales menaces sur l'avenir de l'Europe ?

LE PRÉSIDENT - Je suis confiant dans l'avenir de l'Europe. Les progrès réalisés au cours des dernières années ont été très importants : la création de l'euro, la mise en place d'une politique de défense commune, l'instauration progressive d'un espace de liberté, de sécurité et de justice. Et ce mouvement se poursuit. Chaque jour, de nouvelles initiatives sont prises, qui constituent des avancées dans la voie de l'unification. Il n'y aura pas de retour en arrière.

Cela ne signifie pas que l'Europe soit à l'abri des menaces. Comme toutes les autres régions de la planète, elle est confrontée à certains des dangers que porte en elle la mondialisation : criminalité transfrontières, uniformisation culturelle, dégradation de l'environnement...

C'est pourquoi l'ambition des Européens est de créer un ensemble qui pèse sur la scène internationale et qui contribue à structurer le monde multipolaire que vous et nous appelons de nos voeux.

QUESTION - Comment doit procéder l'Union européenne pour assurer un avenir stable et prospère à l'Europe ?

LE PRÉSIDENT - En répondant de mieux en mieux aux attentes de ses citoyens. Cela suppose que l'Union se concentre davantage sur les questions qui les préoccupent le plus directement : la croissance et l'emploi, la sécurité alimentaire, la protection de l'environnement, le développement du modèle social européen, la lutte contre les stupéfiants, la politique d'immigration...

C'est en convainquant les Européens de tout ce qu'elle leur apporte dans ces différents domaines que l'Union gagnera en légitimité et donc en stabilité.

Il faut également renforcer la dimension politique du projet européen. C'est tout le sens du grand débat sur l'avenir de l'Europe que nous avons lancé à Nice et auquel participeront toutes les composantes de la société dans chaque État-membre. Il s'agira de répondre aux questions essentielles : quelle Europe voulons-nous ? Quelles sont ses valeurs et sa finalité ? Qui fait quoi, entre l'Union et les États-membres ?

Mon sentiment, exprimé à plusieurs occasions, est que la réponse à ces questions passe notamment par l'élaboration d'une constitution européenne.

QUESTION - Pourquoi la France en particulier, et l'Union européenne en général, maintiennent-elles une position aussi prudente au sujet de la conduite de la Russie dans la guerre de Tchéchénie ?

LE PRÉSIDENT - Vous savez que j'ai eu l'occasion de marquer plusieurs fois ma préoccupation à l'égard de la situation en Tchétchénie. Pour ce qui est de l'Union européenne, vous trouvez qu'elle est trop prudente. Je dirai plutôt qu'elle est réaliste. Elle marque sa préoccupation lorsque la situation des droits de l'Homme pose problème, mais elle doit concilier les sensibilités de l'ensemble de ses membres. Ceux-ci s'expriment parfois avec des nuances et la position de l'Union européenne doit en tenir compte. Elle doit également tenir compte du fait que la Tchétchénie fait partie intégrante de la Russie et que personne ne souhaite remettre en cause l'appartenance de cette région à la Russie. Nos moyens d'action sont divers. C'est un sujet que l'Union européenne aborde régulièrement au niveau politique avec la Russie. Ce fut notamment le cas lors du Sommet UE-Russie qui s'est tenu à Paris au mois d'octobre dernier, au cours duquel le Président Poutine a reconnu publiquement la nécessité et l'urgence de rechercher une solution politique à ce conflit. L'Union européenne a marqué avec force sa conviction que la voie militaire ne permettra pas d'apporter une vraie solution à ce douloureux problème. Notre action comporte aussi un volet humanitaire fort, notamment par l'intermédiaire d'ONG qui font un travail remarquable.

QUESTION - La coopération franco-allemande telle qu'elle fut conçue à l'époque de de Gaulle et Adenauer se trouve dans une phase de stagnation. La France projette-t-elle de prendre des initiatives pour donner une nouvelle impulsion à cette coopération ?

LE PRÉSIDENT - L'Europe a changé depuis quarante ans. L'Allemagne s'est réunifiée, il y a pu avoir de temps à autre des difficultés entre nos deux pays, à l'occasion de négociations qui mettaient en jeu des intérêts nationaux.

Mais je constate que, sur l'essentiel, sur la vision de la construction de l'Europe, l'accord est toujours aussi profond entre la France et l'Allemagne. Des deux côtés du Rhin, nous sommes pleinement conscients que, si nos deux pays s'opposent ou tirent dans des directions différentes, l'Europe ne peut avancer.

Ce n'est pas un directoire - nos partenaires ne l'accepteraient pas - mais un moteur.

Il reste que cette relation franco-allemande doit, régulièrement, être refondée, relancée. C'est pourquoi nous sommes convenus, après le Sommet de Nice, de nous rencontrer plus régulièrement avec le chancelier allemand, toutes les six à huit semaines. Ce processus est engagé et il nous permet de mettre au point des positions communes sur tous les grands dossiers européens du moment, notamment l'élargissement et l'avenir de l'Union.

