Interview du Président de la République au "New York Times"

Interview accordée par M. Jacques CHIRAC, Président de la République, au "New York Times"

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Palais de l'Élysée, le lundi 9 septembre 2002

QUESTION - Monsieur le Président, au moment du 11 septembre vous avez été le premier à aller à Washington et à déclarer votre solidarité totale avec les États-Unis. Cela a été un moment émouvant pour les Américains et pour vous aussi. "Le Monde" a titré : "Nous sommes tous des Américains". Depuis lors, cette année, on a vu beaucoup d'expressions d'inquiétude au sujet de l'Amérique et on sent à New York et à Washington que les sentiments envers les États-Unis, en Europe et ailleurs, ont changé. Comment expliquez-vous cette évolution ? Est-ce que vous êtes d'accord sur cette analyse ?

LE PRÉSIDENT - Je voudrais d'abord dire que, personnellement, je suis très attaché aux États-Unis. C'est un pays que j'aime, que j'admire, que je respecte, naturellement, et c'est un pays que je connais. J'y ai effectivement vécu à plusieurs reprises, lorsque j'étais jeune, comme vous l'évoquiez tout à l'heure. J'ai fait de longs séjours aux États-Unis, j'ai été étudiant aux États-Unis, j'ai travaillé aux États-Unis, j'ai été "soda-jerk" et "fork-lift trucker", j'ai été chauffeur, j'ai été journaliste, j'ai eu une carte de presse, que j'ai toujours... C'est un pays que je connais, que j'aime et, chaque fois que j'y reviens, c'est avec plaisir et avec toujours beaucoup de regrets d'être tenu par les obligations officielles et de ne pas pouvoir aller me promener simplement.

Dans ce contexte, et comme nous sommes à la veille du 11 septembre et que j'ai le privilège de vous rencontrer, je voudrais dire que mes premières pensées sont pour les victimes, et leurs familles, du drame du 11 septembre. Et ce sont des pensées fortes. C'est vrai que lorsque ce drame est arrivé ma première réaction a été de dire : "nous sommes tous des Américains". Et c'est vrai dans ce cas particulier.

Et je voudrais aujourd'hui dire que l'émotion n'a pas disparu mais au contraire se renforce avec cet anniversaire et que les sentiments d'admiration -à l'égard naturellement de toutes celles et de tous ceux qui ont été directement touchés et de toutes les autorités civiles et militaires, à commencer par le Président BUSH- ces sentiments d'admiration que nous portons au courage et à la détermination de tous sont très forts aujourd'hui. D'ailleurs, vous regardez certainement nos télévisions, notre presse, mais au-delà il y a quelque chose dans le peuple français qui est ému aujourd'hui. Et tout cela va très au-delà des critiques que l'on peut se faire, nous reviendrons naturellement là-dessus. Cela témoigne une fois de plus que, dans tous les moments difficiles, dans tous les grands moments, les Français et les Américains ont toujours été ensemble et qu'ils n'ont jamais manqué les uns aux autres. C'est vrai depuis Yorktown et c'est toujours vrai aujourd'hui. C'est ça la réalité des choses.

J'ajoute que tout ceci s'inscrit dans le contexte du terrorisme et de son évolution et que la France est tout à fait déterminée, sans réserve, à lutter contre le terrorisme et contre la prolifération qui facilite les initiatives modernes du terrorisme. Donc il faut que ce soit tout à fait clair.

Alors, vous me dites : "oui, mais il y a des critiques". Oui, naturellement, il y a toujours eu des critiques. Heureusement ! Vous savez, il ne faut confondre, ni dans la vie privée ni dans la vie internationale, les amis et les courtisans. Ce sont deux choses différentes et il vaut mieux avoir quelques amis que beaucoup de courtisans. Et moi, ce que je vous dis, c'est que la France compte parmi les amis des Américains, pas nécessairement parmi les courtisans. Et donc, quand elle a quelque chose à dire, elle le dit.

QUESTION - Le 11 septembre a amené les États-Unis, au cours de l'année, à formuler une nouvelle doctrine qui diffère assez radicalement de la doctrine du passé. M. BUSH a déclaré, et son administration aussi, que, pour lutter contre cette menace du terrorisme que vous avez mentionnée, Monsieur le Président, il faut passer à une doctrine de prévention. C'est-à-dire que, parfois, il faut, par exemple dans le cas de l'Irak, agir préventivement. Que dites-vous sur cette doctrine que certains considèrent comme très dangereuse et déstabilisante ?

LE PRÉSIDENT - Je serai très franc avec vous, et je l'ai déjà dit au Président BUSH, je suis très réservé sur cette doctrine. À partir du moment où une nation se donne le droit d'agir préventivement, cela veut dire naturellement que d'autres nations le feront.

Et qu'est-ce qu'on dira, dans l'hypothèse qui est naturellement une hypothèse d'école, si la Chine veut agir préventivement sur Taiwan en disant que Taiwan menace ? Quelle sera la réaction des Américains, des Européens, etc. ? Ou si l'Inde devait agir préventivement sur le Pakistan, ou réciproquement ? Ou la Russie ailleurs ? Qu'est-ce qu'on dit ? C'est, je crois, une doctrine extraordinairement dangereuse et qui peut avoir des conséquences dramatiques. Une action préventive peut être engagée si elle apparaît nécessaire, mais elle doit l'être par la communauté internationale, qui aujourd'hui est représentée par le Conseil de sécurité des Nations Unies.

J'ajoute qu'en toute hypothèse, quelles que soient les initiatives et les changements de doctrine que l'on peut imaginer, qui, peut-être, interviendront aux États-Unis, il ne faut pas oublier que la prévention et la dissuasion restent tout de même deux éléments moteurs de la paix dans le monde.

QUESTION - Dans le cas spécifique de Saddam HUSSEIN et de l'Iraq, aujourd'hui, comment voudriez-vous procéder, Monsieur le Président ? Quelle est la bonne procédure pour être certain que M. Saddam HUSSEIN ne développe pas encore d'armes de destruction massive et pour arriver au but déclaré de l'administration, qui est un changement de régime en Irak ? D'ailleurs est-ce que vous partagez cet objectif ?

LE PRÉSIDENT - Je n'ai pas besoin de vous dire que je condamne le régime iraquien, naturellement. Pour toutes les raisons que nous savons, qu'il s'agisse des dangers qu'il peut faire peser sur son environnement régional et aussi des drames que cela cause pour le peuple iraquien, qui est pris en otage par ce régime. Je souhaite beaucoup que s'instaure en Irak un régime, je dirais, démocratique, humain et soucieux d'avoir de bonnes relations avec les pays alentour. À partir de là, sur le problème particulier de la réaction à l'égard de l'Irak, je veux dire d'abord qu'on parle toujours de preuves mais moi, ces preuves, je ne les ai pas encore vues. Alors, on m'en parle, mais je ne les ai pas...

QUESTION - ...Vous n'en avez pas vu ?

LE PRÉSIDENT - Je ne dis pas qu'elles n'existent pas, je dis simplement que je n'ai rien vu.

Deuxièmement, je suis tout à fait contre l'unilatéralisme dans le monde moderne. Je considère que le monde moderne doit être cohérent et, par conséquent, je considère que, si une action militaire doit être engagée, elle doit l'être sous la responsabilité de la communauté internationale, c'est-à-dire avec une décision du Conseil de sécurité. Or le Conseil de sécurité a décidé qu'il ne fallait pas que l'Irak ait d'armes de destruction massive, il n'a pas dit qu'il fallait changer de régime en Irak. Donc, si l'objectif c'est d'empêcher l'Irak d'avoir des armes de destruction massive, à ce moment-là, il faut suivre ce qui a été fait par les Nations Unies, c'est-à-dire imposer le retour des inspecteurs en Irak sans aucune restriction ni aucune condition, sous la responsabilité du Secrétaire général de l'ONU. Si l'Irak accepte, c'est très bien. Si l'Irak refuse et, disons les choses, on n'a pas fait beaucoup pour qu'il accepte, mais enfin s'il refuse, à ce moment-là, il appartient au Conseil de sécurité de délibérer et de dire ce qu'il faut faire et notamment s'il faut engager une action militaire ou non.

Vous savez, quand il y a eu le 11 septembre, il se trouve que j'étais en déplacement en France, en Bretagne, à Rennes. Quand l'attentat contre la première tour s'est produit, j'allais monter à la tribune pour faire un discours important et il y avait beaucoup de monde. J'ai immédiatement, naturellement, interrompu mon voyage et sauté dans mon avion. Je suis rentré à Paris et j'ai tout de suite fait venir ici, à l'Élysée, le Premier ministre et les ministres concernés. J'ai pris contact immédiatement avec les représentants du Président BUSH, qui avait naturellement autre chose à faire que de téléphoner, et j'ai eu immédiatement MM. BLAIR et SCHROEDER au téléphone. Mais surtout, et si je vous dis ça ce n'est pas pour vous raconter ma vie, c'est parce que j'ai pris immédiatement contact avec notre Ambassadeur à New York, auprès des Nations Unies, pour lui demander d'élaborer une résolution. Il se trouve, vous savez, au Conseil de sécurité on préside un mois chacun, il se trouve que le 11 septembre, c'était sous présidence française. J'ai immédiatement appelé notre Ambassadeur aux Nations Unies pour lui demander de préparer tout de suite, en accord avec les Américains et les autres, une résolution qui reconnaisse que les États-Unis étaient en situation de légitime défense. Je crois que j'ai été le premier à dire cela : il faut immédiatement que le Conseil de sécurité reconnaisse que les États-Unis ont été attaqués, qu'ils sont en situation de légitime défense et que, par conséquent, ils ont parfaitement le droit de riposter et les autres avec eux.

Ensuite, avec l'action conduite par le Président BUSH avec détermination et courage, on a réussi à faire une coalition contre le terrorisme, avec presque tous les pays du monde et notamment tous les pays arabes et musulmans. Ce qui était très important.

Il faut faire très attention. Cette coalition reste nécessaire pour lutter contre le terrorisme. Nécessaire. Surtout en raison des courants de contestation à l'égard des pays occidentaux qui existent de plus en plus dans les pays pauvres et dans les pays émergents. Il faut gérer avec prudence cette coalition. Et donc je pense qu'il faut tout faire pour que cette coalition ne soit pas mise en cause par un acte qui ne serait pas approuvé par la communauté internationale et qui risquerait de mettre en cause la solidité de la coalition, notamment de la part des pays arabes et musulmans. ll faut être un peu prudent.

QUESTION - Monsieur le Président, M. BUSH vous a appelé vendredi dernier, je crois, et il a engagé un processus de consultation. Vous pouvez nous dire un peu ce qui s'est passé dans cette conversation, si pour vous c'était un bon début dans ce processus de consultation que vous souhaitez ?

LE PRÉSIDENT - Je ne connais pas bien les usages aux États-Unis mais moi, je ne fais jamais de commentaires sur des conversations téléphoniques, surtout quand cela n'est pas à mon initiative. C'est le Président BUSH qui m'a téléphoné, n'est-ce pas, et donc je ne fais jamais de commentaires sur les conversations que j'ai avec les chefs d'État étrangers. Tout ce que je peux vous dire, c'est que la conversation a été extrêmement amicale, chaleureuse, cela, ça ne fait pas l'ombre d'un doute. Nous avons même évoqué ses parents, comme toujours quand nous parlons ensemble, parce que j'ai une grande estime pour eux, je les connais bien et j'ai une grande affection pour son père et sa mère. Et donc nous avons parlé de tout ça. Mais ce que je peux vous dire, c'est que c'était une conversation agréable et chaleureuse. Voilà.

QUESTION - Avez-vous l'impression que les États-Unis sont convaincus de l'importance, justement, de gérer bien cette coalition, d'engager un processus très large, d'avoir l'approbation de la communauté internationale ?

LE PRÉSIDENT - J'ai compris que le Président BUSH, et je ne suis pas indiscret en le disant, j'ai compris que le Président BUSH voulait engager une large concertation internationale. D'une part au niveau des chefs d'État et de gouvernement, mais également au niveau des ministres et des experts. Et j'ai cru comprendre qu'un certain nombre d'experts américains allaient visiter les pays étrangers pour expliquer leur point de vue. Maintenant, nous attendons, et j'attends pour ma part avec beaucoup d'intérêt, naturellement, le discours que le Président BUSH va faire à l'ONU le 12 septembre et qui va tout de même éclairer les choses, sans aucun doute. Ce sera un discours important.

QUESTION - Monsieur le Président, est-ce que la France, ou vous-même personnellement, peut jouer un rôle particulier pour faire des négociations, avec l'Allemagne, par exemple, ou les autres européens, avec les arabes ou même avec l'Irak, pour construire un pont entre les États-Unis et le monde arabe, entre le monde musulman et le monde européen ?