QUESTION - La faiblesse actuelle de l'euro est-elle défavorable à sa crédibilité internationale alors qu'il reste à peine huit mois pour qu'il devienne la monnaie unique dans 12 pays d'Europe ?

LE PRÉSIDENT - L'euro est un grand succès. C'est déjà la monnaie des européens depuis le 1er janvier 1999. C'est à la fois un aboutissement, puisqu'il donne une cohérence au grand marché unique européen que nous avons créé, et un nouveau départ car le partage en commun d'une monnaie impose des responsabilités particulières.

Toute monnaie doit inspirer confiance. L'euro est crédible. Il ne faut pas attacher trop d'importance aux mouvements de change à court terme. Ce qui compte, c'est la solidité dans la durée. Le 1er janvier 2002, sa crédibilité sera renforcée avec l'apparition des pièces et des billets. J'ai totalement confiance dans l'euro et dans sa capacité de bien refléter la force des économies européennes.

QUESTION - Cette faiblesse résulte-t-elle d'une manipulation de la part des États-Unis pour ruiner la crédibilité d'une devise qui pourrait devenir sa principale compétitrice, ou bien d'une faiblesse de l'économie européenne ?

LE PRÉSIDENT - Il n'y a pas de manipulation de qui que ce soit. Nos amis américains ont toujours regardé l'unification monétaire européenne avec faveur car c'est un progrès vers un monde financier plus stable. Nous ne recherchons pas une concurrence avec le dollar. Les variations de change entre monnaies sont normales si elles reflètent des différences entre les économies. Ce qui compte, dans la durée, c'est d'avoir des rapports entre les monnaies les plus stables possibles, car la stabilité aide la croissance et le développement économique.

C'est pourquoi je suis depuis toujours favorable à un renforcement du système financier international. Des progrès ont été accomplis, mais il reste encore beaucoup à faire.

QUESTION - Après la monnaie commune, quand l'Europe adoptera-t-elle une diplomatie commune et un véritable système de défense commun ?

LE PRÉSIDENT - L'objectif est que l'Union européenne puisse occuper toute sa place sur la scène internationale. Alors que son rôle économique et commercial est déjà bien établi et qu'il vient d'être complété, dans le domaine monétaire, par l'événement majeur qu'a constitué l'avènement de l'euro, son rôle politique doit s'affirmer davantage. L'objectif d'un monde multipolaire harmonieux suppose l'émergence d'une Europe politique forte, capable de peser dans tous les grands débats internationaux et, le cas échéant, d'intervenir au service de la paix et du droit. C'est pourquoi il fallait que l'Union européenne se dote d'une capacité de gestion de crises, y compris par des moyens militaires. Au Conseil européen de Nice, en décembre dernier, les quinze pays membres ont décidé d'unir leurs forces à cette fin. Le projet d'Europe de la Défense qui figure parmi les thèmes de la construction européenne depuis plusieurs décennies est enfin sur le point d'entrer dans la réalité. Il se développe en pleine harmonie avec l'OTAN et nos alliés américains. Il s'agira d'une contribution importante à la sécurité en Europe et, au-delà, à la promotion des valeurs de paix et de démocratie qui fondent l'Union européenne.

QUESTION - De même qu'existe un forum de consultation et de dialogue pour les nations les plus industrialisées de la planète (G8), croyez-vous qu'il serait opportun de créer un instrument de dialogue entre les grands blocs économiques tels que l'UE, la NAFTA, le MERCOSUR, etc ?

LE PRÉSIDENT - La France est favorable à l'édification d'un monde multipolaire, dans lequel les grandes entités régionales se renforcent et coopèrent à la nécessaire régulation de la mondialisation.

Votre proposition rejoint l'action entreprise par l'Union européenne, qui conduit déjà - rappelez-vous le sommet de Rio en 1999 - un dialogue institutionnel régulier avec les organisations régionales latino-américaines, africaines et asiatiques, comme avec les États-Unis, la Russie, la Chine ou le Japon.

J'ai proposé, voici quelques mois, que la France accueille en 2003, année où elle présidera le G8, un sommet d'un genre nouveau, qui rassemble autour des pays les plus industrialisés de grands pays émergents et en transition, ainsi que des représentants des pays les plus pauvres.

Votre idée mérite donc d'être creusée. Nous devrons le faire en tenant compte de la priorité que nous accordons à la démarche multilatérale de l'OMC, qui ne doit pas être affaiblie, mais qui, au contraire, doit être confortée.

QUESTION - Après la crise de la "vache folle" et de la fièvre aphteuse, ne pensez-vous pas qu'il est temps de revoir la conception actuelle de l'agriculture productiviste, basée essentiellement sur le profit économique, et de revenir à un système plus compatible avec les lois de la nature ?