LE PRÉSIDENT - Nous avons de bonnes relations avec le monde arabe. Mais les relations avec l'Irak sont toujours très difficiles. Pour une raison, entre autres. C'est qu'on a le sentiment que Saddam HUSSEIN est enfermé et que l'information ne va pas jusqu'à lui. Je me suis entretenu longuement ici à Paris avec le Secrétaire général de l'ONU, M. Kofi ANNAN, il y a trois jours. Et nous évoquions la mission qu'il avait faite à Bagdad en 1998. Il est évident qu'on a beaucoup de difficultés à atteindre Saddam, il est complètement enfermé, je le crains. Certains avaient pensé, par exemple, que Kofi ANNAN aurait pu faire une nouvelle mission. L'expérience prouve que c'est difficile. Les sujets importants sont exclusivement traités par lui et je crois que personne n'a réellement la possibilité de l'influencer et ça, c'est un danger.

QUESTION - Oui, exactement.

LE PRÉSIDENT - Parce que lorsqu'on regarde toutes les décisions qu'il a prises depuis 15 ans, elles n'ont pas toujours été les meilleures.

QUESTION - Vous le considérez comme un homme très dangereux aujourd'hui ? Pour la région, pour le monde ?

LE PRÉSIDENT - Je trouve que c'est surtout un homme dangereux pour son peuple, qui vit dans une situation extraordinairement difficile, sur le plan social et sur le plan humanitaire. Ceci étant, il est certain qu'il a de l'argent. Et quand un homme comme lui a de l'argent, on peut s'interroger sur ce qu'il va faire avec cet argent. Donc il y a, sans aucun doute, la nécessité d'être très attentifs.

QUESTION - Vous voyez un lien entre lui et le terrorisme ? Entre l'Iraq et le terrorisme actuellement ?

LE PRÉSIDENT- Entre l'Irak et Al Qaïda ?

QUESTION - Oui, spécifiquement, ou plus. En général, est-ce qu'il soutient le terrorisme international ?

LE PRÉSIDENT - Aujourd'hui aucune preuve n'a été trouvée, ou en tous les cas rendue officielle, d'un lien entre l'Irak et le terrorisme international, et en particulier Al Qaïda. Alors, je ne sais pas, mais pour le moment il n'y a pas eu de preuve, à ma connaissance.

Nous avons une excellente coopération avec les États-Unis sur le plan du renseignement. Et j'ai été sensible au fait qu'à trois reprises déjà depuis deux ou trois mois, et publiquement, le Président BUSH ait rendu hommage à cette coopération, aux services français de renseignements et à la coopération entre la France et les États-Unis. Alors, cela ne veut pas dire, naturellement, que les États-Unis nous disent tout ce qu'ils ont, évidemment ! Mais c'est normal et nous avons une bonne coopération et nos services, eux, apportent le maximum de choses, de façon discrète mais efficace. En tout cas, je le répète, à trois reprises le Président BUSH l'a souligné spontanément et publiquement, et donc je peux le dire. Nous, nous n'avons aucune preuve d'une intervention de l'Irak dans le terrorisme international et en particulier avec Al Qaïda.

QUESTION - Sur Al Qaïda, vous avez des indications, Monsieur le Président, qu'Oussama BEN LADEN soit mort ou vivant ?

LE PRÉSIDENT - Aucune. Aucune, aucune.

QUESTION - Et sur l'état actuel d'Al Qaïda ? Si ça reste une force dangereuse, en dépit des actions de la dernière année ?

LE PRÉSIDENT - Oh oui, je pense que ça reste une force dangereuse ! Et j'observe que depuis quelques jours nous avons tout une série d'attentats en Afghanistan. On peut penser qu'il y a un lien entre Al Qaïda, enfin des réseaux d'Al Qaïda, et ces attentats. Il y en a encore eu un dimanche, ai-je entendu à la radio. Douze morts ou blessés, semble-t-il, pas à Kaboul, dans une autre ville.

QUESTION - Parlons un peu de la France et des menaces ici. L'Islam est la deuxième religion en France, maintenant. Est-ce que vous considérez cela comme une menace potentielle à la sécurité de votre pays ?

LE PRÉSIDENT - Non, pas du tout. Nous avons en France 4 millions environ de musulmans. Beaucoup d'entre eux sont des Français de nationalité, quelques uns sont des étrangers, la plupart du Maroc, d'Algérie, de Tunisie, donc essentiellement du Maghreb, et aussi un peu d'Afrique noire. Mais ces musulmans sont parfaitement intégrés en France et ils vivent paisiblement leur foi musulmane, quand ils la pratiquent. Nous n'avons pas de problème musulman, et nous nous efforçons de ne pas en avoir. Nous avons d'autres problèmes, parce que nous avons des quartiers difficiles. Dans ces quartiers difficiles, il y a beaucoup de jeunes, que nous appelons des beurs, c'est-à-dire de familles originaires des pays arabes. Nous avons aussi beaucoup de problèmes sociaux qui n'ont pas été bien traités. Mais enfin nous n'avons pas d'inquiétude sur le plan terroriste, encore que, naturellement, nous ayions été victimes du terrorisme dans le passé. Si vous voulez, ce n'est pas l'Islam qui nous inquiète, ce sont les réseaux terroristes islamiques venus de l'étranger. C'est différent.

QUESTION - Vous n'avez pas peur, vous n'êtes pas inquiet que cette communauté puisse être radicalisée par les événements au Moyen-Orient ? Surtout les jeunes ? Avec le conflit israélo-palestinien, on a vu des incidents avec les synagogues ici, qui ont eu beaucoup d'impact à New York et aux États-Unis.

LE PRÉSIDENT - Un impact que je me permets de qualifier de ridicule...

QUESTION - ...Exagéré ?

LE PRÉSIDENT - Oui. Nous avons 4 millions de musulmans et nous avons également la deuxième communauté juive du monde après celle des États-Unis, sans compter Israël naturellement. La deuxième communauté juive du monde. Imaginer que la France, qui a été le premier pays à reconnaître les droits des Juifs, imaginer que la France puisse être un pays antisémite, cela relève de la manipulation, et non pas de la réalité. Il y a eu quelques incidents, c'est vrai, mais des incidents sur lesquels nous avons immédiatement réagi, le gouvernement précédent d'abord, celui de M. JOSPIN, le gouvernement actuel, ensuite, celui de M. RAFFARIN, avec beaucoup de fermeté, et qui n'étaient en aucun cas des manifestations antisémites en France.