LE PRÉSIDENT - Il faut bien distinguer l'épidémie de fièvre aphteuse de la crise de la "vache folle".

La fièvre aphteuse est une maladie bien connue, sans conséquence pour la santé humaine, et dont l'éradication relève de mesures vétérinaires bien maîtrisées. J'en veux pour preuve qu'en France, la mise en oeuvre de ces mesures a permis d'empêcher que l'épidémie se développe. Cette maladie n'est pas non plus le résultat de l'agriculture dite "productiviste" car, dans le monde, elle est particulièrement présente dans des pays aux agricultures peu développées. Plus qu'une conséquence de productivisme, le développement de la fièvre aphteuse est le plus souvent la conséquence d'insuffisances dans les politiques publiques en matière vétérinaire.

S'agissant de la crise de la "vache folle", la mise en cause d'un certain modèle productiviste est justifiée. Mais ce ne sont pas les agriculteurs eux-mêmes qui sont les premiers mis en cause. Ce sont certains industriels qui n'ont pas appliqué la réglementation sur la fabrication des farines et ce sont les services de contrôle qui n'ont pas détecté suffisamment tôt ces fautes. Cela étant, les politiques agricoles sont à juste titre visées dans la mesure où la recherche continue de la baisse des prix des produits agricoles peut provoquer des risques environnementaux ou sanitaires inacceptables. Il y a là un premier sujet de réflexion pour tous les responsables politiques dans tous les pays. Vous soulignez aussi, et à juste titre, la nécessité de respecter "les lois de la nature". C'est un autre sujet essentiel mis en lumière par la crise de la "vache folle". Si des scientifiques et des industriels n'ont pas vu d'inconvénient à nourrir des herbivores avec des farines animales, c'est qu'une certaine éthique a été sacrifiée au nom des intérêts économiques. Je crois pour ma part que dans ce cas les limites ont été franchies. Au-delà de considérations économiques ou scientifiques, il est du rôle des responsables politiques de rappeler cette dimension quand c'est nécessaire, en particulier s'agissant de problèmes de santé publique.

QUESTION - La communauté internationale devra-t-elle adopter des mesures pour protéger la santé du consommateur ? N'est-il pas grand temps d'ouvrir un débat planétaire sur l'éthique de la production ?

LE PRÉSIDENT - L'ouverture aux échanges commerciaux est globalement très bénéfique, mais elle n'est pas sans effets pervers. Ainsi, dans le domaine agricole et agro-alimentaire, il faut veiller à ce que la logique du profit inhérente au commerce soit équilibrée par des procédures garantissant la sécurité sanitaire pour les consommateurs.

C'est le rôle du Codex Alimentarius, commission conjointe de la FAO et de l'OMS dont les recommandations en matière sanitaire s'imposent à l'OMC.

La France, avec l'Union européenne, est très attachée à ce que la crédibilité du Codex soit assurée, en particulier par l'adoption du principe de précaution comme principe directeur de son fonctionnement. Elle se heurte à plusieurs pays, dont certains pays en développement qui craignent la mise en place par ce biais de barrières non tarifaires aux échanges. Nous devons conduire cette négociation de façon à répondre à leurs préoccupations légitimes sans affaiblir les dispositifs de sécurité.

De façon plus générale, vous avez raison de souligner qu'il faut ouvrir un débat planétaire sur l'éthique de la production. C'est un thème qui m'est cher. Faire du profit est légitime, mais le profit ne légitime pas tout. Il faut en particulier veiller à ce qu'il ne soit pas obtenu au détriment de l'environnement, de la situation des travailleurs, en particulier dans les pays pauvres, ou de la sécurité sanitaire. Il faut aussi lutter contre le profit illicite, issu du blanchiment du produit des activités criminelles.

QUESTION - Certaines de vos déclarations, notamment la critique sur la position des États-Unis sur l'environnement et la peine de mort, traduisent une certaine inquiétude sur les orientations de l'administration Bush. Craignez-vous une nouvelle période de malentendus avec les États-Unis ?

LE PRÉSIDENT - Le 30 mars dernier, devant la commission des droits de l'Homme des Nations Unies, j'ai appelé à l'abolition universelle de la peine de mort, en commençant par un moratoire général sur les exécutions. En faisant cette proposition, qui est une proposition européenne, je n'avais pas particulièrement en tête les États-Unis, mais la centaine de pays à travers le monde qui recourt encore aux exécutions capitales.

Mais il est vrai que j'ai été amené à intervenir auprès des autorités américaines pour solliciter la grâce de condamnés à mort, en particulier lorsqu'il s'agit de personnes mineures au moment des faits ou souffrant de déficience mentale. Un débat sur la peine de mort est engagé aux États-Unis. J'ai bon espoir, que dans ce grand pays démocratique, la libre discussion engendrera progressivement une prise de conscience.

Je suis plus inquiet en ce qui concerne la lutte contre le changement climatique. La position annoncée par les États-Unis contre le protocole de Kyoto met en danger les efforts de la communauté internationale pour maîtriser le plus grave fléau environnemental actuel, qui menace notre avenir. Je saisis chaque occasion pour en parler au Président BUSH, afin de le convaincre de rallier son pays à la coalition contre le réchauffement.

Pour le reste, les États-Unis et l'Europe sont amis, alliés et partenaires. Nos éventuelles divergences, nous sommes habitués à en discuter dans un esprit ouvert. Il y a, chez certains aux États-Unis, une tradition de méfiance à l'égard des organisations internationales. Nous estimons que la mondialisation conduit au contraire à un besoin renforcé de gouvernance multilatérale. J'ai confiance qu'avec leur pragmatisme habituel, les Américains continueront à voir les avantages d'une gestion collective de nos interdépendances.

QUESTION - Les États-Unis et l'Europe semblent avoir abandonné l'espoir de pouvoir contribuer à l'apaisement de la crise au Moyen-Orient. La communauté internationale s'est-elle résignée à ne pas voir régner la paix dans cette région ?

LE PRÉSIDENT - La France n'est jamais résignée quand un conflit oppose des peuples amis. Je crois aussi que ni l'Union européenne ni les États-Unis ne se satisfont de la situation actuelle au Proche-Orient. Je pense même le contraire. Nous avons tous la conviction qu'il n'y a pas d'issue militaire à la crise et que seule une solution politique, c'est à dire un processus de négociation, peut ramener la sécurité et conduire à la paix. Sur le fond, le principe de la terre contre la paix reste la clé de tout et, pour être durable, la paix doit, aussi, être globale, c'est-à-dire concerner la Palestine, la Syrie et le Liban.

QUESTION - Aujourd'hui, c'est le jour de l'Europe. L'Europe a connu une évolution, pour ne pas dire une révolution, à partir de la réunification. Qu'attendez-vous, Monsieur le Président, de l'avenir de l'Europe, comment voyez-vous cet avenir et qu'espérez-vous qu'il va être ?

LE PRÉSIDENT - Nous sommes arrivés, avec le Traité de Nice à, je dirais, une étape nouvelle. D'abord parce que nous avons décidé d'élargir l'Union européenne. Nous avions commencé à six, nous sommes quinze et nous allons nous élargir jusqu'à vingt-sept ou trente. Pourquoi ? Essentiellement pour assurer deux valeurs qui sont en réalité inséparables : c'est la paix et la démocratie. Nous voyons encore dans les Balkans la fragilité de l'Europe en raison de l'absence de démocratie et de la difficulté à imposer la paix à des gens qui ont un long passé d'oppositions. Donc, l'élargissement répond à cette vocation : imposer la paix et la démocratie sur l'ensemble du continent.

Évidemment, notre système, nos institutions avaient été conçus pour faire marcher ensemble six pays qui avaient à peu près le même niveau de vie. Ces institutions, déjà, ont été très sollicitées pour fonctionner avec quinze pays et elles sont incapables d'assurer le fonctionnement d'un ensemble comprenant vingt sept ou trente pays qui, de surcroît, sont à des niveaux d'évolution économique et sociale très différents. Cela a été l'objet du Traité de Nice.

À partir de là, il est apparu clairement que nous devions essayer de définir quelle était l'Europe que nous voulions. Quand nous étions un petit nombre, cela était facile de nous entendre et de définir nos objectifs. Nous voulions un marché commun, nous l'avons fait. Nous voulions une monnaie commune, nous l'avons faite, elle existera au début de l'année prochaine. Nous voulions une politique étrangère et de défense commune, nous sommes en train de la mettre en place. Tout cela a été relativement facile parce que nous parlions la même langue. Avec l'élargissement, il faut que l'on ait une idée plus claire. D'où l'échéance de 2004.

L'Europe s'est toujours faite pas à pas. Comme disait votre collègue Guy DRUT qui est mon ami : "une haie à la fois". Il y a des pays qui sont plus favorables au libre-échange qu'à l'intégration politique, comme l'Angleterre. Il y a des pays qui, au contraire, souhaitent un système complètement fédéral. Et il y a toute la gamme.

C'est la raison pour laquelle nous avons décidé que l'Europe de demain ne serait pas seulement définie par les spécialistes, les techniciens, les responsables politiques et qu'il fallait interroger l'ensemble de nos peuples, les peuples des quinze et les peuples des douze pays candidats. D'où la décision que nous avons prise, aussi, à Nice, d'organiser d'abord dans chacun de nos États, cette année, un grand dialogue national où toutes les forces économiques, politiques, sociales, associatives, etc. pourraient s'exprimer, y compris tous les citoyens, ce qui est facilité naturellement par les technologies modernes de communication.