Alors, il y a eu une campagne conduite par quelques groupes extrémistes américains pour essayer de dénoncer, pour des raisons politiques et des arrières-pensés politiques, un antisémitisme en France. La totalité de la communauté juive, qui s'exprime au travers d'une organisation, ici, qui s'appelle le CRIF est allée, très émue, faire une tournée aux États-Unis. Ils étaient au moins 25. Tout ce qui comptait dans la communauté juive, de droite, de gauche, du centre, est allé aux États-Unis pour dire : "ce n'est pas vrai, il n'y a pas d'antisémitisme en France, c'est une campagne scandaleuse". Le Grand Rabbin SITRUCK, notre Grand Rabbin, qui est une personnalité hautement respectée et hautement respectable, et qui est un grand ami à moi en plus, a fait des déclarations extrêmement fermes sur ce point. Shimon PERES est venu ici et a voulu faire une déclaration à mes côtés, officiellement, devant la presse, sous forme d'un point de presse qui n'était pas prévu, uniquement pour dire que cette campagne américaine était scandaleuse et qu'elle ne représentait pas la réalité. Et les juifs français ont été très choqués par cette attaque, très choqués.

Vous savez, actuellement, c'est une grande fête juive, c'est Roch Hachana et il y a trois jours, parce qu'ensuite c'était Shabbat, j'ai donc téléphoné au Grand Rabbin, simplement pour lui souhaiter "bonne année" pour le Nouvel An juif. Nous sommes très amis donc nous avons parlé un moment. Tous les ans je lui souhaite une bonne année. Et il m'a encore dit combien il avait été choqué par cette campagne. Il m'a dit : "ça va mieux", mais il a été très choqué par cette campagne.

QUESTION - Mais qui était responsable pour les incidents qui ont eu lieu ?

LE PRÉSIDENT - Alors, les incidents, parce qu'il y a eu des incidents, cela c'est vrai. Si vous voulez, tous les incidents qui ont eu lieu ont été des incidents qui sont sortis d'initiatives de jeunes beurs, comme nous disons, c'est-à-dire d'origine arabe, dans les quartiers difficiles des banlieues et cela a été lié à toutes ces affaires internationales. Cela est vrai.

Alors, naturellement, je n'ai pas besoin de vous dire que les agressions, je les condamne de la façon la plus ferme. Nous les avons condamnées, les deux premiers ministres successifs les ont condamnées. Nous sommes très, très attentifs et, quand le nouveau ministre de l'Intérieur a été nommé, je lui ai donné en priorité comme consigne d'être excessivement attentif à tout ce qui est agression de nature raciale, religieuse et en particulier antisémite, naturellement.

QUESTION - Monsieur le Président, je voudrais dire quelque chose dans l'esprit de l'amitié. À mon avis, peut-être il y a une cassure, une rupture, de la perception entre la France et les États-Unis en ce qui concerne ces questions. Je voudrais dire ça avec mon coeur, vraiment. Il y a une rupture entre la France et les États-Unis parce qu'à mon avis, ce n'est pas simplement une campagne des groupes extrémistes aux États-Unis qui pensent que l'antisémitisme existe ici en France.

Même les gens intelligents aux États-Unis, même mes amis. Je ne sais pas si vous partagez cette opinion. Hier j'ai reçu un coup de fil de New York d'une de mes amies qui est juive. Sa fille est ici, elle est étudiante à George Washington University, elle habite dans le Marais et elle a regardé les graffitis antisémites, et la mère m'a téléphoné pour me demander d'inviter sa fille chez moi parce qu'elle a peur. La peur existe et c'est pourquoi je voudrais vous demander ce que la France peut dire pour éliminer les sentiments qui existent.

LE PRÉSIDENT - La France ne peut rien faire. Naturellement, la France peut être très attentive, ce qu'elle fait comme les autres pays européens, à lutter contre toute forme d'antisémitisme, naturellement, et de racisme, mais elle ne peut rien faire. Aux États-Unis, vous savez, à l'origine, il y a eu un certain nombre de déclarations, notamment du vice-ministre des Affaires étrangères israélien, condamnées par S. PERES, qui a dit : "la France est antisémite". Pourquoi ? Parce que l'affirmation suivante c'était de dire : "les juifs français devraient venir en Israël, là ils seront en sécurité". Naturellement, c'est plus intéressant pour lui de dire ça pour la France que pour un autre pays parce que nous avons la deuxième communauté juive, donc il y a une grande capacité de faire rentrer des gens en leur faisant peur. Le résultat, c'est que quelques groupes, surtout un groupe heureusement très minoritaire, de la communauté juive américaine, ont fait de scandaleux papiers dans les journaux, que vous avez certainement vus. On disait en particulier que le livre le plus lu en France c'était "Mein Kampf", que c'était le livre qui était le plus acheté en France. On arrive à la folie. Est-ce que vous avez vu un exemplaire de "Mein Kampf" en France ? À partir du moment où on utilise ces méthodes de manipulation, qu'est-ce que vous voulez qu'on fasse ? Rien. Je préfère l'ignorer, maintenant. Je le déplore et je l'ignore.

QUESTION - Monsieur le Président, est-ce que le cas MOUSSAOUI vous inquiète ? Il représente en quelque sorte quelqu'un qui était à l'école en France mais qui se radicalise, enfin ces gens un peu paumés, justement, dans ces banlieues dont vous parlez et qui, finalement, vont en Afghanistan chercher une mission dans la vie. Et puis il se trouve maintenant là où il est. Est-ce que vous pouvez nous dire quelque chose sur ce cas MOUSSAOUI ? Quels sont vos sentiments ?

LE PRÉSIDENT - Alors, MOUSSAOUI, c'est un terroriste. Il y en a beaucoup, de toutes les nationalités. Celui là est français de nationalité, d'origine marocaine, et il appartiendra à la justice de se prononcer. Je ne crois pas que cela fasse beaucoup exemple. Mais en revanche, cela crée un problème entre la France et les États-Unis parce qu'il existe entre la France et les États-Unis une coopération tout à fait exemplaire, d'ailleurs le Président BUSH l'a également soulignée, dans le cadre des enquêtes à la suite des attentats du 11 septembre. On a une excellente coopération judiciaire. Vous savez que la France a beaucoup milité au sein de l'Europe pour qu'on fasse le mandat d'arrêt européen, pour qu'on renforce la lutte contre le terrorisme. Nous sommes très, très en pointe sur ces sujets.

Donc il y a dans tous ces domaines, sur les suites des attentats du 11 septembre, il y a une très, très bonne coopération pour les enquêtes. Mais là où nous avons un petit problème, c'est que l'accusation a requis la peine de mort contre MOUSSAOUI. Or notre coopération doit s'inscrire dans le respect de l'ordre juridique des États-Unis et de la France, et plus largement de l'Europe. Les principes fondamentaux du droit européen, tels qu'ils sont repris dans la Convention européenne des droits de l'Homme, excluent la peine de mort et donc toute action qui pourrait conduire à la peine de mort.

Alors, nous essayons de faire un gros effort pour coopérer au maximum sur cette affaire particulière MOUSSAOUI, qui est particulière parce que la peine de mort a été requise. Mais nous sommes obligés, pour rester conformes à la Convention européenne des droits de l'Homme, nous sommes obligés de faire attention de ne pas apporter quelque chose qui pourrait conduire à la peine de mort. Nous avons envoyé le Consul de France voir MOUSSAOUI parce qu'il avait le droit à la protection consulaire, cela c'est très, très mal passé, on n'a jamais recommencé. C'est un homme très renfermé. Voilà, donc, MOUSSAOUI, c'est un problème particulier, si vous voulez.

QUESTION - Monsieur le Président, retournons un instant à l'Irak si vous voulez. Ce week-end on a eu deux images : l'image de BUSH et BLAIR à Washington disant qu'il faut être ferme, qu'il faut agir contre Saddam HUSSEIN, de l'autre côté, vous-même et M. SCHROEDER, à Hanovre. On a l'impression d'une division, en quelque sorte, entre alliés. Est-ce que ces images correspondent à la réalité, pour vous ? Je sais qu'il y a des différences entre vous et le Chancelier allemand mais est-ce qu'on a l'Allemagne et la France d'un côté, la Grande-Bretagne et les États-Unis de l'autre ?

LE PRÉSIDENT - D'abord, les images, cela exagère toujours, par définition. Je voudrais dire aussi que, dans cette affaire, ce n'est pas tellement "SCHROEDER et moi" d'un côté et "BUSH et BLAIR" de l'autre ; pour l'instant, ce que j'observe, c'est "BUSH et BLAIR" d'un côté, et les autres de l'autre. Ce qui est un peu différent. À ma connaissance, l'Union européenne s'est prononcée clairement contre toute action unilatérale. Alors, à partir de là, chacun peut avoir sa position. Gerhard SCHROEDER, et naturellement la proximité des élections joue aussi, et les élections, c'est un peu comme le gendarme, c'est le début de la sagesse, et donc Gerhard SCHROEDER est obligé de faire attention. Alors, lui a pris une position catégorique et dit : quelle que soit la décision du Conseil de sécurité, l'Allemagne ne participera pas à cette action. Moi, je n'ai pas été aussi loin. Pour une raison simple, c'est que, comme la France est membre du Conseil de sécurité, elle ne peut pas préjuger. Je ne peux pas dire à la fois : le Conseil de sécurité doit décider et, ensuite, quand il aura décidé, moi je fais ce que je veux. Ce ne serait pas logique. Donc je suis naturellement dans une position différente de celle du Chancelier.

J'ai eu également très longuement Tony BLAIR, vendredi matin, nous avons eu un long entretien. Il m'a appelé avant de partir aux États-Unis. Là encore, je n'ai pas de commentaire à faire sur ce que nous nous sommes dit mais nous avons évoqué la possibilité de faire une résolution. Je suis tout à fait d'accord pour qu'il y ait une résolution du Conseil de sécurité, il faut qu'il y ait une résolution du Conseil de sécurité sur le retour des inspecteurs. Je suis tout à fait d'accord. Alors, ensuite, si les inspecteurs ne peuvent pas revenir, il faudrait une deuxième résolution du Conseil de sécurité pour dire s'il y a lieu ou non d'intervenir. Et en fonction de cette résolution, la France prendra définitivement sa position. Voilà ce que je veux dire. Mais j'ai beaucoup d'inquiétude sur les conséquences qu'une intervention aura sur la coalition internationale contre le terrorisme, qui risque d'éclater. Et on a besoin d'elle. D'autre part, les pays arabes et musulmans sont également nécessaires.

QUESTION - Si l'Irak, Monsieur le Président, refuse, en dépit de cette résolution que vous prévoyez, de permettre le retour des inspecteurs, quelle serait la position de la France ?

LE PRÉSIDENT- Je vous l'ai dit : la France ne préjuge pas de sa position tant que le Conseil de sécurité ne se sera pas exprimé. Tout dépendra de la nature de la résolution qui sera présentée. Nous participerons comme d'habitude à la rédaction de cette résolution.

QUESTION - Pour la première résolution sur le retour des inspecteurs ?

LE PRÉSIDENT - Non, sur le retour des inspecteurs, il n'y a pas de problèmes. C'est la deuxième résolution sur une éventuelle attaque de l'Irak. Je ne préjuge pas de ce que sera la position de la France, cela dépendra de la nature de la résolution.

QUESTION - Et la première étape, c'est de voir si on réussit à faire retourner les inspecteurs en Irak ?

LE PRÉSIDENT - C'est à mon avis le point de passage obligatoire.

QUESTION - Mais, Monsieur le Président, est-ce que je peux poser la question d'une façon un peu différente ? Dans quelles circonstances la France devrait-elle favoriser l'usage de la force contre l'Irak ? Pour un retour des inspecteurs ou alors aussi pour évincer Saddam du pouvoir ? La France, c'est un pays souverain et vous avez une politique indépendante du Conseil de sécurité.

LE PRÉSIDENT - Oui, je ne suis pas très sûr d'avoir très bien interprété votre question. Notre position, c'est que ce qui est en cause aujourd'hui, ce n'est pas le changement du régime iraquien. On peut souhaiter le changement du régime iraquien, on le souhaite naturellement, mais il faut un peu d'ordre pour gérer les affaires du monde, il faut quelques principes et un peu d'ordre. Et le problème, aujourd'hui, c'est de savoir s'il y a des armes de destruction massive. Pour le savoir, il faut aller voir. Pour aller voir, il faut avoir des inspecteurs, libres, sans aucune contrainte et qui peuvent visiter. Alors ça, c'est le premier objectif. Si cet objectif est rempli, c'est terminé. Jamais le Conseil de sécurité, ou la communauté internationale, n'a été saisi de la volonté de changer le régime en Irak. Parce qu'il y a des quantités de pays où on souhaiterait voir d'autres régimes. Alors, si on commence comme ça, où va-t-on ?