Chacun des pays va procéder de même et, dans un an, il y aura un grand débat global. Ceci simplement pour mieux ressentir quelles sont les véritables aspirations des peuples pour construire un grand ensemble comme cela. Il faut naturellement la vision et la volonté de quelques-uns mais il faut également avoir la sensibilité des peuples.

Je pense que tout ceci nous conduira à définir une Constitution qui, d'une part, dirait clairement qui fait quoi, qu'est-ce qui est de la responsabilité des instances communautaires, qu'est-ce qu'il reste de la compétence des États... Je prends un exemple : il est évident que les problèmes liés à la défense de l'environnement doivent être appréciés au niveau de l'ensemble de l'Europe et non pas de chaque État, alors qu'il y a d'autres sujets qui peuvent tout à fait, naturellement, rester de la compétence des États membres.

Deuxièmement, nous avons, à Nice, arrêté la Charte des droits de l'Europe, c'est-à-dire un progrès par rapport à notre conception des droits de l'Homme. L'affirmation d'un certain nombre de valeurs auxquelles tous les Européens doivent adhérer et qui s'imposent par conséquent à tous les États membres - les Quinze ont adhéré. Et tous ceux qui vont entrer devront adhérer. Ceci doit être considéré comme les principes fondamentaux qui s'imposent aux lois de chaque pays, un socle de valeurs économiques, politiques, sociales, environnementales qui s'imposent à tous les pays et à tous les hommes.

Troisièmement, il faudra déterminer exactement l'évolution de nos institutions. Là, nous sommes encore un peu dans le flou, nous sommes encore dans la réflexion. Certains voudraient donner plus de pouvoirs au Parlement européen, ce à quoi je ne suis pas hostile à condition que l'on modifie le système d'élection de ce Parlement pour qu'il représente précisément les peuples. Certains pensent qu'il faut que les pouvoirs de la Commission soient augmentés et que celle-ci devienne un véritable gouvernement. Ceci doit être discuté, notamment pour savoir ce que le Conseil européen, c'est-à-dire le Conseil des chefs d'État et de Gouvernement, devra garder comme pouvoirs. Tout cela fera l'objet des discussions qui vont s'ouvrir et qui seront conclues en 2004.

Pour conclure, je dirais que, pour ma part, je considère que la construction européenne s'impose si nous voulons défendre collectivement les valeurs et les intérêts qui sont les nôtres dans le monde de demain.

Deuxièmement, que notre système ne peut pas être un système totalement fédéral mais que cela doit être une sorte de fédération d'États-Nations, avec ce qui relève de la compétence de l'Europe, et qui va croissant, et ce qui reste de la compétence des États, parce que c'est dans la nature de ce que nous a légué l'Histoire et qui ne peut pas être chassé, naturellement, d'un geste de la main.

QUESTION - Monsieur le Président, vous expliquez tout cela très clairement. On peut craindre que la Constitution soit très difficile à mettre sur pied parce qu'en fait, il faut respecter chaque pays et la Constitution de chacun de ces pays. Mais, Monsieur le Président, vous avez raison : pour rentrer dans un ensemble, il faut rentrer en respectant des bases.

LE PRÉSIDENT - Je crois que cela ne sera pas très difficile. Naturellement, cela exigera des modifications de la Constitution dans les pays membres mais je crois que ce ne sera pas très difficile. Prenons un exemple. Il y a une condition nécessaire pour continuer à aller de l'avant pour la construction européenne. Et cette condition nécessaire, pas suffisante mais nécessaire, c'est l'accord franco-allemand, que la France et l'Allemagne s'entendent. Non pas pour imposer des choses aux autres. Mais l'expérience prouve que si la France et l'Allemagne s'entendent, la construction européenne peut progresser. Si elles ne s'entendent pas, le système se bloque. Donc, l'accord franco-allemand est une donnée essentielle de la construction européenne. Mais nos deux pays sont très différents, notamment dans leurs structures et dans leur culture. La France est un pays unitaire et l'Allemagne est un pays qui est une fédération de grandes régions, lesquelles ont des pouvoirs importants, ce qui n'est pas le cas en France. Nous sommes un pays unitaire, l'Allemagne est un pays fédéral, donc ce sont deux systèmes très différents. Je prends un exemple : si l'Europe prend une décision en matière d'éducation, la France peut l'appliquer instantanément, du jour au lendemain, à la totalité de son territoire parce que c'est le ministre qui prend les décisions pour tout le pays. En Allemagne, l'Éducation nationale est de la compétence de chaque Land et le gouvernement central n'a pratiquement aucun pouvoir dans ce domaine. C'est donc beaucoup plus complexe. Donc, il y a là des problèmes qui font que la France et l'Allemagne, qui doivent s'entendre, ont besoin de faire un grand effort pour harmoniser leur système. Ce n'est pas facile.