Je vais en profiter pour vous dire une chose. Moi, je suis inquiet, je l'ai dit plusieurs fois au Président BUSH. Je suis inquiet, tous les Européens sont inquiets de la montée de l'anti-occidentalisme dans le monde, dans les pays pauvres et dans les pays émergents. En raison de mon ancienneté, hélas, je connais beaucoup de pays, beaucoup de chefs d'État, j'ai des relations confiantes et amicales depuis souvent très longtemps avec beaucoup et, alors, ils me parlent plus librement qu'ils ne peuvent parler. Je connais bien leurs pays, en général, qu'il s'agisse de l'Afrique ou de l'Asie, de l'Amérique latine, un peu moins, enfin de l'Afrique et de l'Asie.

Je suis très frappé depuis quelques années, mais surtout depuis un ou deux ans, de la montée de l'anti-occidentalisme dans leurs opinions publiques. Alors, cela, ils n'osent pas le dire quand ils rencontrent le Président BUSH ou Colin POWELL. Parce qu'ils ont besoin d'eux, ils n'osent pas leur dire les choses. Et la vérité, c'est qu'il y a une poussée très, très forte et ça c'est excessivement inquiétant, très inquiétant. Alors, on s'est donné beaucoup de mal pour faire la coalition contre le terrorisme et cela, c'était la priorité, lutter avec efficacité contre le terrorisme, par tous les moyens, militaires, policiers, judiciaires, etc. Cela a marché.

Première conclusion, conservons cette coalition : on en a besoin. Deuxièmement, puisqu'on est tellement énergique, tous, pour faire la leçon au monde entier, eh bien, je crois qu'il faudrait créer une deuxième coalition, une coalition contre la pauvreté, une coalition pour l'environnement -car l'écologie est partie sur une route dramatique- une coalition pour régler des problèmes, des conflits, des crises qui existent un peu partout dans le monde et que l'on pourrait régler aussi en étant plus généreux et plus engagés. Ce serait aussi une façon très efficace de lutter contre le terrorisme et ce serait aussi une façon très efficace de se montrer dignes de notre vocation d'hommes.

QUESTION - Vous avez parlé d'anti-occidentalisme, Monsieur le Président, mais ce n'est pas plutôt carrément de l'anti-américanisme ?

LE PRÉSIDENT - Cela commence par de l'anti-américanisme et ensuite cela devient de l'anti-occidentalisme.

QUESTION - La résolution sur le retour des inspecteurs devrait poser une date pour le retour, une date ultimatum ?

LE PRÉSIDENT - Oui, naturellement.

QUESTION - Vous avez une date en tête ?

LE PRÉSIDENT - Non, c'est une question d'une, deux ou trois semaines, c'est très rapide.

QUESTION - M. CHENEY a dit la semaine dernière que les inspecteurs, de toute façon, ça ne vaut rien.

LE PRÉSIDENT - Oui, mais dans ce cas-là, il valait mieux dire tout simplement que M. CHENEY partait faire sa guerre tout seul, n'est-ce pas, parce que si on explique que cela ne vaut rien, pourquoi est-ce que vous voulez qu'ils acceptent ? Si on dit à Saddam HUSSEIN et aux dirigeants iraquiens, voire au peuple iraquien, qu'on veut les attaquer, que de toute façon les inspecteurs ça ne sert rien à rien, alors ils vous diront non pour les inspecteurs, naturellement. C'est très curieux comme réaction.

QUESTION - Cela vous inquiète comme démarche ?

LE PRÉSIDENT - Je ne suis pas sûr que ce soit très inquiétant tant que ce n'est pas assumé par le Président BUSH. Je ne connaissais pas le Président BUSH avant qu'il soit élu et je crois d'ailleurs avoir été le premier dirigeant à le rencontrer puisque, très gentiment, il est venu me voir à l'ambassade de France la veille du jour où on annonçait officiellement qu'il était élu. J'étais à Washington et je repartais le soir et, très gentiment, il a téléphoné pour dire "Est-ce que je peux venir vous dire bonjour à l'ambassade ?". Ce devait être son père qui lui avait dit ça. Il est venu me voir, on a passé une heure très gentiment, très agréablement, il était seulement accompagné par le Docteur RICE. Ce que je veux vous dire, c'est que j'attends qu'il décide lui-même. Ce que dit M. CHENEY ne m'intéresse pas, mais ce que dit M. BUSH m'intéresse, parce que j'entends M. CHENEY ou M. POWELL dire des choses différentes.

QUESTION - Donc le discours de jeudi est très important.

LE PRÉSIDENT - Oui, très important. A priori, j'ai tendance à faire confiance au Président BUSH, j'attends tranquillement son discours du 12 septembre.

QUESTION - Monsieur le Président, changeons un peu de sujet.

LE PRÉSIDENT - Ne sous-estimez pas l'importance qu'il y aurait à faire une vraie coalition contre la pauvreté, contre la dégradation de la planète. C'est dramatique ce que nous faisons, et l'insuffisance d'actions contre les crises et les conflits dans le monde.

QUESTION - Monsieur le Président, il n'y a plus de guerre froide, heureusement, d'un côté mais, de l'autre, cela peut affecter les relations transatlantiques parce qu'il y avait quand même un objectif très clair qui n'existe plus. Est-ce que vous êtes inquiet pour l'avenir de ces relations transatlantiques ? On voit beaucoup de points sur lesquels il semblerait que les Américains et les Européens ne voient pas les choses de la même façon. Est-ce que vous sentez un affaiblissement de cette relation transatlantique, qui a été tellement importante depuis la deuxième guerre mondiale ?

LE PRÉSIDENT - Pour nous, la relation transatlantique, je le répète, ne date pas de la Deuxième guerre mondiale mais est beaucoup, beaucoup plus ancienne. Je ne vois pas de détérioration et je ne crains pas de détérioration. Tout simplement parce que si nous avons des intérêts qui peuvent être différents -et nous avons le devoir de défendre chacun nos intérêts, et nous voyons bien dans des affaires comme l'agriculture, l'acier, la Cour pénale internationale ou le protocole de Kyoto que nous avons chacun des motivations ou des intérêts qui sont différents, les Européens d'un côté, les Américains de l'autre- si nous avons des intérêts différents, cela ne touche pas à l'essentiel.

Nous avons le respect des mêmes valeurs et le même sens de l'histoire. Et par conséquent rien ne pourra couper maintenant le lien transatlantique, enfin en tous les cas dans la période prévisible. Rien ne pourra à mon avis le couper, ou même l'user : cela, je n'y crois pas, parce que c'est un lien naturel. Alors, comme dans toutes familles, on se dispute. Dans toutes les bonnes familles, on se dispute, c'est normal, il ne peut pas y avoir quelqu'un qui impose sa volonté à toute sa famille, naturellement. Mais cela n'empêche pas que, quand il y a un problème, tout de suite la famille se rassemble.

QUESTION - Oui, c'est vrai.

LE PRÉSIDENT - C'est la même chose.

QUESTION - Excusez-moi, Monsieur le Président, mais je voudrais bien comprendre la position de la France en ce qui concerne l'Irak.

LE PRÉSIDENT - L'Irak ? Je me suis vraiment mal expliqué ?

QUESTION - Est-ce que la France, et même est-ce que le monde peuvent coexister avec Saddam HUSSEIN au pouvoir ? Est-ce qu'il y a les conditions d'une coexistence avec cet homme, que vous connaissez personnellement ?

LE PRÉSIDENT - Qui, Saddam HUSSEIN ? Oui, il y a longtemps que je ne l'ai pas vu...

QUESTION - ...1976 ?

LE PRÉSIDENT - 1975. Il a changé depuis, probablement. Moi aussi d'ailleurs, malheureusement ! Je le répète, ou bien Saddam HUSSEIN et son régime sont un danger pour l'extérieur, à ce moment-là il faut agir. Et donc il faut d'abord s'assurer que c'est un danger. Ou bien ce n'est pas un danger, et c'est le problème de l'Irak, ce n'est pas notre problème. Parce que, vous comprenez, Tony BLAIR me dit la même chose pour MUGABE au Zimbabwe, n'est-ce pas, alors si on commence chacun à dire "on ne peut pas accepter", bientôt il y aura la moitié des pays du monde qui se battra contre l'autre moitié, n'est-ce pas ? Je n'ai aucune sympathie ni pour Saddam HUSSEIN, ni pour MUGABE, ni pour quelques autres, je vous le dis tout de suite. Mais, enfin, il faut avoir un monde qui évolue de façon sûre et équilibrée et donc il faut essayer de ne pas le déstabiliser.

QUESTION - Oui. Est-ce que vous avez lu, par exemple, l'essai de M. KISSINGER qui dit presque la même chose ? Est-ce que je peux le lire, parce qu'il parle du Traité de Westphalie et dit la même chose que vous, mais avec des mots différents ?

LE PRÉSIDENT - C'est un homme très intelligent.

QUESTION - Je voudrais savoir si, par hasard, vous partagez son sentiment ?

LE PRÉSIDENT - Je ne sais pas ce qu'il a dit...

QUESTION - Il a dit que faire du changement de régime un objectif de l'intervention militaire est une remise en cause du système international qui a été établi en 1648 par le Traité de Westphalie, qui disposait, après les guerres de religion, que le principe fondateur était le principe de non-intervention dans les affaires intérieures des autres États. Ainsi la notion de préemption est contraire au droit international moderne, qui n'accepte l'usage de la force qu'en cas de légitime défense, et contre des menaces avérées et pas des menaces potentielles.

LE PRÉSIDENT - Oui, il a raison naturellement mais il faut distinguer la non-intervention et la non-ingérence. La non-intervention, c'est indiscutable. On ne peut pas intervenir de son propre chef, il faut que ce soit avalisé par la communauté internationale. En revanche, il y a eu un grand débat sur la non-ingérence, et je crois qu'aujourd'hui l'ingérence peut être justifiée. Quand vous envoyez des inspecteurs en Irak, si on les envoie, on fait bien de l'ingérence dans les affaires intérieures. On ne fait pas de l'intervention, on fait de l'ingérence. Donc KISSINGER a l'air de dire, en s'appuyant sur les origines historiques et le Traité de Westphalie, qu'il ne faut faire ni ingérence, ni intervention. Je suis d'accord pour qu'il n'y ait pas doctrine de l'intervention, je ne suis pas favorable à la doctrine "préventive" mais en revanche je considère aujourd'hui que la doctrine de non-ingérence n'est plus adaptée au temps moderne. Il faut le cas échéant accepter l'ingérence.

QUESTION - On reparle à Washington depuis quelques mois de la nécessité de refaire le Moyen-Orient, c'est-à-dire le recréer. On dit que l'on ne peut plus accepter que, dans cette partie du monde, il n'y ait que des régimes autocratiques et que l'Irak, si on y installait un régime fédéral démocratique, pourrait être un catalyseur pour toute une série de changements qui ouvriraient cette partie du monde. C'est une vision très audacieuse, certainement très dangereuse, mais qu'est-ce que vous en pensez ? Est-ce que cette nécessité existe ?

LE PRÉSIDENT - Si nous voulons intervenir pour changer les régimes politiques des pays, nous sommes alors dans une autre civilisation. Et en tous les cas, nous ne sommes pas dans une civilisation organisée comme aujourd'hui. Je crois donc que ce sont des spéculations très dangereuses, très dangereuses. On commence et on ne sait plus où on s'arrête. Et pensons aux réactions des foules, des populations. Si, par exemple, vous voulez changer la monarchie au Maroc ou en Jordanie, vous aurez beaucoup de difficultés avec les populations.

QUESTION - Est-ce que ces régimes tels qu'ils sont aujourd'hui nourrissent indirectement le terrorisme ?

LE PRÉSIDENT - Non.

QUESTION - Lorsqu'il y a beaucoup de jeunes aliénés, qui ne vivent pas dans des régimes démocratiques...

LE PRÉSIDENT - Non, ce qui nourrit le terrorisme, ce qui crée un terreau favorable à la mobilisation de minorités pour le terrorisme, c'est la pauvreté et aussi de plus en plus l'agression contre la planète qui est de plus en plus ressentie, notamment par les jeunes, comme quelque chose de dangereux et d'inacceptable. C'est ça qui crée un terreau mauvais, ce n'est pas une monarchie.

QUESTION - Nous n'avons pas parlé des problèmes du Moyen-Orient...

LE PRÉSIDENT - Le Moyen-Orient ? Moi, j'ai beaucoup apprécié le discours de M. BUSH, le 24 juin. Il y a eu là un rapprochement important et vous avez peut-être vu quelles étaient les résolutions prises par l'Union européenne, notamment à l'initiative de la présidence danoise, du Danemark, il y a quelques jours.