QUESTION - La Suisse est un petit pays, c'est un petit pays en ce qui concerne la surface, mais c'est un grand pays sur le plan économique. La Suisse pourra-t-elle avoir un avenir si elle ne s'intègre pas dans l'Union européenne ?

LE PRÉSIDENT - Je ne voudrais pas porter un jugement sur ce que veut faire ou doit faire la Suisse. La Suisse a prouvé que, seule, elle assumait parfaitement ses responsabilités et son adaptation au monde moderne. L'Union européenne, et en particulier les Français, et notamment moi, nous souhaitons beaucoup que la Suisse entre dans l'Union. Mais nous ne voulons pas, naturellement, faire de pressions. Donc la Suisse fera ce qu'elle souhaitera. Mais ce que je peux vous dire, c'est que nous espérons qu'elle entrera, et qu'elle sera la bienvenue si elle entre dans l'Union européenne.

QUESTION - Après la chute du mur de Berlin et après la désintégration de l'Union soviétique, il n'y a plus que les États-Unis. En réalité, ils sont tout seuls. Avant il y avait une droite et une gauche. Est-ce que vous croyez, Monsieur le Président, que c'est bon pour le monde, cet ensemble qui est tout seul ?

LE PRÉSIDENT - Je ne pense pas qu'un monde unipolaire soit souhaitable. D'abord parce que, naturellement, un pôle unique du pouvoir impose sa volonté, et cela n'est pas conforme à la démocratie. Ensuite parce que la force de l'humanité c'est sa diversité, la diversité de ses cultures. Et si nous devions arriver à un monde totalement uniforme, ce serait sans aucun doute, sur le plan culturel, intellectuel, et par conséquent économique et social, ce serait une réduction importante de l'ensemble du monde, dont même les États-Unis seraient les victimes. Par conséquent, nous avons tout intérêt à promouvoir un monde multipolaire.

C'est, à vrai dire, une des raisons pour lesquelles les Européens ont décidé de s'unir et c'est la raison pour laquelle ils poursuivent avec détermination sur cette voie. Ils seront dans vingt ans un ensemble de 500 millions d'habitants qui sera parmi les plus riches du monde. Ce sera donc un vrai pôle, avec une monnaie unique, une défense unique et, donc, personne ne pourra l'ignorer, même les Américains.

La Chine est destinée à connaître un grand développement. La période d'humiliation de la Chine est finie, elle s'est engagée sur la voie du développement et je pense que dans vingt-cinq ans, forte de sa vieille culture, elle deviendra l'une des premières puissances du monde. On peut dire la même chose de l'Inde, et aussi de l'Amérique latine dont c'est la vocation.

Je comprends bien la nécessité et le caractère évident de la relation nord-sud entre le Canada, les États-Unis et l'Amérique latine. Mais n'oubliez pas, s'agissant de l'Amérique latine, que l'Europe des Quinze est actuellement le premier client, le premier fournisseur, le premier investisseur, le premier donneur d'aide publique à l'Amérique latine, que nous parlons les mêmes langues, que nous avons la même culture, autrement dit que la relation entre l'Amérique latine et l'Europe est au moins aussi importante que la relation entre l'Amérique du nord et l'Amérique latine, et que l'Amérique latine suivra forcément le processus inévitable d'intégration. Pour le moment, c'est le MERCOSUR. Cela commence, c'est quatre pays avec deux associés, et il a vocation à s'élargir.

Pendant longtemps, les relations entre l'Europe et l'Amérique latine ont été très faibles, ceci pour deux raisons : parce que l'Europe s'est concentrée sur ses propres problèmes d'organisation et, deuxièmement, parce que les régimes politiques de l'Amérique latine n'étaient pas très attractifs pour l'Europe. Mais tout cela c'est le passé. Vous allez voir qu'entre ces deux grands blocs potentiels, l'Europe et l'Amérique latine, les liens aussi vont se renforcer. Donc, je ne crains pas un monde unilatéral. Je ne crois pas que, demain, le monde parlera anglais, portera des jeans et boira du coca-cola, je ne le crois pas. Je crois que le monde de demain sera un monde, qui est en gestation, un monde pluripolaire, multipolaire. C'est nécessaire pour la culture et pour le bon équilibre du monde.

QUESTION - Monsieur le Président, pourquoi est-ce qu'il y a un malaise dans le monde ou tout du moins un malaise de la part de certains à l'égard de la mondialisation ? Chaque fois qu'il y a une réunion internationale, il y a les anti-mondialisation qui causent bien sûr beaucoup de problèmes. Pourquoi est-ce que cela arrive maintenant, l'apparition de tous ces gens qui sont contre la mondialisation et qui manifestent, à votre avis ?