Il est tout à fait évident que rien ne peut justifier le terrorisme et que celui-ci doit être combattu de la façon la plus ferme. Il n'y a pas besoin de revenir sur ce point. Deuxièmement, il est évident que les Palestiniens doivent avoir un régime, alors là, pour le coup, on peut tout de même avoir une influence amicale et ferme, un régime qui soit conforme, je dirais, aux exigences de la démocratie, puisqu'il se fonde sur la démocratie.

Alors je pense qu'on pourrait imaginer d'avoir pour objectif un régime palestinien du type des régimes actuels européens, ils sont prêts pour cela, c'est-à-dire avec un Président élu par le Parlement, par exemple, mais un pouvoir exercé par un Premier ministre et un gouvernement s'appuyant sur une majorité du Parlement. On devrait pouvoir avoir cet objectif. Le problème, c'est que pour ça, semble-t-il, on a décidé qu'il fallait des élections, encore que maintenant M. SHARON ne veuille plus d'élections. Il est certain qu'aujourd'hui, si on poursuivait dans le sens des élections, pour l'élection présidentielle, Y. ARAFAT serait élu avec 90 % des voix, probablement. Et s'il y a des élections législatives, ce seront les extrémistes qui vont prendre la très grande majorité. Et donc on n'aura pas gagné. Donc, on devrait s'interroger sur le point de savoir si l'on n'aurait pas intérêt à avoir dans le cadre du Parlement actuel une réforme constitutionnelle qui organiserait le pouvoir, avec un Président élu par le Parlement, ce serait Y. ARAFAT, et le pouvoir entre les mains d'un Premier ministre, à désigner, et une majorité qui, me semble-t-il, peut exister dans le Parlement palestinien d'aujourd'hui.

C'est une voie mais, pour le moment, je crois qu'il n'y a plus de voie du tout. C'est évidemment dangereux.

La responsabilité essentielle, c'est celle des États-Unis, naturellement, puisqu'ils sont les seuls à pouvoir avoir un petit peu d'influence sur les autorités israéliennes.

Le peuple israélien s'est refermé dans la peur en raison des attentats. On peut le comprendre. Quand on pense que, dans ce pays, les parents maintenant mettent leurs enfants dans des écoles différentes parce que, s'il y a un attentat, ils ne veulent pas en perdre deux à la fois... Alors ils se sont refermés. Ce ne sont pas, naturellement, des conditions favorables au dialogue.

Les Palestiniens sont, eux, humiliés, misérables et Kofi ANNAN me disait vendredi qu'il craignait beaucoup l'arrivée des épidémies en Palestine, parce qu'on ne peut plus enlever les ordures, on ne peut plus les enlever, il n'y a pas de nourriture, l'eau est de plus en plus polluée. La misère est de plus en plus grande et il me disait qu'il craignait énormément la naissance d'épidémies et qu'il avait alerté les autorités israéliennes en leur disant : faites attention, s'il y a tout d'un coup une épidémie, vous serez également menacés, et surtout vous serez responsables.

Donc, on est dans un système, là encore, qui ne peut pas marcher longtemps. Alors, nous, nous proposons une conférence internationale pour essayer au moins de mettre les gens autour de la même table, mais je reconnais qu'il n'y a pas beaucoup d'enthousiasme pour cette conférence. L'Europe peut apporter une aide importante si le système se débloque mais le système ne peut se débloquer qu'à l'initiative des États-Unis. Et ça pose des problèmes aux États-Unis.

QUESTION - Et on peut aller à Bagdad sans résoudre les problèmes de Jérusalem ?

LE PRÉSIDENT - Cela ne facilitera pas les choses parce que, je ne dirais pas peut-être tellement les gouvernements arabes, mais surtout le peuple arabe, si l'on attaque Bagdad, ne sera pas content. Cela ne facilitera pas les choses pour le Moyen-Orient.

QUESTION - Votre ministre, M. Dominique de VILLEPIN, a laissé ouverte la possibilité d'une attaque militaire contre Bagdad si par hasard le Conseil de sécurité décide que l'Irak...

LE PRÉSIDENT - Mais toutes les solutions sont possibles, je n'entends pas préjuger.

QUESTION - Même les solutions militaires ?

LE PRÉSIDENT - Rien n'est impossible si c'est décidé par la communauté internationale, sur la base de preuves indiscutables. Pour le moment, nous n'avons ni preuves, ni décision de la communauté internationale. Je voudrais ajouter un dernier point. Je vous ai dit tout à l'heure à quel point je considérais que le problème du monde dans les années qui viennent c'est la lutte contre la pauvreté, c'est la lutte contre la dégradation de la planète, c'est la lutte contre les conflits et contre les crises qui existent un peu partout dans le monde parce que ça, c'est l'injustice, ce n'est pas digne des hommes.

Mais tout cela, ça suppose également une deuxième exigence sur laquelle j'insiste beaucoup, c'est le dialogue des cultures. Nous allons faire une nouvelle proposition à l'UNESCO, qui je crois pourra être adoptée. On ne peut pas s'enfermer indéfiniment chacun dans sa petite tour et surtout ne pas parler aux autres. Cela, ça ne va pas. Le monde d'aujourd'hui n'est plus comme ça et, vous savez, l'histoire des civilisations montre que la loi du plus fort n'a jamais marché longtemps, jamais. Il n'y a pas d'exemple depuis les origines de la civilisation organisée. En revanche, le dialogue des cultures, des civilisations, le respect de l'autre sont sans aucun doute un moyen de régler les problèmes, qui n'est pas efficace à cent pour cent mais en tous les cas plus naturel. Nous sommes dans une situation aujourd'hui où le dialogue n'existe plus. On traite les gens très mal. Par exemple, dire que tous les musulmans sont des terroristes, c'est n'importe quoi, et c'est excessivement dangereux. Il faut retrouver les voies d'un dialogue des cultures, des civilisations. Parler. On a tous des choses à apprendre des autres, tous.

QUESTION - Et la France a un rôle très important dans ce domaine. Même en Afghanistan, la France a réouvert le dialogue culturel...

LE PRÉSIDENT - Nous avons un dialogue culturel avec les Afghans depuis 150 ans.

QUESTION - Merci beaucoup, Monsieur le Président.

LE PRÉSIDENT - C'est moi qui vous remercie.





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