LE PRÉSIDENT - Parce que, pendant longtemps, chacun avait l'habitude de voir les problèmes se régler à l'intérieur de ses frontières et donc les manifestations de mécontentement se faisaient à l'intérieur des frontières. Aujourd'hui, on voit que la mondialisation est inévitable, et d'ailleurs profitable, même si elle présente des dangers. Elle est inévitable, on le voit bien. Toute l'évolution des technologies modernes, les communications, les conditions d'échanges, conduit à la globalisation. On ne peut donc pas revenir en arrière.

Deuxièmement, l'expérience prouve que la mondialisation, c'est l'augmentation des échanges et donc la création de richesses. Elle est donc souhaitable.

Mais chacun voit bien, aussi, et c'est ce qui provoque des réactions, qu'elle est dangereuse car elle peut facilement être inhumaine. On voit bien que cette globalisation, cette libéralisation conduit à laisser sur le bord de la route beaucoup d'hommes et beaucoup de pays. Autrement dit, si l'on n'y prend pas garde, on va arriver vers le tout argent et cela n'est pas acceptable. Cela provoque des réactions. D'abord, naturellement, des traditionnalistes, des gens qui ne savent pas évoluer. Mais aussi de la part des gens qui ont peur. Nous voyons bien que le nombre des pauvres et des exclus dans le monde s'accroît. Vous avez aujourd'hui 2 milliards de personnes qui vivent avec moins de deux dollars par jour, le tiers du monde. Nous voyons que le nombre des pauvres s'accroît, que l'aide, notamment l'aide publique au développement des pays riches aux pays pauvres, ne cesse de diminuer depuis quinze ans.

Alors, tout ceci provoque des réactions, notamment au nom de la justice, de l'humanité, et c'est légitime. Donc, la globalisation, oui, naturellement, parce qu'elle est inéluctable et positive, mais il faut la maîtriser. Cela, c'est une grande exigence.

Ce serait très long de dire comment. Mais nous voyons bien quelles sont les règles mondiales qui doivent être imposées si l'on veut éviter ce phénomène d'exclusion d'un nombre croissant de pays et de peuples. Ce qui veut dire que l'évolution vers un monde multipolaire suppose aussi un renforcement de l'organisation mondiale. Je prends un exemple qui est aujourd'hui mis en exergue par la position américaine sur le processus de Kyoto. Je ne rentre pas dans ce problème, mais il est évident que la sauvegarde de l'environnement passe par une règle mondiale, et donc par une organisation mondiale qui ait certains pouvoirs pour observer, indiquer et sanctionner. Il y a l'Organisation internationale du travail, il y a l'Organisation mondiale de la santé. Tout cela dépend de l'ONU. Il y a l'Organisation mondiale du commerce. Il faut une Organisation mondiale de l'environnement. Il faut que ces organisations soient coordonnées entre elles, car pour le moment elles prennent des décisions contradictoires. Des décisions de l'Organisation mondiale du commerce, par exemple dans le domaine social, sont en contradiction avec des décisions de l'Organisation internationale du travail.

Donc, il faut avoir une ONU plus forte qui permette d'organiser le monde, en tenant compte non seulement des intérêts particuliers mais aussi de l'intérêt général, et notamment en préservant les intérêts des plus démunis. Le monde multipolaire facilitera cela.

QUESTION - Une question sur l'environnement, Monsieur le Président. Vous êtes l'un des plus grands défenseurs de l'environnement. Que faut-il faire ? Il faut créer une Commission de l'Environnement ? Que faut-il faire, par exemple, en ce qui concerne l'environnement, l'alimentation ...? Que peut-on faire vis-à-vis de l'Afrique ?

LE PRÉSIDENT - Pour ce qui concerne l'environnement, il faut voir quels sont les grands dangers, s'entendre pour trouver des solutions ensemble et donner à des organisations internationales le droit de proposer, de constater, éventuellement de sanctionner.

Le premier chapitre, c'est l'émission de gaz à effet de serre. Pendant longtemps, on se doutait que c'était dangereux mais on n'avait pas la preuve. Depuis deux ou trois mois, depuis le rapport rendu par le GIEC, c'est-à-dire le rassemblement des plus grands savants du monde entier, on sait que les émissions de gaz à effet de serre conduisent au réchauffement de la planète, de façon indiscutable et de façon plus grave que l'on avait imaginé. Tout ceci se traduit par des conséquences en termes de montée des eaux, avec ce que cela comporte comme difficultés, mais aussi comme retour, du sud vers le nord, d'un certain nombre de grandes épidémies... Beaucoup de difficultés.

On a tous travaillé ensemble et nous avons arrêté une position, que l'on appelle celle de Kyoto. Il faut l'appliquer. J'en ai parlé, à plusieurs reprises, avec George W. BUSH depuis trois semaines. Je pense qu'il va évoluer. On ne peut pas accepter qu'un pays comme les États-Unis, qui a 5 % de la population, dégage plus de 20 % des gaz à effet de serre alors qu'une véritable politique d'économies d'énergie, une politique de construction de logements, de bureaux, qui soit raisonnable, une politique des transports qui soit moderne, doivent diminuer considérablement le gaspillage d'énergie. De même que les États-Unis n'éviteront pas de relancer chez eux l'énergie d'origine nucléaire, qui n'a pas que des avantages, je ne suis pas partisan du tout nucléaire, mais qui au moins est une énergie propre. Donc, si vous voulez, c'est un exemple.

Alors, l'Afrique, c'est un autre problème. C'est un continent dont je ne dirais pas qu'il s'enfonce dans la misère puisque, depuis quelques années, le taux global de croissance est à peu près identique à la croissance démographique. À peu près. Mais, dans beaucoup de ces pays, la misère est telle qu'elle engendre elle-même la misère et que, de surcroît, cette situation est propice à tous les régimes qui sont tout à fait contraires à la bonne gouvernance. La misère conduit à la déforestation, à la maladie, au trafic de drogue, aux guerres entre les ethnies, bref à toutes sortes de malheurs.

Il n'y a pas d'autres moyens que d'aider ces pays alors qu'on les aide de moins en moins. Un jour, le Président Clinton avait dit une grosse bêtise, et je dois dire qu'il ne l'a pas répétée. Cela correspond à une idée très généralement répandue, notamment au Congrès des États-Unis. Il avait dit "trade not aid". C'est évidemment stupide, parce que comment voulez-vous que ces pays produisent s'ils n'ont pas le minimum d'infrastructures, de routes, d'écoles, d'hôpitaux, etc. qui, seuls, permettent ensuite de créer des biens et des services qui permettent de faire le commerce. Je lui avais dit : c'est à la fois inhumain et stupide de dire "trade not aid", il faut dire "aid for trade", ce qui est évidemment différent. Mais on ne le fait pas, et ces pays ne décolleront pas si on ne les aide pas.

Vous savez qu'il y a 49 pays dits PMA, pays les moins avancés, et que leur nombre croît chaque année. Ces 49 pays, aujourd'hui, qui sont pour l'essentiel en Afrique, représentent un peu plus de 600 millions de personnes. La totalité du produit intérieur brut de ces 49 pays, de ces 600 millions de personnes est égale à la fortune des trois personnes les plus riches du monde. Il y a quinze ans, il fallait les quinze personnes les plus riches du monde pour représenter la totalité du produit intérieur brut des PMA. Aujourd'hui, trois. Cela vous montre bien.

Bref, il y a un effort important à faire, qui suppose l'annulation des dettes. Cela est bien engagé, on a pris ces décisions au G7 de Lyon, il y a six ans, je le note à l'initiative de la France, et c'est maintenant très avancé. Il faut renforcer l'aide au développement et notamment la partie de l'aide au développement qui avait été affectée aux pays les moins avancés. Sans cela, nous continuerons à accélérer la misère et alors, avec la misère, les inconvénients, notamment ceux que vous évoquez sur la sécurité alimentaire, etc. Pour ne pas parler du SIDA où l'on voit que les malades sont au Sud, enfin pas tous, et les médicaments au Nord. Ce qui est inexplicable et injustifiable. Heureusement, on le voit, les choses bougent. Il vient d'y avoir un grand procès, en Afrique du Sud, qui a donné tort aux grands laboratoires et qui a permis de faire un pas en avant vers un système où les médicaments pourront être aussi utilisés au sud. Cela va être l'objet de la Conférence de Dakar, à laquelle je vais aller prochainement car, c'est à l'origine, une initiative française. Il ne suffit pas de donner des médicaments, il faut qu'ils soient convenablement utilisés, donc il faut créer des infrastructures de distribution, parce que si l'on envoie seulement des médicaments, ils vont disparaître, ils seront revendus dans les pays riches pour faire des bénéfices. Donc il ne suffit pas d'envoyer des médicaments. Il faut créer les infrastructures nécessaires pour qu'ils soient bien utilisés, d'où la nécessité de l'aide au développement, dans ce domaine comme dans les autres.

QUESTION - Monsieur le Président, je vous remercie infiniment. Auriez-vous quelque chose à ajouter ?

LE PRÉSIDENT - Je souhaite, de tout coeur, beaucoup de bonheur pour votre pays que j'aime et que j'admire. Je ne souhaite faire naturellement aucune ingérence dans ses affaires intérieures mais j'ai toujours eu un lien affectif et naturel avec lui. Alors, je lui souhaite réussite et grandeur. J'ai eu l'occasion de recevoir le Président FOX, un homme très ouvert, et nous avons eu un très bon contact. J'ai eu également une relation très amicale avec le Président ZEDILLO.




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